Marie de la Trinité et la loi du maximum

Sœur Marie de la Trinité (1903-1980), Paule de Mulatier dans le monde, est une dominicaine missionnaire des campagnes qui a vécu un parcours étonnant : après être rentrée en 1929 dans cette toute petite congrégation naissante (10 membres à l’époque), elle devint très vite la première assistante de la supérieure générale, connut une dépression profonde et fut suivie notamment pendant quatre ans par le psychanalyste Jacques Lacan qui comprit aussitôt sa difficulté, puis, au sortir de sa maladie, bénéficia d’une formation de psychothérapeute et finit son existence en rejoignant sa communauté à Flavigny-sur-Ozerain en Côte d’Or, dans une vie de prière et de solitude.

Le 11 août 1929, elle reçoit la grâce mystique très particulière de « comprendre » la paternité divine, c’est-à-dire l’amour très singulier du Père pour l’âme. Or, le Père nous aime comme son Fils, comme des fils. Plus précisément, puisque le Père est absolument simple, unique est son amour : il nous voit comme ses fils dans le Monogène (Jn 1,18). C’est ainsi que les trois mille pages de ses carnets spirituels sont tout entiers habités par cette conviction profonde que le don le plus grand octroyé à l’être humain est la filiation : nous sommes fils dans le Fils. Ce que le Fils de Dieu est par nature, nous le sommes par grâce et par adoption.

Par ailleurs, et c’est la seconde grande intuition de la religieuse, nous sommes habités par le don du sacerdoce. Non pas le sacerdoce ministériel qui est propre aux ministres ordonnés, les prêtres et les évêques, mais ce que le deuxième concile Vatican appellera « le sacerdoce baptismal » ou « commun » (n’oublions pas qu’elle reçoit ces lumières bien avant le dernier concile). En effet, en janvier 1940, Marie entend le Christ lui reprocher « de ne pas se servir de son sacerdoce [1] » !

Mais écoutons-la :

 

« Tout baptisé (selon le sacrement ou selon le désir) reçoit du Père les mêmes dons qu’Il a faits au Verbe Incarné :

– par notre incorporation à Lui nous recevons du Père le don de filiation ;

– du fait que nous sommes nature humaine, ayant en propre une personne singulière, nous recevons du Père le don du sacerdoce : sacerdoce réel, personnel, pour être vécu ; saceroce qu’il faut bien se garder d’assimiler à un sacerdoce ‘rituel’, ‘liturgique’, ‘cultuel’ [le sacerdoce ministériel] ;

– dons qui sont mus par l’Esprit Saint, propriétés que chaque baptisé possède en propre et qui sont remises à sa liberté.

Le Père ne peut pas nous donner plus. […] Sacerdoce et Filiation prennent ainsi une amplitude indéfinie. Ils constituent la structure fondamentale du ‘chrétien’ qui a reçu ‘l’onction’ [2] ».

 

L’intuition la plus fondamentale, qui a été reçu lors de l’expérience fondatrice de 1929, est résumée, me semble-t-il, dans cette phrase vertigineuse que je me suis permis de souligner : « Le Père ne peut pas nous donner plus ». Or, la méta-loi de la métaphysique de l’amour-don (qui est aussi celle de toute la théologie) est l’excessus, c’est-à-dire le maximum, c’est-à-dire encore l’infini : celui qui aime veut se donner le plus possible. Donc, la mystique de Marie de la Trinité est une illustration singulière et très incarnée du cœur de la métaphysique de l’amour-don. Il n’est pas étonnant que ces révélations privées aient été réservées à notre temps…

C’est à cette lumière que s’éclaire les deux dons qui sont comme les deux foyers de l’ellipse qu’est cette mystique : la filiation et le sacerdoce. En effet, ils battent au rythme même de l’amour qui est réception et donation. Nous recevons du Père d’être fils et nous répondons à ce don aussi immérité qu’inouï par notre mission (et vocation) sacerdotale en offrant au Donateur paternel notre personne dans celle de son Fils unique. Et, de même que la filiation divine est le don maximal du Père, de même, notre sacerdoce réel (c’est-à-dire baptismal versus le sacerdoce que Marie qualifie parfois de « sacramentel ») est-il également appelé à l’infini :

 

« le sacerdoce réel […], avec la Filiation, est communiqué à tous les fidèles pour prendre, en eux, toutes les dilatations qu’il plait au Père de lui donner, aux fins de sa gloire et de la plénitude de leur béatitude [3] ».

 

Dieu qui est simple ne peut pas se donner par parties : il se donne totalement. Or, son être est infini. Voilà pourquoi sa donation est infinie. Or, le don est pour la communion. Le Père attend donc à ce qu’on le reçoive aussi totalement qu’il se donne. Or, nous ne savons ni ne pouvons recevoir ce don par nos propres forces. Nous avons donc besoin de Dieu qui est donc à la fois le contenu, la fin et la cause de ce don. Or, en Dieu, c’est le Fils qui reçoit et se reçoit de son Père. Par conséquent, le don reçu du Père est non point la paternité, mais la filiation. Autrement dit, nous ne recevons pas une nature impersonnelle, la divinité, mais la nature divine personnalisée par et dans le Fils. Voilà pourquoi le plus grand don est la filiation.

Pascal Ide

[1] Marie de la Trinité, Carnets. I. Les grandes grâces (11 août 1929-2 février 1942), Paris, Le Cerf, 2009, p. 146.

[2] Id., Filiation et sacerdoce des chrétiens, éd. Antonin Motte et Christiane Sanson, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux et Namur, Culture et Vérité, 1986, p. 104. Souligné par moi.

[3] Ibid. Souligné par moi.

14.2.2025
 

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