Saint Augustin consacre un long développement dans ses Confessions [1] à la mémoire dans une intention bien définie qu’Aimé Solignac résume ainsi : « mettre en relief le mystère […] de l’esprit [2] ». En effet, cette faculté pose plusieurs questions d’importance qui tournent autour de son essence et de sa préséance : est-elle une faculté propre à l’homme (mémoire intellectuelle) ou la partage-t-il avec les animaux (mémoire sensible) ? Si c’est une faculté humaine, est-elle distincte de l’intelligence et de la volonté ? Enfin, si elle est différente, est-elle première ou subordonnée ? On observera que ces différentes interrogations sur la spécificité, l’irréductibilité et la dignité, se retrouvent pour les autres puissances humaines, comme l’imagination, l’affectivité, l’intelligence et la volonté.
La mémoire est peu traitée dans l’Antiquité. Et lorsqu’elle est considérée comme telle, elle est dévaluée. Tel est le cas des deux seuls auteurs qui lui ont consacré des développements conséquents, Aristote et Plotin. En effet, le Stgirite en fait une faculté sensible [3] ; et si la réminiscence est propre à l’homme, elle fait appel à des liens rationnels, autrement dit est l’intelligence considérée sous un certain aspect. Ce sera d’ailleurs la conception que reprendra saint Thomas : s’il considère que la mémoire est dans l’intellect [4], en revanche, il se refuse à en faire une faculté proprement intellective distincte et l’identifie à l’intelligence comme habitus [5]. Plotin [6], quant à lui, semble rétablir la mémoire intellectuelle. Mais, en un second temps, il revient à la théorie d’Aristote : « il n’y a pas véritablement souvenir – explique Emile Bréhier –, mais seulement intuition des choses intellectuelles [7] ». En effet, face au Nous, l’homme se défait du souvenir pour entrer dans une contemplation actuelle ; et, lorsqu’il voudra accéder à l’Un, il devra abandonner tout ce dont il se souvient.
Or, Augustin défend l’existence d’une mémoire proprement intellectuelle, de la mémoire comme capacité de l’esprit. Aussi sa position est-elle originale à l’égard de ses prédécesseurs. Précisons brièvement.
La mémoire a d’abord pour objet les multiples images du monde et pour fonction (ou acte) de les recueillir : l’expérience externe se totalise dans la mémoire [8]. Or, l’esprit a besoin d’avoir accès au monde. Il le fait donc grâce à la mémoire. Ainsi, celle-ci n’est pas l’acte de prise de conscience du monde qui appartient en propre à l’esprit, mais en est la condition de possibilité.
La mémoire a pour second objet elle-même. Or, c’est par la mémoire que le sujet peut s’appréhender lui-même. En effet, multiple est l’expérience intérieure. Mais une unité est nécessaire pour appréhender le multiple et c’est la mémoire qui, comme dit Augustin en une belle image, tisse en une trame une les fils des diverses expériences, savoirs, croyances [9]. C’est donc par la mémoire que la personne est présente à elle-même. D’ailleurs, dans le De Trinitate, on trouve la doctrine de la connaissance de soi la plus précise : celle-ci est le fruit de la connaissance, du cogitare.
Ainsi, à l’instar de ce qu’il a fait pour la volonté [10], Augustin a « inventé » la mémoire proprement humaine. Cette extraordinaire fécondité anthropologique du Père latin tient-elle à sa méditation de l’image de Dieu dans l’homme (cf. Gn 1,26-28), dont on sait qu’elle est au fondement de toute sa théologie trinitaire ?
Pascal Ide
[1] Augustin, Confessions, L. X, viii, 12-xxvi, 37, dans Œuvres de saint Augustin, trad. Eugène Tréhorel et André Bouissou, introduction et notes d’Aimé Solignac, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2 tomes, n° 13 et 14, Paris, Études Augustiniennes, 1962, vol. 2, p. 163 s.
[2] Aimé Solignac, « La mémoire selon saint Augustin », Les Confessions, tome 2, p. 557-567, ici p. 557.
[3] Cf. Aristote, De l’âme, III, ch. 7, 431 a 16 s.
[4] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, q. 79, a. 6.
[5] Cf. Ibid., a. 7.
[6] Cf. Plotin, Ennéades, L. IV, iii, 25-32 et iv, 1-17.
[7] Émile Bréhier, « Notice », dans Plotin, Ennéades, trad. et éd. Émile Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, tome IV, 1964, p. 32.
[8] Cf. Confessions, L. X, viii, 12.
[9] Cf. Confessions, L. X, viii, 14.
[10] Cf. Hannah Arendt, « Saint Augustin, premier philosophe de la volonté », dans La vie de l’esprit. 2. Le vouloir, trad. Lucienne Lotringer, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », Paris, p.u.f., 1993, chap. 10.