Des théologies de la libération aux théologies de la guérison

Article d’introduction aux Cahiers Edifa sur blessures et guérison, été 1998

On n’a jamais autant parlé de guérison dans l’Eglise qu’aujourd’hui. Le chrétien est attiré par les parcours de reconstruction. Il se passionne comme jamais pour la connaissance de lui-même. Les ouvrages en ce domaine se multiplient. Ainsi que les initiatives pastorales ; les communautés nouvelles proposent, en France et ailleurs, des chemins de guérison, exercent des charismes jusqu’ici inconnus : paroles de sciences, repos dans l’Esprit.

Les dangers ou les équivoques existent. Un récent colloque à Rome, réunissant des spécialistes de nombreux pays, faisait état de statistiques on ne peut plus sérieuses établissant que les personnes croyantes ont une meilleure santé que celles qui sont indifférentes à la religion. Mais comment ne pas transformer la foi en une thérapie ? Ne risque-t-on pas de réduire le salut à la guérison ?

Il demeure que les besoins sont là. Ainsi que les résultats. Il faut donc s’affronter à ces questions très actuelles.

Pourquoi ?

Les raisons de cet état de fait sont multiples. D’abord, cette mise en œuvre massive du précepte « connais-toi toi-même » n’est pas proprement chrétienne. Le fidèle du Christ est un homme de son temps, habité par ses inquiétudes et ses aspirations. L’impressionnant succès, depuis la fin des années 70, de ce que la sociologie appelle la « nébuleuse mystico-ésotérique » du New Age tient d’abord à ce qu’elle est, en son cœur, une thérapie, une réconciliation de l’homme avec lui-même. L’édition française de l’Alchimiste n’a pas fait moins d’un million d’exemplaires ; or, l’ouvrage de Paolo Coelho est d’abord un itinéraire curatif, de soi vers soi, teinté de panthéisme et de magie.

La révolution de mai 68 fut un échec, une promesse non tenue : et cela est vrai autant au plan social qu’au plan sexuel [1]. L’après soixante-huitard demeure donc avec ses doutes et ses souffrances, les illusions perdues en plus. Voilà pourquoi il s’est replié sur lui. La santé parfaite, remarque Lucien Sfez, devient la grande utopie mobilisatrice de notre monde [2]. Au désir avorté de révolution sociale a succédé un attrait pour l’épanouissement individuel. Peut-on prophétiser qu’aux théologies de la libération vont laisser place à des théologies de la guérison ? Avec la même nécessité d’un discernement attentif. J’y reviendrai.

Il y a à cet intérêt pour la reconstruction de soi une raison plus négative : notre monde va mal. A quarante-cinq ans, il est rare qu’une personne n’ait pas connu une période de chômage, avec toutes les conséquences déshumanisantes que cela comporte ; une femme de moins de cinquante ans sur deux est célibataire. Sans compter les raisons plus cachées : la moitié des couples divorcent en région parisienne, un sur trois en province ; une femme sur deux a subi une ivg, et, sans juger nullement les personnes, on commence à mesurer le coût psychologique considérable de cette pratique déshumanisante. La fracture sociale dont on parle tant ne serait-elle pas d’abord une fracture familiale ?

L’histoire nous montre d’ailleurs que chaque période de crise grave, voire de mutations profondes de civilisation – je pense à l’effondrement de l’empire romain ou à la Renaissance, comme longue transition entre la société médiévale et les temps modernes – s’accompagne de signes assez constants : une prolifération de littérature ésotérique, et de pratique superstitieuse ; une multiplication de philosophies privilégiant la culture de soi sur la construction de la cité, du bien commun ; une tendance à la morosité ; une dépréciation de la vie, une difficulté d’engagement et une crainte de l’avenir immédiat. On reconnaît là, appliqués à une société, les symptômes de la dépression. « Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude », disait le grand philosophe Husserl, à la veille de la seconde guerre mondiale.

Notre époque présente aussi des spécificités, dont la principale et la plus alarmante est la sécularisation, la perte du sens de la transcendance. L’homme naturellement religieux, ne peut se passer de Dieu ; sinon il trouvera des idoles de substitution, notamment les stars, le sport (la toute récente coupe du monde de football nous l’a assez montré). On ne s’étonne pas assez de ce que la tentation de la drogue soit un phénomène spécifiquement contemporain, ignoré des siècles précédents. Elle est une fausse manière de combler le vide de l’âme, si caractéristique de notre temps. Elle est d’abord un désespoir face au monde ressenti comme un carcan, inapte à pouvoir exaucer le vœu de bonheur présent en nous : elle est une protestation à l’égard d’une société vécue comme une prison. Or, on ne veut sortir du fini que si l’on est habité par un désir d’infini. « La drogue, explique le cardinal Ratzinger, est donc un avertissement qui mène très loin : elle ne comble pas seulement un vide dans notre société qui n’a pas les instruments pour le pallier ; la drogue renvoie à une exigence intérieure de l’être humain qui s’impose sous une forme pervertie si elle ne trouve pas la réponse adéquate [3]. »

Ce vide de l’âme aggrave les blessures habituelles de l’existence : les manques d’amour, les échecs, les deuils, etc. Plus encore, il est en lui-même blessant : comment vivre paisiblement quand on a déclaré que Dieu est mort et que l’on ignore le sens de l’existence ? Quelle espérance donne l’affirmation de George Soros, Juif hongrois émigré aux Etats-Unis, l’un des premiers milliardaires du monde : « le rejet et la chute du communisme devraient impliquer l’abandon de tous les concepts universels [4] » ?

La question des blessures et de leur guérison est donc au cœur du monde actuel. Elle ne peut pas laisser indifférente l’Eglise, dont Paul VI disait qu’elle est « maîtresse en humanité ». Cette interrogation est le lieu de toutes les chances, mais aussi de toutes les ambiguïtés. Elle demande un discernement précis et urgent, compte tenu des multiples propositions curatives qui constituent un nouveau et capiteux marché. Trois grands types d’interrogations se posent :

  1. Les questions sont d’abord d’ordre anthropologiques. Quelle vision de l’homme sous-tend la pratique diagnostique et thérapeutique ? Une conception erronée de la personne ne peut pas ne pas avoir de conséquences concrètes. Cela est évident dans une pensée influencée par l’idéologie Nouvel Age pour qui l’homme est d’essence divine. Mais ce discernement doit aussi s’opérer dans le cadre du christianisme.

Et on ne peut se contenter de jugement sommaire. Trop de chrétiens cataloguent « New Age » un discours qui utilise les termes d' »harmonie », « recherche de soi », etc. C’est la peur et non l’accueil qui parle. Un exemple parmi beaucoup. Actuellement, aux Etats-Unis, mais aussi de plus en plus en France, on trouve des ouvrages, des stages se fondant sur l’Ennéagramme. De prime abord, le chrétien a quelques raisons de s’inquiéter : l’Ennéagramme nous est parvenu par la tradition soufie, est actualisé par Gurdjieff, édité par des maisons spécialisées dans les ouvrages à tendance New Age. Cette ascendance équivoque n’économise pas un discernement plus précis. Celui-ci montrera alors que l’Ennéagramme est un passionnant instrument non seulement psychologique, mais psycho-éthique, voire psycho-spirituel : il n’est pas impossible de mettre en relation étroite les neuf types décrits (en grec, ennéa signifie neuf et gramme, point) et les péchés capitaux de la tradition chrétienne (qui sont en fait souvent huit et même plus). D’ailleurs, il existe quelques ouvrages en langue française écrits par des chrétiens qui ont su parfaitement faire la part des choses [5].

Une anthropologie adéquate doit articuler, c’est-à-dire distinguer et conjuguer les couples : nature et grâce, Créateur et créature, ou, plus précisément encore le ternaire psychologie (ce qui est en l’homme sans l’homme : nos mécanismes, nos conditionnements), éthique (ce qui est en l’homme par l’homme : c’est-à-dire ce dont sa liberté responsable est la source : les actes bons et les actes mauvais) et théologal (ce qui est en l’homme mais vient d’au-delà de l’homme, c’est-à-dire de la grâce de Dieu) [6].

  1. Les questions sont ensuite d’ordre diagnostique. La situation est complexe, à l’image de la complexité de l’homme, frontière entre le monde matériel et le monde spirituel. Face au mal qui nous assaille, plusieurs causes peuvent être envisagées, précisément cinq : organique (somatique), psychologique, éthique, divine et diabolique. Par exemple, une tristesse persistante peut être le signe d’une pathologie neurologique (cause organique), d’une dépression (cause psychologique), d’une culpabilité pécheresse (cause éthique), d’une nuit de la foi (cause divine) ou de tentations (cause diabolique). Je ne dis certes pas que, face à toute souffrance, il faut déployer toute la panoplie. Mais il est simpliste et souvent inefficace de se contenter d’un seul type d’approche. D’autant que les maladies intérieures sont souvent liées non pas à un facteurs mais à la convergence de différents types de facteurs : une infection (atteinte somatique) n’apparaît que sur un terrain prédisposé, par exemple par une fragilisation psychologique.

Cette complexité nous laisse dans une situation paradoxale, pleine de pauvreté et néanmoins d’espérance. Nous n’avons jamais été aussi compétents en chacune des cinq approches diagnostiques du mal humain : depuis deux millénaires et seulement un siècle pour les disciplines les plus récentes, nous avons accumulé des trésors de connaissance sur l’organisme humain, le fonctionnement de son psychisme, mais aussi sur les ramifications multiples du péché, l’action progressive de Dieu dans notre château intérieur et les multiples stratagèmes utilisés par l’Ennemi. Mais nous souffrons aussi d’un dramatique cloisonnement des spécialités. Autrefois, l’excellente collection des Etudes carmélitaines, un certain nombre d’articles du Dictionnaire de spiritualité, notamment à la suite des pères jésuites Tonquédec, Beirnaert, etc. avaient commencé à jeter des ponts entre les différentes disciplines. La relève n’a pas été prise.

Nous sommes aussi tentés de survaloriser notre spécialité ou notre angle d’attaque : on sait combien le médecin allopathe est allergique au psychosomatique et combien la psychanalyse néglige l’incarnation et la spiritualité de son patient. Or, les sciences humaines nous ont appris que l’incompétence est une des principales raisons du déni. C’est parce qu’il n’existe pas de traitement efficace de l’autisme que celui-ci est encore diagnostiqué si tard. La première urgence est donc l’humilité. La seconde est la belle aventure de l’interdisciplinarité. A quand un grand traité médico-psycho-théologique qui ose proposer des diagnostics différentiels et des traitement intégrant les cinq approches de la maladie distingués ci-dessus ?

  1. Les questions sont enfin d’ordre thérapeutique. La demande voire l’urgence de guérison sont telles que l’on risque fort d’en faire une finalité ultime. Nombreuses sont les personnes [7] qui aujourd’hui confondent salut et guérison, prêtres et médecins-psychologues, foi et thérapie. Il est vrai que saint Maxime le Confesseur disait : « Un saint c’est quelqu’un qui n’a plus d’inconscient. » Ceux qui le citent commentent : « Tout en lui est devenu lumière… Comme la beauté a un accès direct au cœur, l’homme qui contemple une icône entre dans la perception immédiat de Dieu. Les images et les pensées sont alors remplies, transpercées par la sensation vive et brûlante de l’unique Image qui nous fonde dès la création et nous guérit sans cesse [8]. » Le père Marie-Eugène disait souvent : « Dieu est la santé de l’âme. »

Cela dit, on ne peut pas plus séparer que confondre la guérison de la blessure et le salut du péché : à l’instar de l’agir humain en qui se mêlent volontaire et involontaire, une véritable cure d’âme (au sens large et pas seulement protestant du terme) conjoint les aspects, psychologique, éthique et même spirituel (le pardon). C’est l’une des grandes limites de la psychanalyse freudienne d’avoir non seulement trop cloisonné l’âme, mais d’avoir fait descendre les habitants du rez-de-chaussée au sous-sol et systématiquement expliqué le haut par le bas. Une perspective strictement psychanalytique engendre souvent un affaiblissement du sens du péché confondu avec sa caricature qu’est la culpabilité psychologique. Or, la reconstruction de l’homme ne peut seulement faire appel à la psychothérapie. Elle requiert la participation de la volonté, c’est-à-dire nos petits actes portés par la grâce de Dieu. Mais tout ce qui demande notre coopération prend du temps. Voilà pourquoi il est bon de rappeler à notre monde du zapping et de l’immédiat que la guérison n’est jamais un processus instantané. Elle s’opère sur toute une vie et demande une instante participation de l’intéressé. C’est pour conjurer cette manière magique de considérer la guérison que je préfère parler de reconstruction.

Si l’on ne peut séparer lutte contre le péché et guérison de la blessure, santé et sainteté, il n’en faut pas moins soigneusement les distinguer, au nom même de l’irréductibilité du psychologique et de l’éthique. Ce qui est vrai pour la vie naturelle l’est encore davantage pour la vie divine. La distinction de la reconstruction des blessures et de la justification du péché n’est pas moindre que celle de la nature et de la grâce. Autrement dit, si désirable soit la guérison, n’oublions jamais que la paix qu’elle apporte n’est pas la vie de Dieu. Il ne faut cesser d’affirmer que l’humanisation n’est pas la divinisation. D’ailleurs, la reconstruction n’est ni la finalité de la vie ni même un passage nécessaire pour la sainteté. Le secret du bonheur est le don de soi. Certes, il y a des blessures qui sont à ce point obsédantes qu’elles rendent le véritable amour difficile : la reconstruction sera alors, dans la mesure du possible, une étape préparant à la joie du don.

Mais tout aussitôt, il faut rappeler la connexion vitale des deux processus. « L’apôtre, comme le Christ Jésus, est glorifié par l’Esprit d’amour qui le possède. Sa personnalité humaine est exaltée et grandie par cette présence et cette emprise de l’Esprit. Ses sens sont purifiés, son intelligence est affinée, sa volonté est affermie, tout un équilibre humain s’établit, un certain don d’intégrité est retrouvé sous l’influence mystérieuse de la présence divine [9]. »

Jésus le premier a donné l’exemple de cette intime connexion entre salut et reconstruction dans sa manière d’approcher et de toucher la femme de Samarie, la femme adultère [10], les pèlerins d’Emmaüs [11].

Les vies de personnes unies à Dieu attestent que la sainteté présente une influence bénéfique sur la santé (psychique). Ce cahier Edifa en donnera différents exemples. Je prendrai celui de François-Marie Libermann qui expérimenta combien l’abandon à Dieu est sanateur. Le futur fondateur des spiritains a connu, pendant dix ans, des crises d’épilepsie très invalidantes dont la première est survenue la veille de son ordination au sous-diaconat. Ces crises ont considérablement retardé son accession tant désirée au sacerdoce. Or, voici ce qu’il écrit à Mademoiselle Barbier, une jeune fille qui est attirée par la vie religieuse, mais qui souffre de crises nerveuses (dont il est difficile de savoir si elles relèvent de l’épilepsie) et est en butte aux contradictions dans sa famille : « Les affections nerveuses ont besoin d’être oubliées, négligées, méprisées. J’ai été assujetti à ces sortes de maux dans ma jeunesse, et cela d’une manière bien violente. Ce qui me faisait le plus mal, c’étaient la crainte, les inquiétudes, les précautions. Il faut secouer ces mouvements, ces agitations de l’âme, se distraire de soi-même dans ces moments-là, ne pas se laisser prendre par les angoisses nerveuses du cœur, mais agir avec force contre ces sentiments et se mettre dans une grande indifférence devant Dieu, pour éprouver du mal ou ne pas en éprouver. Étant ainsi disposé, on agit comme si l’on n’avait jamais rien éprouvé. Je vous dis la marche que j’ai suivi, dès que j’ai commencé à me donner au Bon Dieu. Je l’ai suivi par esprit de foi et dans le désir de plaire à Dieu, sans penser à recouvrer la santé par ce moyen, parce que je ne me doutais pas que cette conduite pût être utile. Par le fait, elle a eu une grande part à ma guérison [12]. »

Cinquante ans avant sainte Thérèse de Lisieux, le père François-Marie Libermann a découvert le primat absolu et curatif de la confiance : « Il s’est précipité dans l’abîme de la confiance [13]. » La conduite qu’il conseillait envers Dieu a finalement été pour lui un moyen de guérison, de dépassement du désespoir au cœur de l’épreuve et du doute.

Comment penser l’articulation de la santé et de la sainteté ? La guérison psychologique peut disposer à la sainteté ; elle est même parfois nécessaire à la croissance de la vie de la grâce. Mais en aucun cas, elle ne peut la causer ; elle n’intervient qu’à titre adjuvant. Il faut le répéter à temps et à contretemps, à une époque où l’on est à ce point préoccupé de son ego que l’on risque fort de réduire le don gratuit de la vie divine à la simple libération humaine.

En revanche, la sainteté peut être non pas la simple disposition ou l’occasion de la santé psychique, mais sa cause propre. Pourtant, telle n’est pas sa visée. La vie spirituelle est la communion avec Dieu : elle est donc toute tournée vers Lui. « La charité ne cherche pas son intérêt », dit saint Paul. Se tourner vers Dieu uniquement pour guérir serait transformer la fin en moyen et instrumentaliser le Christ. Comment alors comprendre que la grâce guérisse néanmoins ? Faisons appel à une distinction, classique en philosophie, celle du par soi et du par accident. Est par soi ce qui appartient à la nature d’un être ou de son action ; est par accident ce qui lui est joint, même si la jonction est permanente. C’est par soi que la rotation de la roue fait avancer la bicyclette ; mais c’est par accident, quoique ce soit inévitable, que le frottement de la roue engendre de la chaleur : en effet, il ne fait pas partie de la nature ni de la finalité du mouvement de rotation de chauffer. De même, l’effet par soi de la sainteté est l’union à Dieu, mais l’effet par accident, quoiqu’à la longue imparable, est la santé. C’est ce que note Frankl dans un vocabulaire proche du nôtre, pour peu que l’on accepte de rendre per effectum par per accidens et per intentionem par per se : « même si la religion, selon son intention première, ne s’occupe ni ne se préoccupe guère de guérison ou de prophylaxie psychique, il arrive pourtant qu’elle soit efficace, per effectum – et non per intentionem ! – du point de vue de l’hygiène psychique, voire de la psychothérapie, en assurant à l’homme une sécurité et un enracinement sans pareils, qu’il ne saurait trouver nulle part ailleurs, la sécurité et l’enracinement dans la transcendance, dans l’absolu [14]. »

Comment la sainteté opère-t-elle ? Un exemple parmi beaucoup : tous les chemins de reconstruction requièrent tôt ou tard le pardon à ceux qui nous ont fait mal (par exemple les parents), et aussi à soi-même. Inversement, le refus de pardon, l’obstination dans la haine ou l’indifférence – ce qui est souvent la même chose – pérennisent la blessure et l’infectent encore davantage. Or le pardon des offenses graves n’est pas œuvre humaine : pardonner recrée la relation ; or, seul Dieu crée. Seule la puissance miséricordieuse de la grâce peu à peu transforme le cœur de l’offensé et lui donne de se réconcilier. Alors, comme par surcroît (per effectum ou per accidens), la paix, témoin de la guérison, reviendra. Celui qui a accepté d’entrer dans la démarche de pardon s’étonne de retrouver une nouvelle fraîcheur de cœur : « Cela faisait quinze ans que je ne savais plus à quoi ressemblait la nature au printemps », témoignait une personne qui venait de vivre un pardon décisif, après une très longue période de souffrance et de révolte.

Je ne peux entrer dans le détail. J’évoquerai seulement les pistes de réflexion que m’a suggérées l’étude attentive de la vie et des écrits de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Son enfance fut traumatisée par une mise en nourrice loin de la maison familiale durant une année, puis par le décès de sa maman à quatre ans et demi ; cette profonde blessure d’abandon qu’ont creusée et réactivée les départs de Pauline et de Marie a débouché notamment sur une « étrange maladie » qui n’est pas que psychologique et sur de douloureux scrupules. Or, si Thérèse a grimpé sur la montagne de la sainteté, elle a aussi bénéficié, à mon sens, d’un exceptionnel chemin de reconstruction intérieure. Chemin où Dieu a agi (que l’on pense à la « conversion » de Noël 1886), mais dont elle est loin d’avoir été la spectatrice passive. Voici comment je le systématiserai en quelques mots, généralisant l’expérience thérésienne aux autres processus de reconstruction : la blessure meurtrit la personne de trois manières : elle la divise, elle la ferme, elle la voue à la répétition. Or, la vie spirituelle désagrège ces trois conditionnements blessés par l’exercice de trois vertus évangéliques : l’humilité (de la foi) réunifie ; la charité réouvre ; l’espérance (c’est-à-dire la confiance) redonne un avenir.

Le tailleur de pierres :

Nous ne pouvons pas nous passer de spécialistes, mais nous avons de plus en plus besoin de vrais généralistes qui envisagent l’homme souffrant dans la totalité de sa personne, selon les différentes perspectives qui ont été distinguées (organique, psychologique, éthique, surnaturelle), et qui tricote rédemption et reconstruction intérieure, hiérarchise sainteté et santé sans négliger la seconde au profit de la première. L’offre Nouvel Age répond d’abord à une demande. Il nous faut la déchiffrer et prendre conscience du trésor médicinal de notre tradition chrétienne et de sa compatibilité avec nombre d’apports des sciences humaines qui les confirment et les précisent. Il est urgent que les prêtres se forment dans ce sens, mais aussi des religieuses et des laïcs.

Permettez-moi de conclure par un conte. Il était une fois un homme qui avait pour marraine une fée ; elle lui avait permis de voir exaucer sept vœux. Son premier vœu fut d’être tailleur de pierres. Il fabriqua ainsi une maison pour tous les habitants du village et, avec l’argent reçu, il pouvait s’acheter chez le marchand du village, ce qu’il désirait. Mais il vint un jour où chacun eut sa maison. Alors, il ne pouvait plus acheter ce qu’il désirait. Il demanda à sa marraine, et ce fut le second vœu exaucé, de devenir comme ce riche marchand. Celui-ci mourut la semaine suivante et le fit légataire universel.

Un jour vint un haut fonctionnaire du Royaume devant qui tout le monde se prosternait. Notre tailleur aussi, malgré toute sa richesse. Alors, il demanda à sa marraine d’être haut fonctionnaire. Il le devint et, pendant la tournée, chaque personne s’inclinait devant lui.

Mais les jours de grande chaleur, il devait constamment s’éponger le front. Pourquoi donc était-il soumis au bon vouloir du soleil ? En toute simplicité, il demanda à la fée sa marraine de devenir le soleil. Et le voilà au centre de l’univers, réchauffant ou brûlant ceux qu’il voulait.

Mais un jour, un énorme nuage noir se forma au-dessus de la Terre et masqua le Soleil. Celui-ci eut beau augmenter le rhéostat, rien n’y fit : le nuage demeurait imperturbable. L’ancien tailleur de pierres demanda à sa marraine de devenir ce gros nuage. Son cinquième vœu fut aussitôt exaucé.

Survint alors une tornade qui le poussa et le dispersa. Toutes choses étaient détruites sur son passage, sauf une : un gros rocher demeurait inébranlé sous le souffle de la tornade. « Je veux être rocher » fut le nouveau vœu.

Maintenant, notre homme jouissait en toute béatitude de sa puissance inébranlable. Certes, la vie était monotone, mais du moins affrontait-il tout, soleil, vents, etc. Jusqu’au jour où… un bruit insolite troubla son repos. Il se pencha et aperçut un tout petit être qui dégageait des moellons de sa masse. Comment osait-il ainsi entamer ce rocher tout-puissant ? Et comment l’en empêcher ? Une seule manière de ne pas être grignoter totalement. Il appela une dernière fois la fée. Il lui adressa son septième et ultime vœu : « Marraine, fais-moi devenir comme ce tailleur de pierres ! »

Telle est notre histoire. Ces dernières décennies, nous avons vécu à la périphérie de nous-même dans l’illusion matérialiste ou que le combat social était l’unique chemin de la rédemption. Ce désir et même ce besoin qu’a notre contemporain de se retrouver, de se reconstruire n’est pas forcément un repli narcissique sur soi. Après ce long séjour hors de lui, il est bon que l’homme découvre que le seul voyage digne de lui est intérieur. A condition qu’en revenant en lui-même, tel l’enfant prodigue (Luc 15,17), l’homme découvre en lui plus que lui : « Toi, chantait saint Augustin de Dieu au livre 3 des Confessions, tu étais plus intime à moi que moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même. »

Pascal Ide

[1] Cf. Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998.

[2] Cf. Lucien Sfez, La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995.

[3] Cardinal Joseph Ratzinger, Un tournant pour l’Europe ? Diagnostics et pronostics sur la situation de l’Eglise et du monde, trad., Paris, Flammarion, Saint-Augustin, 1996, p. 16.

[4] George Soros, Le défi de l’argent, trad. Hélène Prouteau, adapté par Bernard Poulet, Paris, Plon, 1996, p. 26.

[5] Cf. Maria Beesing (o.p.), Robert Nogoseck (c.s.c.), Patrick O’Leary (s.j.), L’Ennéagramme. Un itinéraire de la vie intérieure, Paris, DDB, 1992. Richard Rohr et Andreas Ebert, Ennéagramme. Les 9 visages de l’âme, trad. de l’allemand par Anne Charrière, Paris, Guy Trédaniel Ed., 1997.

[6] Un exemple d’application. Dans un ouvrage salué par la critique catholique (« L’Orpheline de la Bérésina » Thérèse de Lisieux (1873-1897). Essais de psychanalyse socio-historique, coll. « Sciences humaines et religions », Préface dialoguée de Michèle Bertrand et Ginette Raimbault, Paris, Le Cerf, 1996), Jacques Maître défend la thèse selon laquelle la mystique thérésienne est une élaboration psychologique et sociologique de sa petite enfance. Sans traiter expressément de la blessure, cet ouvrage qui se veut un modèle d’interdisciplinarité, confond deux sortes de désirs qu’une juste vision philosophique de l’homme distingue : le désir sensible et le désir spirituel (au sens non chrétien) de la volonté. Certes, l’auteur a l’honnêteté de ne pas s’avancer sur le terrain de la foi. Aussi bien le reproche que je lui adresse n’est-il pas théologique, mais anthropologique.

[7] Et même les théologiens, ou du moins prétendus tels : cf., dans ce même cahier, mon article sur péché et blessure.

[8] Alphonse et Rachel Goettmann, Sagesse et pratiques du christianisme, coll. « Encyclopédie des phénomènes spirituels », Paris, Plon/Mame, 1995, p. 173. Tout le paragraphe est consacré à la fonction thérapeutique de l’icône (p. 169 à 173).

[9] Père Marie-Eugène, Je veux voir Dieu, Venasque, Ed. du Carmel, 71988, p. 1074. C’est moi qui souligne.

[10] Cf. Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, Ed. de l’Emmanuel, 1992, p. 53 à 55 et p. 289 à 293.

[11] Philippe Béguerie, Sur le chemin des hommes. Les sacrements, coll. « Dossiers libres », Paris, Le Cerf, 1984, p. 9.

[12] Lettre à Melle. Barbier, 2 juillet 1845, Notes et documents, Paris, tome 7, 1938, p. 238. Cf. Père Bernard Tenailleau, « La dimension guérissante du désir de Dieu : l’expérience du vénérable François Libermann (1802-1852) », Le désir de Dieu, in Psychologie et foi, n° 7, Paris, Supplément aux Cahiers du Renouveau n° 67, 1989, p. 37 à 47.

[13] Pierre Blanchard, « Le Vénérable Libermann, son expérience et sa doctrine », in Etudes carmélitaines, Paris, DDB, tome 1, 1968, p. 125. « Je vous dis la marche que j’ai suivie dès que j’ai commencé de me donner au bon Dieu ; je l’ai suivie par esprit de foi et dans le désir de plaire à Dieu, sans penser à recouvrer la santé par ce moyen, parce que je ne me doutais pas que cette conduite pût être utile. Par le fait, elle a eu une grande part à ma guérison ». (Notes et documents, Ibid.)

[14] Viktor E. Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, trad. Joseph Feisthauer, Paris, Resma, 1970, p. 69 ; cf. tout le passage.

10.3.2019
 

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