La magnanimité du Christ (29e dimanche du temps ordinaire. 20 octobre 2024)

Jésus ne manipule-t-il pas ses disciples ? En effet, alors que ceux-ci viennent lui demander les honneurs (« siéger à ta droite à ta gauche dans ta gloire », il leur promet la douleur (« La coupe » du sacrifice). Pour bien comprendre la réponse du Christ, il nous faut considérer l’enjeu : la grandeur.

 

  1. Face à la grandeur, nous rencontrons deux attitudes opposées.

La première est très exactement et très finement formulée par Jésus : « Les grands font sentir leur pouvoir » (Mc 10,42). Cela vaut, bien entendu, pour les hommes politiques dont parle Jésus (les « chefs des nations » qui « les commandent en maîtres »). Mais nous serions bien naïfs de croire que cela ne concerne que les « grands de ce monde ». Le pouvoir en question peut s’étendre à l’argent. Ainsi, cette personne âgée qui fait du chantage en menaçant de déshériter ses descendants, cette personne fortunée qui trace les dons qu’elle fait sans accorder sa confiance à l’organisme bienfaiteur. Il peut s’étendre à notre réseau de relations. Je pense à ce curé qui me disait faire ostensiblement traîner dans l’entrée, au vu de ses vicaires, les cartes de visite des dernières personnes, renommées, qu’il avait rencontrées… Cet exemple éveille spontanément en vous un sentiment d’indignation, mais si ce curé me le disait, c’est qu’il s’en était rendu compte et avait cessé de « faire sentir son pouvoir ». Il peut s’agit du pouvoir du savoir. Ainsi, celui qui détient une information utile à un groupe et qui ne la communique pas. Ainsi, celui qui fait montre de connaissances pour capter de la reconnaissance, non pour enseigner. « Briller n’est pas illuminer », disait Madeleine Delbrêl et, avant elle, saint Thomas d’Aquin lui-même. Etc. Dans chacun de ces exemples, la grandeur se transforme en un pouvoir que l’on fait peser sur l’autre. La personne ne s’élève qu’en abaissant son prochain.

Rappelez-vous la question de Jésus : « De quoi discutiez-vous en chemin ? » (Mc 9,33) Et la suite : « Ils se taisaient, car, en chemin, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand » (v. 34). Le pasteur Dietrich Bonhoeffer, qui a consacré un beau livre à la vie communautaire, dit que c’est là le problème fondamental de toutes les personnes qui vivent ensemble : la comparaison qui conduit à vouloir devenir plus grand que l’autre.

 

  1. Est-ce à dire que Jésus s’oppose aux grands ? Nous demande-t-il d’éteindre notre désir de grandeur ? Répondre à la première question demanderait une homélie entière. Je renvoie notamment à ce… grand texte, tout en équilibre, de Pascal, Trois discours sur la condition des grands. Arrêtons-nous à la seconde. Jésus se méfie-t-il de nos aspirations à la gloire ? Que nous montre l’évangile de ce jour ?

Jésus pose aux fils de Zébédée la question suivante : « Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? ». Or, cette coupe est le symbole même de sa Passion, puisque, à Gethsémani, Jésus demande à son Père cette coupe de souffrance. Donc, Jésus demande à ses Apôtres de participer à rien moins que la Passion par laquelle il sauve le monde, donc d’être partie prenante de sa mission. Ainsi, loin de faire jouer un système de refroidissement des désirs, Jésus les avive.

Alors, pour ou contre la grandeur ? Pour le comprendre, il est bon d’inviter une vertu oubliée (elle ne fait pas partie du cortège des quatre cardinales et des trois théologales), voire suspecte : la magnanimité [1]. Elle est bien connue des Anciens ; saint Thomas la christianise dans sa Somme de théologie [2]. Comme l’indique son étymologie latine (magna anima), elle est la vertu de celui qui a une « grande âme », c’est-à-dire de celui qui nourrit de hautes aspirations. Et de nouveau le doute nous saisit : ne serait-ce pas de l’orgueil ?

Comme toute vertu morale, la magnanimité est un juste milieu entre deux extrêmes [3]. Certes, le premier l’excès dont nous venons de parler. Il s’agit non pas de la magnanimité, mais de la vanité qui « convoite l’honneur plus qu’il ne convient et le cherche là où il ne faut pas [4] ». Mais l’autre vice contraire à la magnanimité est le défaut, à savoir la modestie ou plutôt la pusillanimité. Il caractérise celui qui, étant digne de grands biens (et de grands actes), ne les désire pas, s’en « juge lui-même indigne », donc « se méconnaît lui-même [5] » et vit médiocrement.

En fait, loin d’être contraire à l’humilité, la magnanimité lui est toute proche. Comme elle, elle permet de recevoir tout. À l’Annonciation, Marie est à la fois humble, puisqu’elle consent totalement au plan de Dieu (« Voici la servante du Seigneur »), et magnanime, puisqu’elle énonce son grand désir, à l’époque révolutionnaire, de virginité, c’est-à-dire de consécration totale à Dieu (« Comment cela se fera-t-il ? »).

 

  1. Nous avons vu, en creux, ce que n’est pas le magnanime. Mais qu’est-il, positivement ? Comment, concrètement, vivre de cette belle vertu qu’est la magnanimité ? Trois conseils.

 

  1. « Ami, n’arrête pas ton désir ! »

On demanda un jour au grand écrivain catholique Flannery O’Connor : « Pourquoi écrivez-vous ? » Elle répondit : « J’écris, parce que j’écris bien ». Si elle avait dit : « J’écris parce que j’aime bien écrire », elle serait passée à côté de la vérité et ne nous aurait pas livré ce bel exemple. Une telle réponse conjugue humilité et magnanimité.

Encore faut-il qu’il s’agisse de grands désirs ! Pour être concret, prenons un exemple. Actuellement, l’on peut voir sur Internet un film en accès gratuit, Kaizen : 1 an pour gravir l’Everest ! Il raconte le défi que se lance un jeune youtuber de 21 ans, Inoxtag : d’ici un an, jour pour jour, réussir l’ascension de l’Everest.

Inoxtag est-il magnanime ? Répondre requiert un discernement. Assurément, il est courageux : il s’affronte à de redoutables obstacles et il persévère malgré de notables difficultés. Assurément aussi, il est tempérant : lui qui ne pratique pas de sport, a pris du poids, est addict aux écrans et à la malbouffe, devient sobre. Mais continuons à égrener les vertus cardinales. Est-il juste ? Certains posent la question de la justesse écologique du geste, de son empreinte carbone, de ces ascensions qui transforment l’Himalaya en cimetière à ciel ouvert, de l’équité qui requiert que les richesses financières soient distribuées de la manière la plus égale possible. Inoxtag est-il prudent ? Assurément, il a de grands désirs, se dépasse et se transforme. Mais l’homme prudent, le prud-homme, est celui qui mesure les moyens à la fin : le youtubeur joue avec sa santé, son intégrité physique et même avec sa vie. Est-ce pour lui ou pour les autres ? Explicitement.

 

  1. Fréquentons des personnes magnanimes !

En effet, la magnanimité grandit par osmose. Demandez-vous : quelles sont les personnes que je rencontre ? Quelle grandeur y a-t-il dans leurs attitudes, leur regard, leur silence ? Que font-elles ? Comment mettent-elles leur rêve en pratique ? Sont-elles bienveillantes ou critiques ? Êtes-vous entourés par des personnes qui ont de grands désirs, qui vous tirent vers le haut ? Ou bien fréquentons-nous des personnes superficielles, des personnes qui se plaignent ? Ces personnes qui, au bureau, ne savent que dire : « Chouette, c’est vendredi ». Ou bien, demain : « Comment cela va ? – Comme un lundi ! ».

Quelles sont les lectures que je fais ? Élèvent-elles mon âme ? Quelle musique j’écoute ? Quels films ou quelles séries est-ce que je regarde ? Qui sont mes amis ? Quelles sont les sources d’information, vraies ou non ? Dans quelle culture vivent mes proches ? Est-ce que je me laisse inspirer par des grandes âmes ?

Faites mémoire de ceux (grands parents, professeurs, aumôniers, amis, etc.) que vous avez fréquenté et demandez-vous quels exemples de magnanimité ils vous ont donné.

 

  1. Et surtout, exerçons la magnanimité ! Est-ce que nous faisons grandir ceux qui nous entourent ? Par nos paroles, et davantage encore par nos exemples ? Sommes-nous nous-mêmes un environnement magnanime ?

Peut-être connaissez-vous l’histoire suivante. Une maman a mis son jeune fils Thomas dans une école. Un jour, celui-ci revient, porteur d’une lettre du proviseur. Sa maman l’ouvre et, bouleversée par la lecture, se met à pleurer. « Pourquoi pleures-tu, Maman ? – Le directeur de l’école m’apprend que tu es un génie. Il ne peut pas te garder. Tu resteras donc à la maison et c’est moi qui te donnerai des leçons ». De fait, sous la stimulation de sa mère et son regard profondément bienveillant, l’enfant grandit et commence à faire des découvertes, toujours plus ingénieuses, plus utiles et plus reconnues. Au soir de sa vie, célébré comme un génie, il range les affaires de sa mère qui est morte depuis quelque temps et tombe sur l’enveloppe contenant la lettre qu’enfant, il avait rapportée à la maison. Il l’ouvre et découvre, stupéfait, le message suivant : « Thomas est un enfant mentalement malade. Nous ne permettons pas qu’il revienne à l’école ». L’homme s’appelait Thomas Eddison.

« Les regards qui nous aiment sont les regards qui nous espèrent », aimait dire le père Paul Baudiquey. On pourrait le dire aussi des regards magnanimes. Ils ne se contentent pas de regarder les apparences, ils contemplent en profondeur. « Les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur » (1 Sm 16,7). Le Christ est magnanime vis-à-vis de Jean et Jacques. Dieu est magnanime vis-à-vis de nous.

Pascal Ide

[1] Pour le détail, cf. site pascalide.fr : « La magnanimité, une vertu-source ».

[2] Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 129.

[3] Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, L. IV, 7-10.

[4] Ibid., 10, 1125 b 9-10, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 31972, p. 195.

[5] Ibid., 9, 1125 a 20-22, p. 194.

20.10.2024
 

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