Chapitre 4
L’amour comme communion
Si important soit le don de soi en sa radicalité, il ne trouve son but et son achèvement que dans la communion. L’homme n’est pas seulement fait pour aimer, mais pour vivre dans un échange d’amour avec une autre personne. L’amour fait de deux êtres « un seul esprit » et, parfois, « une seule chair ».
La communion est au cœur des préoccupations de Benoît XVI. N’est-ce pas là son rôle de pontife romain ? N’est-ce pas « le sens ultime de ce Primat » de Pierre si l’on en croit l’épisode de sa profession de foi à Césarée (Mt 16,13-20) : « en tout temps, [le pape] doit être le gardien de la communion avec le Christ [1] » ? Interrogé juste après l’élection de Benoît XVI, le cardinal Jean-Baptiste Pham Minh Mân, archevêque de Thành-Phô Hô Chí Minh, répondait :
« On peut trouver les perspectives et la ligne future du nouveau pontificat dans l’homélie de la première messe qu’il a célébrée en tant que Pape dans la chapelle Sixtine, le mercredi 20 avril. L’Église poursuit sa marche sur la voie qui lui a été indiquée par le Concile Vatican II, à la lumière de l’Esprit du Christ : la communion en vue d’une plus grande unité dans un monde globalisé ; le dialogue en vue d’un engagement plus efficace pour une vie plus riche et pour une plus grande dignité de l’homme dans un monde dont l’avenir suscite incertitudes et angoisses. La communion et l’unité donnent à l’Église une vie plus riche et une force plus grande [2] ».
1) Importance centrale de la communion
Le thème de la communion était déjà cher à Joseph Ratzinger [3]. Celui-ci fut en effet l’un des artisans de l’explicitation de l’ecclésiologie de Vatican II en terme de communion [4]. Cette intuition est dictée par le souci de trouver une notion qui permette de penser le mystère de l’Église en sa globalité. Elle naît aussi de l’effort de ne jamais détacher la dimension horizontale (tournée vers l’homme) de la dimension verticale (tournée vers Dieu).
Benoît XVI ne manque pas une occasion de souligner la centralité de celle-ci [5]. Une de ses « prières préférées est la prière que la liturgie place sur nos lèvres avant la Communion : [6] » et dont l’objet est la communion même avec Dieu. Ce faisant, une nouvelle fois, le pape actuel assure la continuité avec l’enseignement de Jean-Paul II. Celui-ci, en effet, a longuement développé le concept, décisif pour son éthique et son anthropologie théologiques, de communio personarum, de « communion des personnes » [7] – cela, en prolongement du concept de participation, qu’il avait analysé en philosophe [8].
Le terme « communion » présente quatre sens théologiques principaux [9] :
- la relation verticale du fidèle avec Dieu – par exemple : « Le véritable objectif de notre chemin est la communion avec Dieu [10] » – ;
- les relations horizontales des chrétiens entre eux au sein de l’Église – « L’Église est comme une famille humaine, mais elle est aussi, en même temps, la grande famille de Dieu, par laquelle Il forme un espace de communion [11] » –, en particulier le lien avec la hiérarchie – par exemple : « la communion du presbyterium, dans la communion avec l’Évêque et avec le Successeur de saint Pierre [12] » ;
- l’acte par lequel le fidèle s’unit à l’Eucharistie qui elle-même unit le fidèle au Corps du Christ pour former en lui le Corps mystique [13] ;
- la communion même entre les Personnes trinitaires – à la suite de l’évangéliste Jean, le pape parle de « la communion d’amour qui lie le Fils au Père [14] ».
Or, l’Église, et seulement l’Église [15], vit de ces quatre communions : elle est « communion des hommes avec le Dieu trinitaire et communion des hommes entre eux [16] » ; elle est constituée en son être et en son agir par l’Eucharistie [17] ; enfin, elle se fonde sur la communion trinitaire, selon le mot fameux de saint Cyprien de Carthage cité par la Constitution Lumen gentium et rappelé à plusieurs reprises par Benoît XVI : « un peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint [18] ». Et ces différents aspects de la communion (koinonia, en grec) sont étroitement connectés :
« Notre koinonia – précise le pape lors d’une rencontre œcuménique en se fondant sur l’Évangile de Jean – est tout d’abord une communion avec le Père et avec son Fils Jésus Christ dans l’Esprit Saint […]. Cette communion avec Dieu crée ensuite également la koinonia entre les hommes, comme participation à la foi des Apôtres et, ainsi, comme communion dans la foi – une communion qui, dans l’Eucharistie, devient ‘’ [19] ».
C’est parce que son ecclésiologie est centrée sur la communion [20] que Benoît XVI accorde une attention soutenue à l’œcuménisme [21] et au dialogue interreligieux [22]. Contrairement à ce qu’une rumeur dénuée de tout fondement et vite démentie a pu faire croire lors de son élection, le Saint Père accorde une importance extrême à la question de l’unité de l’Église. Dès la Missa pro ecclesia, Benoît XVI affirmait avec netteté et résolution : le « Successeur actuel [de Jean-Paul II] prend comme premier engagement de travailler sans épargner ses forces à la reconstruction de l’unité pleine et visible de tous les fidèles du Christ [23] ». Significatives, à cet égard, sont ses interventions lors de la prière à la Basilique Saint-Paul-hors-les-Murs le jour de la prière de l’unité pour les chrétiens ; ainsi, le 25 janvier 2007, Benoît XVI a proposé des moyens concrets de dialogue et de rencontre. Aux paroles, il joint des actes forts et éloquents [24]. Par exemple, le 17 février 2006, Benoît XVI a pris l’initiative d’écrire à Alexis II, patriarche de Moscou et de toutes les Russies, lettre à laquelle Alexis a répondu le 22 février 2006 [25]. Lors de son voyage en Turquie, le pape a signé une Déclaration commune avec le Patriarche œcuménique Bartholomaios Ier, affirmant qu’il s’agissait là d’un « geste d’une grande valeur symbolique » sur « la route vers le rétablissement de la pleine communion entre catholiques et orthodoxes [26] ». Le 23 novembre 2006, Benoît XVI et l’archevêque de Canterbury Rowan Williams, chef de l’Église anglicane, ont reconnu l’existence dans une déclaration commune « le long chemin que les deux Églises ont parcouru ensemble depuis quarante ans [27] ».
Pascal Ide
[1] Audience générale, mercredi 7 juin 2006.
[2] « Les témoignages de vingt et un cardinaux sur le nouveau Pape », 30 giorni, article accessible sur le site http://www.30giorni.it/fr/articolo.asp?id=8942
[3] Il est abordé dans un certain nombre d’ouvrages, soit plus généraux (cardinal Joseph Ratzinger, Appelés à la communion. Comprendre l’Église aujourd’hui aujourd’hui, trad. Bruno Guillaume, Paris, Fayard, 1993), soit sous la figure plus concrète de la fraternité (Joseph Ratzinger, Frères dans le Christ ; Id., art. « Fraternité », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome v, 1964, col. 1141-1167).
[4] Notamment, contre des tendances trop unilatérales, lisant l’Église à partir des seules catégories de « peuple de Dieu », mais aussi de « société parfaite ». Sur l’histoire de l’application de la communion (joint au concept de « sacrement ») au mystère de l’Église, cf. Benoît-Dominique de La Soujeole, Le sacrement de la communion. Essai d’ecclésiologie fondamentale, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, 1998 ; sur la juste articulation des trois notions, nullement exclusives (de communion, peuple de Dieu, société parfaite), cf. du même, Introduction au mystère de l’Église, Saint Maur, Parole et Silence, 2006.
[5] Le substantif « communion » est cité presque 800 fois, « unité » plus de 650 fois, « dialogue » près de 575 fois. En revanche, « discussion » ne se trouve que 27 fois (avec « discuter », le nombre d’occurrences montre à 53 fois).
[6] Homélie de la messe chrismale, Jeudi Saint 13 avril 2006.
[7] L’expression, quelle que soit la langue, ne se retrouve qu’une seule fois ; encore s’agit-il – et le constat est significatif de l’héritage que Benoît XVI assume – d’une citation de son prédécesseur : « Jean-Paul II affirmait que «l’homme est devenu ‘image et ressemblance’ de Dieu non seulement à travers sa propre humanité, mais aussi à travers la communion de personnes que l’homme et la femme constituent dès le début. L’homme devient image de Dieu au moment de la communion plus qu’au moment de la solitude» (Audience générale du 14 novembre 1979) » (Discours à la Cité des Arts et des Sciences de Valence en Espagne, samedi 8 juillet 2006).
[8] Cf. Personne et acte, quatrième partie.
[9] J’exclus ici les sens profanes que, bien évidemment, Benoît XVI n’ignore nullement. Par exemple, celui selon lequel l’être humain, naturellement sociable, est capable « d’entrer en communion avec d’autres personnes » (Message pour la célébration de la journée mondiale de la paix, 1er janvier 2007).
[10] Homélie en la Solennité du Corpus Domini, jeudi 26 mai 2005.
[11] Homélie de la veillée avec les jeunes, Cologne – Marienfeld, samedi 20 août 2005.
[12] Homélie de la Solennité de Pentecôte, 15 mai 2005.
[13] Ce point est longuement développé tout au long de Sacramentum caritatis.
[14] Audience générale, mercredi 29 mars 2006.
[15] Le thème est très présent dans les interventions de Benoît XVI, puisqu’on compte plus de 3.750 occurrences du terme « Église » !
[16] Audience générale, mercredi 29 mars 2006.
[17] « L’Eucharistie est […] constitutive de l’être et de l’agir de l’Église » (Sacramentum caritatis, n° 15).
[18] Par exemple, outre les textes qui viennent d’être mentionnés, dans l’homélie au Sanctuaire « Meryem Ana Evì », à Ephèse, 29 novembre 2006.
[19] Homélie lors de la célébration œcuménique des Vêpres à la Cathédrale de Ratisbonne, mardi 12 septembre 2006.
[20] Cela apparaît tout particulièrement au sein des trois audiences générales, du mercredi 15 mars au mercredi 29 mars 2006, que Benoît XVI a consacrées aux relations entre le Christ et l’Église.
[21] Cet intérêt remonte à longtemps : cf. par exemple les développements dans Cardinal Joseph Ratzinger, Les principes de la théologie catholique. Esquisse et matériaux, trad. J. Maltier, coll. « Croire et savoir », Paris, Téqui, 1985, p. 215-266. Id., Joseph Ratzinger, Église, œcuménisme et politique, p. 91-193.
[22] Cette attention est aussi ancienne : cf. Joseph Ratzinger, L’ »unique Alliance » de Dieu et le pluralisme des religions, trad., Saint Maur, Parole et Silence, 1999.
[23] Message au terme de la Missa pro Ecclesia avec les cardinaux électeurs, mercredi 20 avril 2005.
[24] Sur les progrès œcuméniques effectués en 2006, Benoît XVI a consacré toute l’Audience générale, mercredi 24 janvier 2007.
[25] L’échange de courriers fut rendu public le 16 mars 2006 et est disponible sur le site du Vatican.
[26] Audience générale, mercredi 6 décembre 2006.
[27] À quoi on peut joindre le discours de Benoît XVI à Sa Grâce Rowan Williams, archevêque de Canterbury, jeudi 23 novembre 2006.