Un important sermon paroissial du cardinal Newman nous livre une de ses intuitions les plus fondamentales et les plus originales, ce que j’appellerai plus loin la loi de retard sur le don [1]. Ce sermon porte comme titre anglais : « Le Christ manifesté dans le souvenir ». Or, pour le saint oratorien, la mémoire n’est pas seulement le « lieu » (la faculté) où sont déposés les dons, mais celui où nous revenons pour en prendre toujours mieux conscience et ainsi entrer dans une véritable re-connaissance, au double sens du terme.
Explicitons cette loi d’un mot. Spontanément, nous pensons que notre prise de conscience du don est contemporaine de celui-ci. Quelqu’un nous fait un compliment ou nous offre un cadeau ; nous découvrons le don au moment où il est fait. En réalité, pour les dons d’importance, il y a toujours un décalage : nous arrivons non pas trop tard, mais après. Le don qui nous précède ontologiquement (de même que le père précède le fils, c’est parce qu’il y a un donateur qui prend l’initiative de donner que naît le receveur) nous précède aussi chronologiquement. Et nous verrons, avec le grand converti anglais que, loin d’être seulement théorique, cette loi est de grande portée pratique.
À l’instar du texte de Newman sur l’Antichrist que nous avons publié sur le site l’été dernier (2021), notre intention est d’offrir d’abord une lecture de ce texte. Nous en proposerons donc d’abord un plan (divisio textus) ; puis, nous introduirons quelques brefs commentaires au terme de tel ou tel paragraphe.
Rappelons enfin que les sermons newmaniens joignent trois aspects, biblique, psychologique ou anthropologique et théologique. Le prédicateur se fonde avant tout sur l’Écriture Sainte qu’il parcourt en entier, Ancien et Nouveau Testament. Ensuite, il part de l’expérience quotidienne de ceux à qui il parle. L’idée sous-jacente se trouve déjà chez Origène : étant créé à l’image de Dieu (cf. Gn 1,26-28), notre psychologie exprime quelque chose de l’identité divine. Enfin, pour Newman, Dieu est l’acteur de la théologie et non pas seulement son sujet.
1) Introduction
a) Objet
Quelle est l’action propre de l’Esprit ? Il fait plus que le Christ, tout en s’inscrivant intégralement dans son sillage. Autrement dit, l’action pneumatologique conjugue continuité et nouveauté.
« Au moment de quitter ses Apôtres, alors que ceux-ci étaient dans l’affliction, notre Seigneur les a consolé en leur promettant un autre guide et maître. Ils pourraient compter sur celui qui tiendrait la place du Christ, car il ferait encore plus pour eux qu’il n’avait fait lui-même. Le Christ leur promis la troisième Personne de la Trinité à jamais bénie, l’Esprit Saint, son Esprit à lui et l’Esprit du Père. Il viendrait de façon invisible. Son pouvoir et son réconfort s’averraient d’autant plus grands qu’il serait invisible. De la sorte, sa présence serait d’autant plus réelle et efficace qu’elle resterait secrète et insaisissable. En même temps, ce nouveau et très aimable consolateur, tout en apportant une plus haute bénédiction, n’obscurcirait ni ne voilerait à aucun degré ce qui avait précédé. Tout en accomplissant pour les Apôtres plus que le Christ n’avait fait, il ne rejetterait pas dans l’ombre ni ne supplanterait celui auquel il succédait. Comment cela serait-il possible ? Qui pourrait venir qui fût plus grand et plus saint que le Fils de Dieu ? Qui pourrait éclipser le Seigneur de gloire ? Comment le Saint-Esprit, un avec le Fils, l’Esprit qui procède du Fils, pourrait-il faire autre chose que manifester le Fils, en se manifestant lui-même ? Comment pourrait-il manquer de mettre en lumière les miséricordes et les perfections de celui dont la mort sur la Croix lui ouvrait à lui-même, l’Esprit Saint, le moyen de se rendre, lui aussi, favorable aux hommes ? Il fallait, certes, que le Fils s’en aille pour que puisse venir le Consolateur. Mais nous n’avons pas perdu de vue le Fils en présence du Consolateur. Bien au contraire, le Christ a annoncé explicitement aux Apôtres, à son sujet, selon les termes mêmes de notre texte en exergue : ‘Il me glorifiera’ (Jn 16,14) ».
b) Plan
[p. 225] « Ces mots nous amènent à considérer en premier lieu la manière spéciale dont le Saint Esprit a rendu gloire au Fils de Dieu. Et ensuite à nous demander si, dans cette mission du Saint Esprit, ne se trouve pas le signe d’une loi générale de la divine providence qu’on pourrait vérifier tant dans l’Écriture que dans les affaires du monde ».
De prime abord, le sermon se présente comme une méditation sur l’action propre de l’Esprit à partir de la parole du Christ : « Il [l’Esprit] me glorifiera » (Jn 16,14). Mais, après un développement plus particulier sur la relation entre les deux actions des Personnes envoyées par le Père, le Fils et l’Esprit, Newman en vient à cette loi universelle dont parlait notre prologue.
2) Exposé particulier : la manière spéciale dont le Saint Esprit a rendu gloire au Fils de Dieu
a) Énoncé de la thèse
« La manière spéciale dont Dieu, l’Esprit Saint, a rendu gloire à Dieu, le Fils, a été, semble t-il, de révéler comme Fils unique du Père celui qui s’était manifesté comme Fils de l’homme ».
Nous pourrions facilement passer à côté de l’intuition de Newman, si nous ne repérons pas les deux termes différents qu’il emploie, « révéler » et « manifester ». Nous sommes spontanément portés à les identifier. Mais ils présentent des significations nettement différenciées. La première différence porte sur les personnes mises en relation : le Fils manifeste le Père ; mais l’Esprit révèle le Fils (du Père). La seconde différence porte sur l’action même qui met en relation avec le bénéficiaire qu’est l’homme. C’est cette deuxième différence que Newman va progressivement exposer, selon sa manière qui est, non pas conceptuelle, mais descriptive, non sans que, derrière les descriptions sommeillent les concepts.
b) Énoncé de la raison fondamentale
Newman expose la raison de cette différence d’action en une phrase :
« Notre Sauveur a affirmé très clairement qu’il était le Fils de Dieu ; mais déclarer toute la vérité est une chose, faire qu’elle soit accueillie en est une autre ».
c) Preuve factuelle
De fait, les Apôtres n’ont pas compris ce qu’ils ont reçu.
Notre Sauveur a dit tout ce qu’il fallait dire, mais ses Apôtres ne l’ont pas compris. Bien plus, lorsqu’ils ont confessé leur foi, ils étaient animés par la grâce secrète de Dieu pour le faire de manière recevable par le Christ. Mais même alors, ils n’ont pas compris pleinement ce qu’ils disaient. Saint Pierre a reconnu en son maître le Christ, le Fils de Dieu. Pareillement, le centurion qui était présent lors de son crucifiement. Mais lorsque celui-ci a déclaré : ‘Vraiment, cet homme était Fils de Dieu’ (Mc 15,39), a-t-il compris ses propres paroles ? Sûrement pas. Pas plus que saint Pierre, bien que ce dernier n’ait pas parlé selon la chair et le sang, mais d’après ce que le Père lui avait révélé. S’il avait compris, aurait-il pu, aussitôt après, lorsque notre Seigneur parla de la Passion qu’il allait subir, se permettre de le ‘tirer à lui et de le morigéner’ (Mt 16,22) ? Il ne comprenait certainement pas que notre Seigneur, en tant que Fils de Dieu, n’était pas sa créature, mais le Verbe éternel, le Fils unique de Dieu, consubstantiel au Père et distinct de lui comme Personne ».
d) Preuve causale
« Lorsque nous examinons la conduite de notre Sauveur aux jours de sa chair, nous voyons qu’il a dissimulé à dessein cette connaissance, tout en la dispensant. Comme s’il voulait que nous en disposions, mais non pas tout de suite. Comme si ses paroles devaient demeurer, tout en attendant l’heure de leur élucidation. Comme s’il les réservait pour la venue de celui qui devait mettre en lumière le Christ et ses paroles. Ainsi, lorsque le jeune homme est venu à lui et lui a dit ‘Bon Maître’, il s’est montré plus désireux de le corriger que de se révéler lui-même, plus désireux de lui faire peser ses mots que de les accepter lui-même. Une autre fois, il s’était assez découvert pour que les Juifs l’accusent de blasphème, parce que tout en étant homme, il se disait Dieu. Bien loin de répéter avec insistance la vérité sacrée qu’ils reje[p. 226]taient, Jésus a atténué les termes dans lesquels il l’avait exprimée. Il a insinué que même les prophètes de l’Ancien Testament étaient appelés Dieux aussi bien que lui. Et quand il a comparu devant Pilate, il a refusé de rendre témoignage à lui-même, de dire qu’il était et d’où il venait.
Ainsi était-il parmi eux ‘comme celui qui sert’. Apparemment, ce ne fut qu’après sa résurrection, et surtout après son ascension, à la descente du saint Esprit, que les Apôtres comprirent qui avait été avec eux. C’est quand tout fut fini qu’ils le comprirent, non pas sur le moment ».
Systématisons le propos du britannique Newman dont je répète qu’il enveloppe les notions dans les descriptions. Le hiatus est multiple. Le décalage fondamental et fondateur est celui de Dieu (infini, omniscient, tout-puissant) et de la créature (finie, ignorante, faible ou plutôt ne sachant pas tout et ne pouvant pas tout).
Ce décalage se décline de plusieurs manières. Au plan structurel, c’est la différence objective entre ce qui est donné progressivement et ce qui est donné comme un tout ; c’est aussi la différence subjective entre la foi et le savoir, entre la lumière sur le seul fait et celle sur son sens.
Ensuite, ce décalage synchronique se projette dans un décalage diachronique qui le révèle et l’effectue tout à la fois dans l’épaisseur du temps, entre présent et passé.
Enfin, relu dans l’optique de la dynamique ternaire du don, ces différences ontologiques deviennent celle du don reçu et du don approprié.
3) Exposé d’une loi générale d’action divine
a) Énoncé du principe général
« C’est là que nous voyons, je pense, le signe d’un principe général, sans cesse présent à nos yeux dans l’Écriture et dans le monde : la présence de Dieu ; nous ne la discernons pas au moment où elle s’exerce sur nous, mais plus tard, lorsque nous reportons nos regards en arrière, vers ce qui est passé et révolu ».
Je l’appellerais volontiers principe de retardement (on pourrait aussi l’appeler « loi d’après-coup », ce mot étant souvent utilisé) : il y a toujours un retard de l’appropriation sur la réception de ce qui a été donné. Autrement dit, toute connaissance est une re-connaissance de ce qui a été donné avant. Newman ajoute plusieurs points pour préciser cette loi : le premier don (la bénédiction) est donc toujours secret, dissimulé ; le second don, approprié, requiert que le premier don soit révolu, donc entier, comme s’il fallait que la totalité s’accomplisse pour qu’elle puisse se donner à connaître.
b) Preuve inductive à partir de multiples exemples
1’) Tirés de l’Écriture
a’) Le Nouveau Testament
« L’histoire même de notre Sauveur va nous fournir des exemples pour attester de la réalité de cette loi remarquable.
Lorsque saint Philippe, par exemple, demanda à voir le Père tout-puissant, il ne comprit guère le privilège dont il avait si longtemps joui. Aussi notre Seigneur lui répondit-il : ‘Voilà si longtemps que je suis avec toi, Philippe, et tu ne me connais pas encore ?’ (Jn 14,9)
Pareillement, en une autre occasion, il dit à saint Pierre : ‘Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent ; mais par la suite tu comprendras.’ (Jn 13,7)
[p. 227] Et de même : ‘Cela, ses disciples ne le comprirent pas tout d’abord ; mais quand Jésus eut été glorifié, alors ils se souvinrent que cela était écrit de lui, et que c’était ce qu’on lui avait fait’ (Jn 12,16).
De la même manière, tandis qu’il parlait avec les deux disciples sur la route d’Emmaüs, leurs yeux étaient aveuglés, en sorte qu’ils ne l’ont pas reconnu. Quand ils le reconnurent, aussitôt il disparut à leurs yeux. Alors seulement ‘ils se dirent l’un à l’autre : notre cœur n’était-il pas tout brûlant en nous, quand il nous parlait en chemin ?’ (Lc 24,32) ».
b’) L’Ancien Testament
« Tels sont aussi d’autres faits tirés de l’Ancien Testament. Jacob fuyait loin de son frère. ‘Il arriva en un certain lieu et il y passa la nuit, car le soleil s’était couché’. Dans son sommeil, il vit les anges et le Seigneur au-dessus d’eux. Aussi, en s’éveillant de son sommeil, il s’écria : ‘En vérité, le Seigneur est en ce lieu, et je ne le savais pas !’ Alors effrayé, il dit : ‘Que ce lieu est redoutable ! Ce n’est rien moins qu’une maison de Dieu et la porte du ciel !’ (Gn 28,11-17)
Et de même, lorsqu’il eut lutté toute la nuit avec l’ange, sans savoir qui était avec luii il demanda son nom ; enfin, ‘il donna à cet endroit le nom de Penuel, car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et j’ai eu la vie sauve’ (Gn 32,31).
Et pareillement, lorsque l’ange eut quitté Gédéon qui l’avait traité comme un homme, alors, et alors seulement, celui-ci reconnut qui avait été avec lui. Et il dit : ‘Hélas ! Seigneur Dieu ! C’est donc que j’ai vu l’ange du Seigneur face à face’ ( Jg 6,22).
De même, lorsque l’ange eut quitté Manoah et sa femme, alors, et alors seulement, ils le reconnurent : ‘Ils tombèrent la face contre terre […]. Et Manoah dit à sa femme : Sûrement, nous allons mourir, car nous avons vu Dieu’ (Jg 13,20-22) ».
c’) Conclusion générale et transition
« Telle est l’économie de Dieu dans l’Écriture : dispenser ses bénédictions dans le silence et en secret. De la sorte, nous ne les discernons pas sur le moment, excepté par la foi, mais seulement après coup. Comme je l’ai dit, nous avons deux exemples typiques de ce fait dans la trame même de l’histoire évangélique : la mission de notre Sauveur, qui n’a été reconnu que plus tard comme le Fils du Très-Haut, et la mission du Saint-Esprit, encore davantage chargée de dons spirituels, tout en étant encore plus secrète. Chair et sang n’ont pu discerner le Fils de Dieu, même quand il a accompli des miracles visibles ; encore moins l’homme naturel discerne t-il les effets de l’esprit de Dieu ; et pourtant, dans le monde à venir, tous seront condamnés pour n’avoir pas cru ici-bas ce qu’il ne leur a jamais été donné de voir. Ainsi la présence de Dieu est-elle pareille à sa gloire, telle qu’elle est apparue à Moïse. Il a dit : ‘Tu ne peux pas voir ma face […] et vivre’ (Ex 33,20). Mais il est passé, et Moïse a vu, de dos, cette gloire qu’il n’aurait pu regarder de face, ni à son passage. Il l’a vue, et il l’a reconnue. ‘Et il s’est hâté d’incliner la tête vers la terre, et il l’a adorée’ (Ex 34,8) ».
L’attitude intérieure vis-à-vis du premier moment du don est la foi. Grâce à la lumière de la foi, le don est attesté avec certitude, mais n’est pas connu avec évidence. De plus, ce qui deviendra signe n’est, au moment où il est donné, connu qu’en son existence, pas en son essence et en son sens.
2’) Preuve inductive dans la vie quotidienne
« À présent, remarquez combien cela correspond à ce qui se produit selon l’économie providentielle de la vie quotidienne. Des évènements nous arrivent, chargés de plaisir ou de peine ; sur le moment, nous n’en saisissons pas la signification ; nous ne voyons pas en eux la main de Dieu. Certes, si nous avons la foi, nous confessons ce que nous ne voyons pas et nous recevons comme venant de lui tout ce qui nous arrive. Mais que nous acceptions de l’accueillir avec foi ou non, certainement il n’y a pas d’autre façon de le recevoir. Nous ne voyons rien. Nous ne voyons ni pourquoi les choses arrivent ni vers quoi elles [p. 228] tendent. À un certain moment, Jacob s’est écrié : « Tout se tourne contre moi ». En vérité, il semblait bien qu’il en fût ainsi. Un fils avait été éloigné par ses frères, un autre était en prison en terre étrangère, un troisième lui était réclamé : ‘Vous m’avez privé de mes enfants, Joseph n’est plus, Siméon n’est plus, vous voulez prendre Benjamin, c’est sur moi que tout cela retombe’ (Gn 42,36). Et pourtant, tout cela devait être pour son bien. Suivez la destinée de son fils préféré, le vertueux Joseph, qui lui a été enlevé le premier. Il a été vendu par ses frères à des étrangers, emmené en Égypte, soumis à une très dangereuse tentation qu’il a surmonté sans en être récompensé ; jeté en prison, il a senti le fer pénétrer son âme. Et il y a attendu que le Seigneur veuille lui être favorable, « qu’il le regarde du haut des cieux ». Et il a attendu, mais quoi ? et combien de temps ? Le récit du texte sacré nous dit à plusieurs reprises : « Le Seigneur était avec Joseph ». Croyez-vous qu’il ait vu alors aucun signe venant de Dieu ? Aucun, excepté ceux dont il pouvait saisir la présence par la foi, ceux qu’il voyait dans la foi. Une récompense qui n’en était pas une au regard de la raison car, en vérité, la foi ne jugeait les choses que selon l’économie établie dès l’origine ; elle affirmait que Joseph était heureux parce qu’il devait l’être. Ainsi donc, même si le Seigneur était avec lui, apparemment tout se tournait contre lui. Et pourtant, plus tard, il a vu ce qui lui paraissait alors si mystérieux : ‘Dieu m’a envoyé en avant de vous, dit-il à ses frères, pour sauver vos vies. Ainsi, ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, c’est Dieu, et il m’a établi comme père pour Pharaon, comme maître sur toute sa maison, comme gouverneur dans tout le pays d’Égypte’ (Gn 45,7-8) ».
On pourrait élargir cette loi au domaine cosmologique : l’hiver prépare silencieusement et secrètement le printemps. Dans l’évolution, de mystérieuses préparations précèdent de merveilleuses explosions de vie. L’on pourrait dire de l’apparition de nouvelles formes de vie ce qu’une parole patristique devenue axiome dit des relations entre Ancien et Nouveau Testament : dans l’ancien, le nouveau est latent ; dans le nouveau, l’ancien devient patent.
c) Preuve causale
1’) Raison négative : tromper la vigilance de Satan
« Merveilleuse Providence, assurément, si silencieuse et pourtant si efficace ! Voilà comment elle se joue du pouvoir de Satan. Il ne sait pas discerner la main de Dieu dans le cours des choses. Même s’il s’épuise à vouloir l’affronter et se mesurer avec elle, dans sa révolte folle et blasphématoire contre le ciel, il ne sait pas la découvrir. Si astucieux et si pénétrant qu’il soit, pourtant ses milliers d’yeux et ses nombreux instruments ne lui servent de rien contre le silence majestueux et serein, contre le calme saint et imperturbable qui régit les providences de Dieu. Tout malin et expérimenté qu’il soit, il fait figure de gamin ou de fou, pareil à quelqu’un dont on se joue, dont le pain quotidien n’est qu’échec et moquerie, face à la sagesse profonde et secrète des conseils divins. Il agit par conjecture [p. 229] ici, par impudence là, mais toujours à l’aveuglette. Il n’a rien su de la venue de Gabriel, ni de la conception miraculeuse de la Vierge, ni du sens de cette sainte naissance à venir, celle du Fils de Dieu. Il a tenté le Seigneur du monde par la fin et les rêves de l’ambition. Il a passé au crible les Apôtres, et il n’en a gagné qu’un, celui qui portait déjà son propre nom, qui avait déjà été laissé pour un démon. Il s’est dressé contre Dieu de toute sa force, à l’heure te à la faveur des ténèbres ; et il a semblé être vainqueur. Mais, avec un si total effort, il ne put rien accomplir, ‘il ne put faire davantage que ce que ta main et ton conseil avaient décidé par avance, avant que cela ne se réalise’ (Ac 4,28) ».
Derrière la raison qui vient d’être exposée s’en cache une autre : l’intelligence du démon ne peut pas se mesurer à celle de Dieu. Il ne peut savoir à quel point tout converge vers Dieu. Singulièrement, il ignore que le mal même apparemment triomphant peut servir à un bien plus grand. Si Dieu se cache non seulement à l’intelligence humaine mais aussi à l’intelligence angélique, c’est donc que lui seul embrasse le tout.
Précisément, pour Newman, c’est le silence divin qui vainc le vacarme diabolique.
« Il a fait entrer dans le monde le salut même qu’il haïssait et qu’il redoutait. Il a accompli la rédemption de ce monde dont il complotait la perte. Providence de Dieu merveilleusement silencieuse, et au déploiement irrésistible. ‘En vérité, tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, le Sauveur’ (Is 45,15). Si même les démons, tout malins qu’ils soient, subtils par nature et expérimentés dans le mal, ne peuvent discerner sa main quand il agit, comment pouvons-nous espérer la voir, sauf par le moyen que les démons ne peuvent pas prendre, par une foi aimante ? Comment pouvons-nous la voir, sinon après coup, comme récompense de notre foi, en contemplant au loin le nuage de gloire qui, quand il était présent, était trop ténu et impalpable à nos sens mortels ? »
On notera que, pour notre auteur, cette loi s’applique aussi à l’entrée du salut par Marie. Elle est celle en qui Dieu a agi le plus efficacement et le plus silencieusement.
2’) Raison positive
Le fait est double : affectivement neutre et affectivement polarisé.
a’) Le fait affectivement neutre
« Pareillement, en d’autres circonstances ni frappantes, ni pénibles, ni agréables, mais ordinaires, il nous est possible, après coup, de discerner que le Seigneur a été avec nous et, comme Moïse, de l’adorer. Qu’une personne qui croit avoir servi Dieu, dans l’ensemble, d’une manière convenable, jette un regard rétrospectif sur sa vie passée : elle trouvera combien critiques ont été les instants et les faits qui, sur l’heure, lui ont paru les plus indifférents. Tels que, par exemple, l’école où on l’a envoyée enfant, sa rencontre fortuite de personnes qui devaient lui être d’un grand bienfait, les incidents qui ont déterminé sa vocation ou son avenir, de quelque nature qu’ils soient. La main de Dieu est toujours sur ses proches : elle les guide par un chemin dont ils n’ont pas l’idée. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est croire ce qu’ils ne voient pas pour le moment, ce qu’ils verront plus tard et, tout en le croyant, agir de concert avec Dieu dans cette direction ».
b’) Les faits affectivement polarisés
1’’) La raison affective et mémorielle
Dorénavant, le décalage devient un hiatus affectif entre le passé vécu sans plaisir et une remémoration de ce passé dans le présent qui est source de joie. La raison profonde est le décalage entre le fait de recevoir et la prise de conscience de ce qui est reçu.
[p. 230] « De là vient, peut-être, que les années écoulées, quand on y revient, apportent avec elles tant de charme, même si, sur le moment, nous avons perçu peu de chose qui pût nous y faire prendre plaisir. Bien plutôt, nous n’avons pas saisi, nous ne pouvions pas saisir que nous étions en train de recevoir du plaisir, alors que nous le recevions. Nous recevions du plaisir, puisque nous étions en la présence de Dieu, mais sans le savoir ; nous ne savions pas ce que nous recevions. C’est plus tard seulement, une fois la joie passée, que la réflexion se fait jour. Sur le moment, nous ressentons ; c’est après coup que nous reconnaissons et que nous réfléchissons. C’est la raison, dis-je, du doux parfum que les jours depuis longtemps écoulés laissent en surgissant dans la mémoire, à notre étonnement. Les années les plus ordinaires, où nous paraissions vivre sans objectifs, ce sont elles qui prennent à nos yeux de l’éclat dans leur cours régulier et ordonné. Ce qui était, sur le moment, de l’uniformité, est devenu à présent de la stabilité ; ce qui paraissait ennuyeux est devenu calme et apaisant ; ce qui semblait sans profit porte à présent en lui son trésor ; ce qui n’était que monotonie est à présent harmonie. Tout est devenu plaisir et réconfort, et tout nous inspire l’affection. Oui, même les heures pénibles, si extraordinaire que cela paraisse, à première vue, s’adoucissent et s’illuminent ainsi avec le temps. Et, du reste, pourquoi ne le feraient-elles pas, puisque, en ces heures, plus qu’à n’importe quel moment, notre Seigneur est présent, alors qu’il semble laisser les siens désolés et orphelins ? Planter la croix du Christ dans le cœur est rude et éprouvant, mais l’arbre enraciné se dresse bien haut, il porte belles branches et riches fruits ; il fait plaisir à regarder. Si tout cela est vrai, même pour des heures tristes ou banales, à plus forte raison cela l’est-il pour des périodes de religieuse obéissance et de calme spirituel ».
Ce paragraphe est sans doute, de tout le sermon, le plus riche au plan anthropologique. Multiples sont les décalages et chaque déhiscence porte avec elle une signification d’importance. La différence de fond réside entre la tristesse présente et la joie future (ou bien du présent revisitant le passé). Sur fond de cette distinction s’en inscrivent cinq autres :
– uniformité passée et stabilité présente ;
– ennui passé et paix présente ;
– stérilité passée et fécondité présente ;
– monotonie passée et harmonie présente ;
– souffrance absurde passée et douceur sensée, illumination présente.
Tout ce qui est dit du présent doit être compris aussi comme relecture du passé au présent. Newman semble établir uniquement un décalage entre présent et passé. En réalité, le hiatus concerne aussi la différence entre présent et futur. Son anthropologie temporelle valorise donc le présent comme l’axe autour duquel s’alignent les différentes extases du temps.
Or, derrière ces différents couples, Newman lit la loi même du mystère pascal, celle de la fécondité de la Croix qui porte la plus haute fécondité, selon la relecture qu’en propose la parabole du grain qui meurt et porte « beaucoup de fruit » (Jn 12,24).
2’’) La raison profonde de ces affects
Nous avons vu que le décalage ou retard est affectivement investi. Passons du fait à la cause. La raison profonde de cette joie est la présence de Dieu.
« Tels sont les sentiments souvent éprouvés par ceux qui portent leur regard sur leur enfance, lorsqu’une occasion en remet devant eux l’image vivante. Une relique, un gage de ce temps ancien, un lieu, ou un livre, ou un mot, ou un parfum, ou un son les reporte par la mémoire à leurs premières années d’études ; alors ils voient ce qu’ils ne pouvaient saisir sur le moment, que la présence de Dieu les entourait et leur donnait le repos. Et peut-être sont-ils incapables encore aujourd’hui de discerner pleinement ce qui rendait cette époque si brillante et si glorieuse. Ils sont remplis de pensées de tendresse et d’affection à propos de leurs premières années, mais sans en savoir la [p. 231] raison. Ils croient avoir la nostalgie de ces années elles-mêmes, mais ce qui les attire en elles, c’est la présence de Dieu qui, comme ils le voient à présent, reposait sur eux. Ils croient regretter le passé ; mais c’est l’avenir qu’ils désirent ardemment. Ce n’est pas qu’ils voudraient redevenir des enfants ; mais ils voudraient être des anges et voir Dieu. Ils voudraient être des êtres immortels, couronnés d’amarante, vêtus de blanc et des palmes à la main, devant le trône de Dieu ».
d) Applications
1’) Application collective
« Ce qui se vérifie pour la destinée des individus se réalise aussi pour l’Église. Ses périodes heureuses le sont dans le souvenir. Ce n’est qu’après coup que nous pouvons savoir qui est grand et qui est petit, l’impact de certains moments et leurs conséquences. Alors nous faisons grand cas de la demeure, des allées et venues de ceux qui, en leur temps, ont vécu familièrement avec nous et ont ressemblé aux autres. Alors nous rassemblons les souvenirs de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils ont dit ici et là. Alors leurs persécuteurs, si puissants qu’ils aient été, sont oubliés ; on ne parle plus d’eux que pour mettre en valeur leurs exploits à eux, et leurs victoires selon l’Évangile. « Rois de la terre, grands et riches personnages, grands capitaines et puissants de ce monde », à leur époque se sont tellement exaltés, ont tellement ravagé et mis à mal l’Église qu’on ne pouvait la reconnaître que par la foi. Mais on découvre ensuite qu’ils n’ont en aucune façon franchi les lignes de son domaine, toujours nettes et éclatantes, et même plus fines et plus tendres en raison de l’attaque même qui cherchait à les enfreindre. Il n’est besoin que d’étudier un peu l’histoire pour établir la réalité de ce fait : combien les schismes, les divisions, les désordres et les troubles, les phobies et les persécutions, les dispersions et les menaces obscurcissent peu la gloire du Christ mystique, si on les regarde avec du recul, bien qu’en leur temps ils l’aient presque voilée. Les grands saints, les grands événements, les grands privilèges, tels les montagnes éternelles, grandissent à mesure que l’on s’en éloigne ».
Appliquée à l’histoire de l’Église, la loi de retard devient celle du décalage entre l’importance apparente du mal présent et l’importance réelle du bien passé. Elle suppose que le présent soit relu comme passé.
2’) Application personnelle
a’) Le décalage entre le sentiment de l’existence d’un don précieux et l’ignorance de sa nature
Ce décalage est aussi une autre preuve de l’existence de cette loi et de son importance.
« Il existe une sorte de sentiment instinctif, ressenti par le plus grand nombre : celui d’être réellement en possession de ce qu’ils ne voient pas et qu’ils n’acceptent pas par la foi ; cela fait que, selon la remarque de certains, ils éprouvent tant de répugnance à renoncer, juste au dernier moment, à ces privilèges qu’ils ont si longtemps détenus sans les apprécier ni les mettre à profit. Parfois, au dernier moment, quand les miséricordes divines sont sur le point de leur être retirées, lorsqu’il est trop tard ou presque trop tard, un sentiment leur survient qu’une valeur précieuse est en train de leur échapper. Ils croient entendre le bruit des armes, des voix dans le Temple de Dieu qui leur disent : [p. 232] ‘Partons d’ici’. Et ils essaient de retenir ce qu’ils ne peuvent pas voir ; pénitents, quand le jour de grâce est passé ».
b’) Le décalage entre l’ennui actuel et la réalité du bienfait réel
L’application concerne aussi la vie sacramentelle et liturgique :
« Il y a plus : chacun de nous doit avoir fait l’expérience très forte de ce sentiment général, une fois sur l’autre, concernant les sacrements et les cérémonies de l’Église. Sur le moment, il ne nous est pas possible de comprendre mais seulement de croire, que Christ est avec nous. Après un certain moment, au contraire, il s’en exhale comme des vêtements du Christ, un doux parfum de ‘myrrhe, d’aloès et de casse’. Tel est le souvenir que laissent maintes communion faites à l’Église, des saints viatiques célébrés au chevet des malades, des baptêmes auxquels on a pris part, des confirmations, des mariages et des ordinations. Bien plus : il y a eu des offices que, sur l’heure, nous n’avons pu apprécier par suite de notre maladie, de notre agitation, de notre inquiétude ; des offices qui, sur le moment, en dépit de notre foi en leur valeur sacrée troublait nos cœurs capricieux, des offices que nous étions tentés de trouver longs, que nous redoutions à l’avance. Oui (quel dommage que nous soyons si aveugles et si passifs à l’égard de notre plus grand bien !), des offices dont nous attendions vivement la fin durant leur célébration. Or ces offices s’avèrent après coup pleins de Dieu. Comme Jacob, nous venons dans l’obscurité, et nous nous couchons, avec une pierre pour oreiller. Mais, lorsque nous nous relevons, quand nous faisons le point sur ce qui s’est passé, nous nous rappelons que nous avons eu une vision d’anges, que par eux le Seigneur s’est manifesté. Alors nous en venons à nous écrier : ‘Que ce lieu est redoutable ! Ce n’est rien moins qu’une maison de Dieu et la porte du ciel !’ (Gn 28,11-17) ».
4) Conclusion parénétique
Dans la conclusion de son homélie, Newman à la fois exhorte et, dans une inclusion calculée, revient à l’Esprit-Saint qui ouvrait son propos. Le décalage entre la foi et le savoir est un décalage non pas seulement vertical entre l’homme et Dieu, mais, par la Providence qui gouverne l’histoire, entre le présent, caché, et le futur, qui le révèlera, donc, lorsque cet avenir sera advenu, grâce au travail de la mémoire, entre le passé vécu comme présent et le passé relu comme passé et riche du présent actuel. Quelle invitation à mettre en croix cette impatience qui rime avec la toute-puissance.
« Pour conclure, profitons de ce que chaque jour et chaque heure, quand ils s’écoulent, nous apprennent. Ce qui est obscur sur le moment reflète le Soleil de justice une fois passé l’affrontement. Tirons-en profit, du moins pour l’avenir, et ayons foi en cela que nous ne pouvons pas voir. Le monde semble aller son train habituel. Il n’y a rien de céleste au sein de la société, rien de céleste dans les nouvelles du jour. Rien de céleste sur les visages de la foule ou des grands, ou des riches, ou des gens affairés. Rien de céleste dans les mots des beaux parleurs, dans les actions des puissants, dans les conseils des sages, ou dans les décisions des puissants, ou dans les fastes des opulents. Et cependant, l’Esprit de Dieu à jamais béni y est présent. Le Fils éternel, dix fois plus glorieux et plus puissant qu’au temps où, dans notre [p. 233] condition charnelle, il foulait cette terre, est avec nous. Gardons toujours présente en notre esprit cette divine vérité : plus la main de Dieu est secrète, plus elle est puissante ; plus elle est silencieuse, plus elle est redoutable. Nous sommes sous le redoutable ministère de l’Esprit. Quiconque ose parler de lui court plus de risque qu’on ne saurait l’apprécier. Quiconque le contriste perd plus de bénédiction et de gloire qu’on ne saurait le mesurer. Le Seigneur était avec Joseph, le Seigneur était avec David, aux jours de sa chair, le Seigneur était avec ses Apôtres, mais à présent, il est avec nous dans l’Esprit. Dans la mesure où l’Esprit divin est plus que chair et sang, dans la mesure où le Sauveur ressuscité et glorifié est plus puissant que quand il était dans la condition de serviteur, dans la mesure où le Verbe éternel, spiritualisant sa propre humanité, détient pour nous plus de vertu, de grâce, de bénédiction et de vie que lorsqu’il était caché en cette humanité, sujet à la tentation et à la souffrance, dans la mesure où la foi est plus bénie que la vue, dans cette mesure nous sommes bien plus l’objet de grands privilèges, nous sommes bien plus dignes d’être appelés rois et prêtres devant Dieu, et même plus que les disciples qui l’ont vu et qui l’ont touché. Celui qui a glorifié le Christ nous le communique ainsi glorifié. S’il pouvait accomplir des miracles aux jours de sa chair, combien plus le peut-il à présent ! Et si ses miracles visibles étaient pleins de puissance, combien plus le sont ses miracles invisibles ! Demandons-lui la grâce d’entrer dans la profondeur de nos privilèges, de jouir de ce que nous détenons, de croire en nos dons actuels, d’en user, de les accroître et de nous en glorifier comme « membres du Christ, enfants de Dieu et héritiers du Royaume des Cieux ».
Dans cette parénèse finale, tout en expliquant pourquoi l’Esprit est si mystérieux, saint Newman encourage plusieurs attitudes qui peuvent être reconduites aux trois vertus théologales : la foi, c’est-à-dire le regard qui dépasse l’apparence, celle de la puissance, pour atteindre la présence de Dieu agissant dans l’invisible ; la confiance, c’est-à-dire l’espérance en sa cause (et non en sa fin) ; la gratitude, c’est-à-dire la réponse d’amour à ce que Dieu donne dès maintenant.
5) Deux prolongements
Signalons deux prolongements parmi beaucoup de la profuse intuition newmanienne, en négatif et en positif.
À l’encontre de Jean-Louis Chrétien pour qui l’appel s’entend dans la réponse (la précédence ontologique de l’appel sur la réponse s’accompagnant d’une contemporanéité chronologique des deux pôles), j’affirme avec un autre Jean que l’appel, comme tout don, scelle son antécédence fontale par un retard de la prise de conscience opérée par le récepteur, de sorte que toute connaissance est une reconnaissance qui met en jeu la mémoire.
La précédence du don sur la conscience du don explique un des traits de l’expérience du premier regard dans la naissance de l’amour (et du coup de foudre) : l’impression de déjà-vu. « Dès qu’ils s’aperçurent, les deux jeunes gens s’aimèrent, comme si leur âme, à leur première rencontre, avait reconnu son semblable et s’était élancée chacune vers ce qui méritait de lui appartenir. D’abord, brusquement, ils demeurèrent immobiles, frappés de stupeur, puis, lentement, elle lui tendit le flambeau et lentement, il le saisit, et leurs yeux se fixèrent longuement de l’un sur l’autre, comme s’ils cherchaient dans leur mémoire s’ils se connaissaient déjà ou s’ils s’étaient déjà vus [2] ». En effet, la conscience du don est toujours en retard sur celui-ci. Or, l’impression de déjà-vu renvoie à un moment antérieur. De fait, les deux héros ont leur avenir inscrit dans un oracle de Delphes prononcé avant leur rencontre. Le roman moderne ne s’embarrassera plus de ces interprétations mythologiques, mais l’autorité mystérieuse du destin n’étreint pas moins ses protagonistes. Par conséquent, ce trait signale que ce commencement est un don, un don qui est fait. Même si les acteurs ne sont pas activement impliqués, c’est bien leur propre personne qui est en jeu.
6) Conclusion en clé de don
Cette superbe homélie, si riche de doctrine anthropologique et d’éthique pratique, nous parle de la dynamique du don, et cela à la lumière de la théologie trinitaire. En effet, nous avons vu que cette loi de retardement ou « d’après-coup » peut être comprise comme un décalage entre la réception humaine (corrélative à la donation divine) et sa pleine appropriation. De plus, le retard de la conscience du bénéficiaire signale une discrétion du donateur autant qu’elle révèle sa présence. Si la Cause première ne se donne jamais – sauf miracle qui, par nature, est exceptionnel – qu’à travers la cause seconde, elle s’atteste sobrement, mais réellement, dans ce hiatus temporel. Cette loi selon laquelle les dons (et notamment les plus grands) sont cachés en leur commencement (qui est origine) peut s’établir par une induction scalaire : la vie dans le sein d’une femme, l’amour dans le cœur d’un être humain, la grâce dans l’esprit d’une personne. Certes, dans le cadre personnel de la justification, mais aussi dans le cadre communautaire d’une mission. Ainsi, quand Paul s’apprête à entrer dans Corinthe où il demeurera longuement et exercera une influence profonde, ce dont témoignent les deux longues épîtres envoyés à la communauté chrétienne de cette ville portuaire, il entend Dieu lui dire : « J’ai un peuple nombreux dans cette ville » (Ac 18,10). L’Apôtre n’ayant pas encore prêché, cette parole signifie à quel point l’initiative verticale, le don divin, précède chronologiquement et signale qu’elle fonde ontologiquement l’initiative horizontale, le don humain de soi.
En retour, cette loi d’après-coup enrichit notre saisie de la logique ternaire de l’amour-don. Relevons seulement un point. Le saint converti explique et explicite ce hiatus à partir d’une raison inédite de grande profondeur : le don approprié est en retard non pas seulement en raison de la primauté ontologique du don gratuit et ultimement de Dieu, mais aussi au nom de la totalisation du primo-don. Redisons-le : comme s’il fallait que la totalité s’accomplisse avant qu’elle puisse se donner à (re)connaître.
Pascal Ide
[1] John Henry Newman, « Christ manifested in remembrance », Sermon prêché le 7 mai 1837, à St Mary’s, C.C.S.A.N. p. 61 : n° 755, in Parochial & Plain Sermons, volume 4, Londres, Longmans, Green & Co, 1909, p. 253-266 (texte accessible sur : http://www.newmanreader.org/works/parochial/ volume4/sermon17.html) : Sermons Paroissiaux. 4. Le Paradoxe Chrétien, Pierre Gauthier (éd.), trad. Marie-Bernard Duvignau et Pierre Poque, Paris, Le Cerf, 1996, p. 224-233. Les soulignements sont de nous. Merci au père Martin Charcosset, qui a consacré sa licence canonique de théologie à Newman, d’avoir attiré notre attention sur ce thème et sur ce texte capital.
[2] Héliodore, Théagène et Chariclée (Les éthiopiques), L. III, § 4 s, trad. Pierre Grimal, Romans grecs et latins, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1963, p. 591.