L’argent selon Georg Simmel ou les prémisses du joachimisme

« Georg Simmel […] est sans doute le sociologue ou le philosophe qui a le mieux saisi la nature profonde de l’argent [1] ».

 

À ce philosophe trop peu connu (car trop réduit à être un sociologue) qu’est Georg Simmel (1858-1918), l’on doit une œuvre elle aussi trop méconnue (car trop réduite à être une illustration de sa sociologie formelle), symboliquement publiée en 1900 (comme L’interprétation des rêves de Freud) : Philosophie de l’argent [2]. L’on pourrait traduire d’un mot la pointe de ce ouvrage majeur autant que monumental : l’argent est la fluidification maximale de l’être. Dit autrement, l’économie régie par la monétarisation est la forme la plus efficace du joachimisme.

En voici un exemple parlant. Dans l’économie de troc telle qu’elle était encore vécue au Moyen-Âge, le paysan vendait son blé au meunier qui le transformait en farine ; le meunier le vendait au boulanger qui le transformait en pain ; le boulanger le vendait à un commerçant qui le vendait lui-même dans un magasin ou directement à un client qui le consommait. Donc, le paysan savait exactement ce que devenait son bien : depuis l’origine jusqu’au terme. Mais, avec la monétarisation, l’argent est devenu le médiateur de la transaction. Or, il est impossible de savoir entre les mains de qui il passe, entre qui et qui il transite. Dès lors, le terme, donc la finalité s’efface au profit de la seule relation, circulation infinie au sens le plus étymologique du terme – in-fini, ce qui est dénué de finalité.

C’est ce qu’affirme, justement célèbre [3], le paragraphe final du livre :

 

« Plus la vie sociale est régie par l’économie monétaire, et plus s’imprime efficacement et distinctement, au sein de la vie consciente, le caractère relativiste de l’être, étant donné que l’argent n’est rien d’autre que la relativité des objets économiques, incarnée dans une figure spéciale et signifiant leur valeur. Et de même que la conception absolutiste du monde présentait un certain stade intellectuel de l’évolution en corrélation avec le façonnement correspondant, pratique, économique, sentimental des choses humaines – de même la conception relativiste semble exprimer l’actuel rapport d’adaptation de notre intellect, ou mieux peut-être, elle est ce rapport, confirmé par les deux pôles opposés de la vie sociale et de la vie subjective, ayant trouvé dans l’argent à la fois le support réellement actif et le reflet symbolique de leurs formes et de leurs mouvements [4] ».

 

Simmel oppose donc les conceptions ancienne et actuelle du monde à partir de deux épithètes : « absolutiste » et « relativiste ». Or, il convient les reconduire là aussi à leur étymologie pour bien en comprendre le sens : est absolu, ce qui est non pas autoritaire ou catégorique, mais délié ou détaché de, donc ce qui est achevé ; est relatif, ce qui est non pas approximatif, mais en relation.

Or, l’argent est à la fois la cause (« le support réellement actif ») et le signe (« le reflet symbolique ») de cette relation entre les hommes. Donc, avec l’apparition de l’argent, nous assistons à l’émergence d’une toute nouvelle conception de la société. Illustrons-la à partir d’un autre exemple. Pendant longtemps, le paysan payait au seigneur la rente foncière en nature : le fruit de ses récoltes. Puis, toujours sous le régime féodal, apparaît pour le tenancier la possibilité de la payer en argent. Or, autant la rente en nature est liée au produit qui est cultivé, autant l’argent lui est indifférent. Donc, désormais, le paysan est libre de cultiver la denrée alimentaire qu’il veut. Aussi le paiement de la rente en argent a-t-il autonomisé le paysan à l’égard du seigneur. Celui-ci ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui longtemps résisté à l’innovation qui prépare, à long terme, l’effondrement du système féodal.

Mais, là encore, il convient d’éviter une autre erreur de compréhension : ce que Simmel qualifie d’absolu au sens d’achevé et de relatif au sens de relationnel concerne non pas les personnes, mais les biens entre les personnes. Ainsi, dans une société de troc où les biens en nature circulent, ceux-ci sont de véritables choses qui valent pour elles-mêmes, alors que dans la société monétaire, ils sont remplacés par l’argent qui n’a pas en lui-même de valeur et ne vaut que par sa capacité à signifier autre chose que lui-même, donc en relation avec cet autre : « Chaque chose a un contenu défini dont elle tire sa valeur ; l’argent, lui, tire son contenu du fait qu’il vaut : un valoir figé en substance, le valoir des choses sans les choses elles-mêmes [5] ». Or, le bien absolu est visible, alors que l’argent, nous l’avons dit, est intraçable. Donc, l’objet dans le troc crée un lien réel, tandis que la monnaie exténue ce lien pour valoriser l’individu. Ainsi, et paradoxalement, plus le bien se transforme en cet argent qui l’anonymise, plus l’individu, lui, se durcit dans son individualité ou son autonomie. Dit autrement, les biens en circulation et les personnes entre lesquelles ils circulent vont en sens contraire : moins le bien en transaction a de consistance, plus les libertés en acquièrent. Dit encore autrement, la fluidification des biens va de pair avec celle des liens.

Que dirait Simmel aujourd’hui où l’argent qui s’est progressivement dématérialiser, passant de ce que la chimie appelle l’argent, et bientôt, l’or (qui est encore un objet présentant une valeur), aux billets de banque (qui ne sont plus qu’un pouvoir d’achat dénué de valeur propre), pour aujourd’hui se déréaliser en monnaie virtuelle ?

 

Cette profonde notation ouvre à différentes interprétations, du plus sociologique au plus métaphysique – sans rien dire des relectures éthiques [6].

Au plus près de la sociologie, comme Raymond Boudon [7], l’on fait de cette analyse une illustration exemplaire de l’approche formelle caractéristique du sociologue Simmel : de même que Durkheim, dont il épouse presque les dates de naissance (1858) et de décès (le fondateur de la sociologie française est mort en 1917), et qui a écrit un essai fameux intitulé Les formes élémentaires de la vie religieuse, de même Simmel décrit les formes élémentaires des relations humaines et leur évolution historique. Il appliquera sa méthode dans les domaines les plus variés : la psychologie de la coquetterie, la peinture de Rembrandt, la mode, la religion, les secrets, le paysage, le pont (qui relie) et la porte (qui ferme), etc.

Plus près de la métaphysique, l’on pourrait relever que l’évolution décrite par Simmel est un passage unilatéral de la substance à la relation [8] : « Plus notre pensée devient sensible aux ‘relations’ et non plus aux ‘substances’, plus nous acceptons cette dématérialisation accentuée de nos supports d’échange [9] ». De même, dans sa relecture de l’histoire occidentale, Martin Heidegger diagnostiquait un oubli (épochè) de l’être – dont le dernier avatar était davantage la technique que l’argent, ce qui manque possiblement de lucidité. En fait, l’être est moins oublié que liquidé en étant liquéfié – ainsi qu’un autre philosophe-sociologue, polonais, l’a observé [10].

Pour notre part, nous proposons une interprétation elle aussi métaphysique, en l’occurrence, dans la perspective de l’ontologie trinitaire [11]. Notre thèse est que l’approche si puissante de Simmel exprime la tendance actuelle au joachimisme. J’entends par ce néologisme le reflet immanent, philosophique, de l’hérésie théologique de Joachim de Flore qui a isolé l’Esprit-Saint des personnes du Père et du Fils [12]. Or, à la lumière de l’amour-don qui est aussi l’amour-communion, le Père est « Deus ut dans » (Dieu comme donation), le Fils « Deus ut recipiens » (Dieu comme réception) et l’Esprit « Deus ut comunicans » (Dieu comme communication). Le joachimisme est donc la tendance philosophique à tant valoriser la relation que les corrélatifs en sont dévalués, voire annulés, à tant maximiser la fluidité de la communication que les personnes en sont minimisées, voire dissous dans le flux.

Or, l’argent n’est pas un bien ou un don (au sens passif) comme les autres. Sa fonction consiste à être équivalent à tout bien de nature. Or, le bien naturel se caractérise par sa détermination : un chou n’est pas une chaise. Donc, tout à l’inverse, l’argent se notifie par son indétermination. Or, et voilà le point important et nouveau, la détermination du bien naturel signale sa destination, donc son intention, et aussi sa fondation, donc son origine. Ainsi, en se vidant à tout contenu, l’argent efface aussi les personnes qu’il lie. En devenant indifférent à tout objet, il devient aussi indifférent aux personnes qu’il reliait. D’un mot, il les neutralise, au sens le plus étymologique de « neutre », ne-uter, qui signifie « ni l’un ni l’autre ». Cette conclusion montre d’ailleurs que l’interprétation habituellement donnée de Simmel, selon laquelle l’argent efface la distinction fin-moyens et (d’ailleurs contre l’herméneutique marxienne) dénie toute téléologie, dit la moitié de la vérité : la logique monétaire gomme autant l’origine (l’archéologie) que le terme (la téléologie). Pour le dire concrètement : dans l’économie de troc, le bien garde la mémoire de son ascendance (provenance) et porte la promesse de sa descendance (destination). Donc, en effaçant cette trace originaire consubstantielle au bien circulant (ce que nous appellons la loi de symbolisation) autant que le service achevant qui lui est tout autant essentiel, l’argent concède tout à la logique joachimite et en incarne son exclusivisme – qui devient bientôt exclusion.

Une telle approche présente de multiples avantages, notamment historique (comprendre que notre époque connaît une ère particulière de l’esprit, après avoir souligné l’importance de la donation objective, réaliste ou métaphysique, puis l’importance de la réception subjective, idéaliste et phénoménologique), doctrinale (sauver la part de vérité présente dans le joachimisme, tout en montrant comment la corriger en la rééquilibrant par l’enracinement de l’esprit dans sa source et son fléchage qu’est le récepteur et sa finalité qu’est la communion interpersonnelle), pratique (ici, entre la neutralisation éthique de l’argent et sa diabolisation tout autant éthique, offrir des critères de discernement, à savoir, contre la confusion générale des moyens et des fins, la réintroduction visible de la flèche entre le producteur de bien et son bénéficiaire).

Enfin, l’on pourrait rapprocher l’analyse que Simmel fait de l’argent de celle que René Guénon propose de la quantité [13] – la condamnation en plus – : l’argent, comme la réduction moderne de la matière à la quantité, qui a vu naître la science et la technique. En effet, les deux convoquent ce que la scolastique a systématisé sous le nom d’abstraction mathématique : le processus par lequel la matière sensible, la qualité, donc la synthèse intuitive, est écarté pour ne conserver que la matière intelligible ou quantité, donc l’analyse discursive. Ce que l’on gagne en connaissance théorique de l’élémentaire et en efficacité pratique, on le perd en contemplation de l’unité et en respect de l’altérité. Redisons-le. La juste attitude, théorique, éthique et pratique, consiste à conjurer le double péril contraire de l’absolutisation (de l’argent, de la matière, de la science, de la technique, de la consommation) et de leur diabolisation, pour proposer des critères de juste discernement.

Pascal Ide

[1] Robert Castel, « Peut-on contrôler l’argent ? », Michel Wieviorka (éd.), L’argent, coll. « Les entretiens d’Auxerre », Auxerre, Éd. Sciences Humaines, 2010, p. 60-69, ici p. 60 : Renaud Chartoire (éd.), Dix questions sur le capitalisme aujourd’hui, coll. « La petite bibliothèque», Auxerre, Sciences humaines, 2014, p. 148-154, ici p. 148.

[2] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, p.u.f., 1987, coll. « Quadrige. Grands textes », 2009.

[3] Ce passage (du moins en sa première phrase) est, en effet, souvent cité. Cf., entre cent exemples, Danilo Martuccelli, « Critique de l’individu psychologique », Cahiers de recherche sociologique, 41-42 (2005), p. 43-64.

[4] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, p. 662.

[5] Ibid., p. 111. « Pour autant que l’argent devient absolument commensurable et l’équivalent de toutes les valeurs, il s’élève à des hauteurs abstraites bien au-dessus de l’entière diversité des objets. Il en devient d’autant plus étranger, si bien que les choses les plus éloignées y trouvent un commun dénominateur et entrent en contact les unes avec les autres ».

[6] À commencer par l’interprétation aussi lucide qu’acide que Charles Péguy donne de l’argent.

[7] Raymond Boudon, notice dans Encyclopédie philosophique universelle. III. Les œuvres philosophiques. Dictionnaire, éd. Jean-François Mattéi, Paris, p.u.f., 1992, tome 2, p. 2839.

[8] Cf. Matthieu Raffray, Métaphysique des relations chez Albert le Grand et Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque Thomiste », Paris, Vrin, 2023.

[9] Jean-Michel Morin, La sociologie pas à pas. Auteurs incontournables, méthode, applications, entraînement, Paris, Ellipses, 2023, p. 53.

[10] Cf. Zygmunt Bauman, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, trad. Christophe Rosson, coll. « Les incorrects », Rodez, Rouergue et Paris, J. Chambon, 2004 ; La Vie liquide, trad. Christophe Rosson, coll. « Les incorrects », Rodez, Rouergue et Paris, J. Chambon, 2006 ; Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, trad. Laurent Bury, Paris, Seuil, 2007.

[11] Cf. Pascal Ide, « ‘L’autre est constitutif du moi’. L’ontologie trinitaire de Piero Coda. À propos de… Piero Coda, Ontologie trinitaire », Nouvelle revue théologique, 143 (2021) n° 4, p. 455-467 ; « L’ontologie trinitaire des couleurs. Une relecture de la loi de complémentarité chromatique », Sophia, 14 (2022) n° 1, p. 143-160.

[12] Nous avons développé ce point de vue dans plusieurs études sur le site (par exemple : « L’ambiance, un écho de l’esprit ? Les promesses d’une pneumatologie métaphysique » ; « Le Vide médian selon François Cheng. Le Tiers comme Souffle créateur ») et dans un art. Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104.

[13] Cf. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, coll. « Tradition » n° 1, Paris, Gallimard, 1945. Multiples rééd., la dernière étant Paris, Éd. Dervy, 2022.

22.5.2023
 

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