« De l’origine de notre notion de ‘connaissance’ ». Un résumé de la pensée de Nietzsche

« De l’origine de notre concept de ‘connaissance’ » est le titre d’un paragraphe du Gai savoir de Frédéric Nietzsche. Ce bref texte, tiré de la cinquième partie de la seconde édition [1], n’est pas seulement une généalogie de la connaissance, donc de la métaphysique, mais un résumé de tout ce livre fondamental, voire, de toute la philosophie de Nietzsche [2]. Même si les mots comme ressentiment, volonté de puissance, surhomme, éternel retour, etc., ne sont pas nommés, les concepts y sont ébauchés. C’est dire combien il vaut la peine de scruter attentivement ce § 355. Lisons-le (A) avant d’en proposer un plan (B), une analyse brève (C), puis détaillée (D) et de l’évaluer (E).

A) Lecture

Pour faciliter la lecture du plan et du commentaire qui suivront, j’introduis des numéros entre crochets correspondant aux six parties du texte.

 

De l’origine de notre notion de « connaissance ». [1] L’explication suivante m’a été suggérée dans la rue : j’entendais un homme du peuple dire : « Il m’a reconnu » – et me demandais aussitôt : qu’est-ce que le peuple peut bien entendre par connaissance ? Que veut-il, quand il veut de la « connaissance » ? Rien d’autre que ceci : ramener quelque chose d’étranger à quelque chose de connu. [2] Et nous autres philosophes – aurions-nous entendu davantage par le terme : connaissance ? Le connu signifie : ce à quoi nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés, toute chose familière enfin : – qu’est-ce à dire ? [3] Notre besoin de connaissance ne serait-il pas justement ce besoin du déjà-connu ? La volonté de trouver parmi tout ce qu’il y a d’étranger, d’extraordinaire, de douteux, quelque chose qui ne soit plus pour nous un sujet d’inquiétude ? Ne serait-ce pas l’instinct de la crainte qui nous incite à connaître ? La jubilation de celui qui acquiert une connaissance ne serait-elle pas la jubilation même du sentiment de sécurité recouvré ?… [4] Tel philosophe estima le monde « connu » dès qu’il l’eut ramené à l’« Idée » : mais n’était-ce point parce que l’« Idée » lui était si connue, si familière déjà ? parce qu’il avait entièrement cessé de craindre l’« Idée » ? – Honte à la suffisance de ceux qui prétendent connaître ! Que l’on examine sous ce rapport les principes et les solutions qu’ils proposent aux énigmes du monde ! Quand dans les choses, sous les choses, derrière les choses, ils retrouvent ce qui, par malheur, ne nous est que trop connu, par exemple notre table de multiplication ou notre logique, ou encore notre vouloir et notre convoitise, comme ils sont heureux, aussitôt ! Car « ce qui est connu est reconnu [Was bekannt ist, ist erkannt] » : ils sont unanimes à cet égard. [5] Mais les plus circonspects d’entre eux prétendent que le connu tout au moins serait plus facile à reconnaître que ce qui est étranger : il serait par exemple plus méthodique de prendre son point de départ dans le « monde intérieur », depuis les « faits de la conscience », parce que ce serait là le monde mieux connu de nous-mêmes ! Erreur des erreurs [Irrthum der Irrthümer] ! Le connu, c’est l’habituel, et l’habituel est ce qu’il y a de plus difficile à « reconnaître », c’est-à-dire à considérer en tant que problème, donc en tant qu’étranger, que lointain, que situé « hors de nous »… [6] La grande assurance dont les sciences naturelles font preuve par rapport à la psychologie et la critique des éléments de la conscience – sciences que l’on pourrait dire antinaturelles – tient précisément au fait qu’elles prennent la réalité étrangère pour objet : tandis qu’il y a quelque chose de presque contradictoire et d’absurde à vouloir prendre pour objet ce qui n’est pas étranger [3].

B) Plan

Présentons maintenant le même texte inséré dans un plan qui sera justifié dans le résumé.

1) Le symptôme : la conception habituelle de la connaissance

a) La conception de l’« homme du peuple » (1)

 

L’explication suivante m’a été suggérée dans la rue : j’entendais un homme du peuple dire : « Il m’a reconnu » – et me demandais aussitôt : qu’est-ce que le peuple peut bien entendre par connaissance ? Que veut-il, quand il veut de la « connaissance » ? Rien d’autre que ceci : ramener quelque chose d’étranger à quelque chose de connu.

b) La conception du philosophe (2)

 

Et nous autres philosophes – aurions-nous entendu davantage par le terme : connaissance ? Le connu signifie : ce à quoi nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés, toute chose familière enfin : – qu’est-ce à dire ?

2) La cause : le besoin de sécurité

a) Exposé (3)

 

Notre besoin de connaissance ne serait-il pas justement ce besoin du déjà-connu ? La volonté de trouver parmi tout ce qu’il y a d’étranger, d’extraordinaire, de douteux, quelque chose qui ne soit plus pour nous un sujet d’inquiétude ? Ne serait-ce pas l’instinct de la crainte qui nous incite à connaître ? La jubilation de celui qui acquiert une connaissance ne serait-elle pas la jubilation même du sentiment de sécurité recouvré ?…

b) Illustration maximale : Platon (4)
1’) Présentation

 

Tel philosophe estima le monde « connu » dès qu’il l’eut ramené à l’« Idée » : mais n’était-ce point parce que l’« Idée » lui était si connue, si familière déjà ? parce qu’il avait entièrement cessé de craindre l’« Idée » ?

2’) Évaluation critique

 

Honte à la suffisance de ceux qui prétendent connaître ! Que l’on examine sous ce rapport les principes et les solutions qu’ils proposent aux énigmes du monde ! Quand dans les choses, sous les choses, derrière les choses, ils retrouvent ce qui, par malheur, ne nous est que trop connu, par exemple notre table de multiplication ou notre logique, ou encore notre vouloir et notre convoitise, comme ils sont heureux, aussitôt ! Car « ce qui est connu est reconnu » : ils sont unanimes à cet égard.

c) Illustration minimale : Descartes (5)
1’) Présentation

 

Mais les plus circonspects d’entre eux prétendent que le connu tout au moins serait plus facile à reconnaître que ce qui est étranger : il serait par exemple plus méthodique de prendre son point de départ dans le « monde intérieur », depuis les « faits de la conscience », parce que ce serait là le monde mieux connu de nous-mêmes !

2’) Évaluation critique

 

Erreur des erreurs ! Le connu, c’est l’habituel, et l’habituel est ce qu’il y a de plus difficile à « reconnaître », c’est-à-dire à considérer en tant que problème, donc en tant qu’étranger, que lointain, que situé « hors de nous »…

3) Le remède : le gai savoir (6)

 

La grande assurance dont les sciences naturelles font preuve par rapport à la psychologie et la critique des éléments de la conscience – sciences que l’on pourrait dire antinaturelles – tient précisément au fait qu’elles prennent la réalité étrangère pour objet : tandis qu’il y a quelque chose de presque contradictoire et d’absurde à vouloir prendre pour objet ce qui n’est pas étranger.

C) Résumé

Résumons l’objet, la méthode, l’intention, le mouvement général du texte et les concepts principaux. Les deux premiers points sont présents dans le titre.

1) L’objet

L’objet de ce texte est la connaissance, thème ô combien axial de la philosophie, sinon le plus axial de la philosophie occidentale, depuis les Grecs (qui ont placé le logos au centre). Dans Le Gai savoir, Nietzsche achève la critique de la connaissance qu’il avait commencée quatre ans plus tôt dans Humain trop humain (1878). Plus précisément, la question ici posée est celle de la nouveauté de la connaissance. Comme dans le Ménon de Platon, il s’agit de savoir comment l’on connaît ce qu’on ne connaît pas.

Rien de plus banal et de plus constant que de s’intéresser à la connaissance en philosophie, avons-nous dit. En quoi consiste l’apport nouveau de Nietzsche ? Notre philosophe a une vive conscience de cette nouveauté, voire il en fait sa mission et il désire être le prophète qui permet à la philosophie d’accomplir un tournant et ainsi influer son destin.

2) L’intention

L’intention de Nietzsche et tel est son apport inédit, est de s’interroger non pas sur la connaissance, mais sur son origine. Voilà pourquoi le paragraphe porte non pas sur la seule connaissance, mais sur « l’origine [en l’occurrence dissimulée] de notre notion de ‘connaissance’ ». Toutefois, cette affirmation est insuffisante. En demeurer là serait en rester au seul versant négatif, en quelque sorte diagnostique. Or, l’intention totale de l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra est de guérir l’homme de sa cécité et lui redonner la santé et donc la vie. Elle n’est donc pas seulement de déconstruire, ce qui en demeure au versant négatif et correspond davantage aux philosophes postérieurs d’inspiration nietzschéenne, mais davantage marqué par la Destruktion (Heidegger), la déconstruction (Derrida), l’archéologie (Foucault). Mais elle est surtout positive et médicinale : conduire à une science qui affirme la vie.

3) La méthode

La méthode de Nietzsche n’est pas seulement médicale, elle est aussi généalogique. En effet, le mal dont l’homme souffre est caché ; autrement dit il ignore qu’il souffre. Il faut donc d’abord le révéler, pointer la cause qui le dissimule, pour ensuite l’en guérir.

4) Le plan

Dès lors, le plan croise la démarche médicale et la généalogie. Il procède ainsi en trois temps. Résumer ces étapes permettra aussi de résumer le texte avant d’entrer dans plus de détail.

  1. Que ce soit chez l’homme de la rue ou chez le philosophe, la connaissance se réduit à une reconnaissance : « Was bekannt ist, ist erkannt: ce qui est connu est ce qui est reconnu ». Nietzsche entend par là non pas la gratitude, ni l’anamnèse par laquelle je fais mémoire d’un savoir ou d’un don oublié, mais la répétition de ce qui est déjà connu. Connaître, c’est reconduire à ce que l’on sait déjà au quotidien, et donc n’étonne plus, par exemple, notre manière de voir l’autre ou de réagir. Ainsi, dans le dialogue platonicien cité ci-dessus, la réponse de Socrate annule toute nouveauté (l’esclave n’a qu’à se souvenir de ce qu’il sait déjà).
  2. La cause de cette conception (illusoire), Nietzsche ne la cherche pas dans la connaissance, mais, nous l’avons dit, dans l’origine de la connaissance, à savoir la volonté de connaissance – ce qu’il appellera plus tard « la volonté de puissance ». En l’occurrence, cette volonté consiste en un désir de sécurité, donc à ce qu’il appelle « l’instinct de crainte ». Or, l’inconnu est inquiétant. Voilà pourquoi l’homme reconduit la connaissance à du familier et ainsi la réduit à une reconnaissance, c’est-à-dire à une répétition sécurisante.
  3. Dès lors, le remède à cette conception fausse qui devrait nous faire « honte » est d’entrer dans une nouvelle connaissance, celle qui a donné son titre à la seconde édition : le gai savoir. Celui-ci ne s’oppose donc pas à un savoir triste ou un triste savoir, mais d’abord à un savoir craintif, un savoir étriqué par la peur.

5) Les concepts principaux

Nietzsche oppose donc le faux savoir de la reconnaissance au gai savoir. Pour fonder cette opposition polaire, le texte convoque un certain nombre de couples de concepts structurants qu’un tableau résumera :

 

La connaissance-reconnaissance

Le gai savoir

est animé par le besoin de sécurité

s’affranchit de cette peur pour entrer hardiment dans ce qu’il ne sait pas

reconduit au connu

ouvre à l’inconnu

reconduit au familier

introduit à l’étranger

reconduit au proche

initie au lointain

a un goût de mort

est la vie

se ressent comme une crainte et une tristesse

s’éprouve comme une ivresse

D) Commentaire

Commentons désormais chacune des six parties de ce texte, en précisant les points qui n’ont pas été analysés par le précédent résumé.

1) La connaissance pour l’homme du peuple

 

L’explication suivante m’a été suggérée dans la rue : j’entendais un homme du peuple dire : « Il m’a reconnu » – et me demandais aussitôt : qu’est-ce que le peuple peut bien entendre par connaissance ? Que veut-il, quand il veut de la « connaissance » ? Rien d’autre que ceci : ramener quelque chose d’étranger à quelque chose de connu.

 

Nietzsche énonce d’abord son diagnostic : la réduction de la connaissance au déjà-connu, et cela du point de vue de l’« homme du peuple ». Considérons successivement le sujet connaissant et l’objet connu.

Notre auteur entend par « homme du peuple » non pas simplement l’homme de la rue, mais le non-philosophe. Il ne décrit pas seulement l’opinion commune ; il prépare ce qu’il dira dans la deuxième partie, à savoir l’opinion du philosophe, afin de montrer que les deux convergent. Il ne s’agit donc pas de l’introduction du potache qui commence sa dissertation de philo par un « Depuis toujours, l’homme a pensé que… ». Son intention est de mettre en perspective une croyance erronée mais universelle.

Par ailleurs, Nietzsche formule aussi déjà en quoi consiste cette conception mensongère de la connaissance à partir des concepts avancés ci-dessus. Précisément, il mobilise l’un des pôles de deux couples catégoriels : « étranger » versus familier ; « connu » (qui est souligné) versus inconnu. Outre le diagnostic symptômatique, il annonce déjà son diagnostic étiologique (la cause) en demandant : « Que veut-il, quand il veut de la ‘connaissance’ ? » Nietzsche montre déjà le processus généalogique qu’il opèrera : passer de la connaissance à la volonté de connaissance qui est à l’œuvre, précisément, la volonté de connaissance présente dans ce type de connaissance qui ramène tout au connu.

2) La connaissance pour le philosophe

 

Et nous autres philosophes – aurions-nous entendu davantage par le terme : connaissance ? Le connu signifie : ce à quoi nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés, toute chose familière enfin : – qu’est-ce à dire ?

 

Après avoir posé le diagnostic du point de vue (selon la perspective) de l’homme de la rue, Nietzsche le pose du point de vue (selon la perspective) du philosophe : « Nous autres philosophes ». Nous nous attendons à un regard différent sur la connaissance chez ces professionnels de la pensée et donc de la connaissance. D’où la question : avons-nous « entendu », c’est-à-dire compris « davantage » ? Contre toute attente, la réponse est négative. Une fois n’est pas coutume, le philosophes ne fait pas plus, pas autre chose que l’homme de la rue : il reconduit également l’inconnu au déjà connu.

Pour le montrer, notre auteur mobilise là encore les catégories déjà vues : connu versus inconnu ; familier ou quotidien versus étonnant ou étranger. Il enrichit aussi son propos d’abord en offrant trois exemples (ébauchant ainsi une induction) : « notre vie quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés, toute chose familière enfin ». Ensuite, il explique le mécanisme : l’habitude (« nous sommes assez habitués »). Ou plutôt, il semble l’expliquer car nous verrons dans le prochain paragraphe que cette habitude n’est pas tant la cause que l’effet, la cause résidant dans la volonté sécurisante de rester auprès de soi (et donc le refus de risquer loin de soi). Enfin, il souligne le sentiment qui accompagne cette attitude. Plus exactement, la disparition de l’affect qu’est l’étonnement. En effet, les philosophes (grecs) faisaient de l’étonnement l’émotion qui dispose à l’acte philosophique [4]. Or, justement, l’étonnement naît de ce qui rompt avec la familiarité du quotidien ; plus encore, elle est une forme d’inquiétude face à ce qui est inconnu. Par conséquent – et cet état de fait est bien plus inquiétant ! –, le philosophie n’est donc plus cet aventurier de la pensée qui venait bousculer l’homme de la rue dans ses certitudes.

3) La cause de cette conception mensongère de la connaissance : le désir de quiétude

 

Notre besoin de connaissance ne serait-il pas justement ce besoin du déjà-connu ? La volonté de trouver parmi tout ce qu’il y a d’étranger, d’extraordinaire, de douteux, quelque chose qui ne soit plus pour nous un sujet d’inquiétude ? Ne serait-ce pas l’instinct de la crainte qui nous incite à connaître ? La jubilation de celui qui acquiert une connaissance ne serait-elle pas la jubilation même du sentiment de sécurité recouvré ?…

 

Nietzsche passe désormais du signe à la cause, du diagnostic symptômatique au diagnostic étiologique. Il l’énonce sous forme interrogative. Mais ne nous trompons pas : la question s’accompagne d’une négation ; or, rhétoriquement, l’interro-négative vaut affirmative ; donc, notre auteur affirme bien que cette conception de la connaissance universellement présente, chez le non-philosophe comme chez le philosophe, est celle qui biffe l’inconnu pour lui substituer le « déjà-connu ».

Ensuite et surtout, Nietzsche prouve sa thèse : cette reconduction au « déjà connu » n’est pas un processus cognitif ou logique (comme un syllogisme éclairant un énoncé en en manifestant le moyen terme), mais un processus volitif. En effet, il parle de « volonté », et il précise celle-ci en convoquant deux autres mots : « besoin » et « instinct ». Comme l’observe Emmanuel Housset, « il faut bien reconnaître qu’il n’est pas toujours simple dans l’œuvre de Nietzsche de parvenir à faire des nuances entre instinct, pulsion et affect [5] ». On pourrait ajouter « volonté ». Il semble que « besoin » et « instinct » renvoient à ce qui est plus inconsient, donc à une source plus cachée, ce que ne dit pas volonté [6]. En tout cas, l’objet du besoin et de l’instinct est clairement indiqué : un besoin de quiétude et de sécurité, et « l’instinct de la crainte » (de surcroît souligné).

Il est essentiel de comprendre que ces sentiments et besoins ne doivent pas être interprétés psychologiquement (comme l’expression d’un mécanisme de défense) ou éthiquement (comme un repli égoïste sur soi ou une pusillanimité frileuse), mais philosophiquement, voire métaphysiquement, comme une posture fondamentale, fondatrice de négation de toute étrangeté : la connaissance est utilisée pour anesthésier l’inquiétude, pour neutraliser l’inhabituel. Autrement dit, le philosophe ne refuse pas l’inquiétant, ce qui serait encore une manière de l’affirmer, il le nie purement et simplement, en transformant l’inquiétant en non inquiétant. En réalité, elle a pour finalité de nous confronter au dérangeant. Donc, en rendant familier ce qui est étranger, cette conception de la connaissance est mensongère.

Enfin, Nietzsche confirme ou résout une objection implicite : la connaissance (la conception falsifiée de la connaissance) ne s’accompagne pas que d’un sentiment de sécurité ou de quiétude (ce qui n’est pas la même chose que la paix), mais d’un sentiment de joie et même de « jubilation ». Saint Augustin ne parle-t-il pas du « gaudium de veritate : la joie [qui naît] de la vérité [7] » ? Mais l’auteur du Gai savoir réduit cette jubilation au « sentiment de sécurité recouvré », donc en annule toute nouveauté. En effet, dans cette attitude mensongère qu’est le pathos sécuritaire, le philosophe nie toute crainte de nouveauté alarmante, étrangère.

4) Première illustration : la philosophie de Platon

Cette confusion entre connaissance et reconnaissance par instinct de crainte, Nietzsche l’illustre par deux philosophes parmi les plus notables : un philosophe antique, Platon ; un philosophe moderne, Descartes. Et, comme le plan l’indiquait, il expose d’abord brièvement leur pensée, puis il propose une évaluation critique à partir de cette grille.

 

Tel philosophe estima le monde « connu » dès qu’il l’eut ramené à l’« Idée » : mais n’était-ce point parce que l’« Idée » lui était si connue, si familière déjà ? parce qu’il avait entièrement cessé de craindre l’« Idée » ? – Honte à la suffisance de ceux qui prétendent connaître ! Que l’on examine sous ce rapport les principes et les solutions qu’ils proposent aux énigmes du monde ! Quand dans les choses, sous les choses, derrière les choses, ils retrouvent ce qui, par malheur, ne nous est que trop connu, par exemple notre table de multiplication ou notre logique, ou encore notre vouloir et notre convoitise, comme ils sont heureux, aussitôt ! Car « ce qui est connu est reconnu » : ils sont unanimes à cet égard.

 

L’on objectera que Nietzsche ne cite pas Platon. L’on répondra que, d’abord, Nietzsche parle à trois reprises de l’Idée, les parenthèses montrant bien que le terme est pris dans son sens technique. Or, c’est Platon qui lui donne son sens spéculatif, qui est métaphysique. Ensuite, Nietzsche donne pour exemple la « table de multiplication » ou la « logique », il fait bien entendu allusion au célèbre exemple du Ménon cité ci-dessus. Enfin, l’on sait combien le philosophe grec est l’« ennemi » personnel du philosophe allemand.

Encore faut-il bien comprendre la pointe de sa critique. Ici, Nietzsche ne s’attaque pas d’abord au dualisme (la séparation prétendue entre l’apparence et la réalité, entre le visible changeant et l’invisible consistant, entre le corps et l’âme), mais à sa conception de la connaissance. Autrement dit, il confond non pas la métaphysique (ou l’anthropologie) platonicienne, mais son épistémologie. Paradoxalement, le problème n’est plus l’Idée comme telle, mais le fait que cette Idée ne suscite plus d’étonnement chez Platon.

On objectera que cette critique porte plus contre les platoniciens que contre Platon lui-même. L’on répondra que, justement, Nietzsche accuse les « ils », c’est-à-dire les platoniciens. Ce qu’il cherche à renverser, c’est ce platonisme, c’est-à-dire la prétendue évidence de l’Idée à laquelle, prétend l’épistémologie du déjà-vu, le monde sensible participerait. D’où la répétition intentionnelle : « dans les choses, sous les choses, derrière les choses ». D’ailleurs, les exemples empruntés à mathématique et à la logique sont emblématiques. En effet, les nombres et les démonstrations logiques sont des entités stables, identiques à elles-mêmes. Elles s’opposent donc à la constante survenue de l’inconnu et satisfont le vouloir (la « volonté de puissance ») nourrie de « convoitise » et de (faux) bonheur (« ils sont heureux ») embourgeoisé.

5) Deuxième illustration : la philosophie de Descartes

 

Mais les plus circonspects d’entre eux prétendent que le connu tout au moins serait plus facile à reconnaître que ce qui est étranger : il serait par exemple plus méthodique de prendre son point de départ dans le « monde intérieur », depuis les « faits de la conscience », parce que ce serait là le monde mieux connu de nous-mêmes ! Erreur des erreurs ! Le connu, c’est l’habituel, et l’habituel est ce qu’il y a de plus difficile à « reconnaître », c’est-à-dire à considérer en tant que problème, donc en tant qu’étranger, que lointain, que situé « hors de nous ».

 

Passons maintenant à un deuxième exemple de ce mécanisme délétère de réduction au déjà-connu par crainte de l’inconnu.

Là encore, on se demandera pourquoi nous personnalisons cette critique qui n’est pas explicitement nominative. Assurément, la critique est plus large et vise toute philosophie idéaliste qui accorde plus à l’intériorité qu’à l’extérieur. Toutefois, et Nietzsche le sait bien, Descartes est la première philosophie explicite qui systématise cette primauté des « faits de la conscience » et du « monde intérieur », sur le monde sensible, extérieur. D’ailleurs, comment ne pas lire dans ce « méthodique » une allusion au premier écrit en langue de philosophie en langue vernaculaire, qui a donné accès au cœur de la philosophie cartésienne : Le discours de la méthode ?

Là encore, comprenons bien la pointe de la critique. Nietzsche ne se contente pas de renverser l’ordre de la priorité en affirmant celle de l’extériorité sur l’intériorité, celle du corps sur l’âme, celle de la vie sur la pensée, celle de Dionysos sur Apollon. Ce faisant, en effet, il ne ferait qu’opposer une vérité déjà connue (l’antériorité idéaliste de la conscience) une autre vérité déjà défendue (l’antériorité réaliste du monde). Derechef, ce que l’auteur de La généalogie de la morale vise est ce que l’on prétend connaître : l’immédiateté, qu’elle soit celle du cogito comme celle du corps. La prochaine objection précisera ce point.

L’on pourrait opposer à Nietzsche l’objection suivante. La volonté de connaître s’oppose à la connaissance ; or, la distinction du vrai et du faux est interne à la connaissance ; adoptant le point de vue de la volonté, il ne devrait donc pas adopter le lexique de l’erreur et d’en accuser le discours cartésien. Cette contradiction est d’autant plus notable que la précédente critique de Platon employait le registre non pas cognitif, mais affectif, en l’occurrence, convoquait le sentiment de honte : « Honte à la suffisance de ceux qui prétendent connaître ! ».

Nous répondrons que, même si les termes de l’expression « erreur des erreurs » appartiennent au registre cognitif, donc apparemment véritatif, doivent être interprétés dans les termes de la volonté. Qu’est-ce à dire ? Pour expliciter notre propos, il faut sortir de la déconstruction (le volet négatif) et expliciter la méthode nietzschéenne (le volet positif, le gai savoir dont parlera le prochain paragraphe). D’un mot, elle consiste à se rendre étranger à ce qui est familier, à éloigner ce qui est le plus proche, à se déshabituer de ce qui est trop usuel. Or, notamment pour un moderne, le dedans de la pensée est plus immédiat, plus proche que le dehors des choses. Voilà pourquoi Nietzsche critique la théorie cartésienne de l’évidence. Voilà aussi pourquoi, en de nombreux textes, il montre les multiples rôles joués et visages arborés par le moi. Ce qui semblait un et stable est au fond pluriel et changeant.

Prenons un exemple célèbre. On le sait, Nietzsche a substitué à la parole évangélique : « Aime ton prochain comme toi-même » la prescription paradoxale d’aimer son lointain. On l’interprète parfois faussement comme une invitation à élargir son affection ou, pire, à préférer le solipsisme au fallacieux amour. La signification est différente et plus profonde. Notre auteur nous invite à nous étonner de ce qui est trop familier. De fait, comme il est fréquent de ne pas, de ne plus être attentif à celui qui nous est trop proche et trop habituel, au point que nous croyons en faire le tour (au double sens du terme). Le mal dicte le remède : pour redécouvrir ce prochain et l’aimer, la seule attitude est de l’éloigner, s’en défamiliariser, si je puis dire, le mettre en perspective.

6) Le gai savoir des sciences naturelles

 

La grande assurance dont les sciences naturelles font preuve par rapport à la psychologie et la critique des éléments de la conscience – sciences que l’on pourrait dire antinaturelles – tient précisément au fait qu’elles prennent la réalité étrangère pour objet : tandis qu’il y a quelque chose de presque contradictoire et d’absurde à vouloir prendre pour objet ce qui n’est pas étranger.

 

Enfin, Nietzsche évoque la sortie de l’illusion mensongère de la reconnaissance et la guérison de cette volonté pathologique de tout reconduire au familier.

De prime abord, le développement étonne. D’abord, il invoque le témoigne des « sciences naturelles » alors que nous sommes en philosophie. Ensuite, l’on sait les critiques que le philosophe à coups de marteaux adresse aux sciences naturelles – qui ne trouvent pas plus grâce à ses yeux que la « psychologie » ici nommée ou la philosophie.

En fait, Nietzsche ne parle pas tant de la science en son objet (la nature dont elle cherche à déterminer ses lois), qu’en son extériorité, donc son étrangeté. Pour autant, il ne répète pas d’une autre manière le contenu déjà vu (sic !). Car il oppose sciences humaines (psychologie) et sciences naturelles. Or, la psychologie traite du savoir de soi. Donc, Nietzsche cherche à sensibiliser à une autre approche de soi. En effet, la manière habituelle que l’on pourrait qualifier de naturelle au sens où le passage lui oppose l’adjectif « antinaturel » et qui a été surdéveloppée depuis la modernité a hypertrophié le sujet en sa transparence et en l’opposant à la prétendue opacité de la réalité extérieure, matérielle. En prenant comme comparaison les sciences naturelles qui valorisent l’extériorité inusuelle des choses, Nietzsche propose donc un passage par l’étranger. Il s’agit donc de reconnaître que nous ne nous connaissons pas vraiment et que, pour accéder enfin à soi, il nous faut consentir à ce long chemin d’altérité, passer par autre que soi. Autrement dit, à l’illusion mensongère de l’accès immédiat à soi-même d’où découle la connaissance de l’autre, il substitue la médiation qui fait de la connaissance de soi non plus le point de départ, mais le terme. Pour le dire avec les mots de Rimbaud, dans une lettre fameuse : « Je est un autre » ou avec les mots de l’opus princeps de Ricœur : soi-même comme un autre.

Ainsi, Nietzsche ne se contente pas de critiquer la voie parménidienne de la reconnaissance et de l’identique, Platon et Descartes, il propose une autre philosophie, autrement plus fidèle à sa vocation, et qui conduit à la « gaya scieNietzschea », à savoir la jubilation d’un savoir vivant de soi, de l’autre et de la nature, un savoir aventureux, qui se laisser surprendre par l’inconnu qui apparaît.

E) Relecture

Ce texte est passionnant pour connaître la pensée de Nietzsche, mais aussi intéressant en lui-même. Ce qui ne signifie pas qu’il soit au-dessus de toute critique. En commentant le texte, nous avons largement relevé l’apport novateur de cette approche de la connaissance qui fera école. J’insisterais donc sur les limites de l’interprétation nietzschéenne, non sans terminer par son évaluation à la lumière d’une métaphysique de l’amour-don.

1) Quelques questions

On pourra d’abord interroger la relecture de l’histoire de la philosophie proposée par Nietzsche. En effet, il privilégie les platoniciens et Descartes, dont la forma mentis est platonicienne, qui soulignent la mêmeté (par exemple, le savoir par anamnèse ou les idées infuses) et l’intériorité. Or, la lignée aristotélicienne, elle, valorise la nouveauté (le chapitre, fameux entre tous, ouvrant les Physiques, décrit l’ordo determinationis, c’est-à-dire le cheminement du savoir comme un passage du plus connu quoad nos au plus connu quoad se, qui nous est justement inconnu) et l’extériorité (l’intelligible étant abstrait du sensible), donc la proximité avec la démarche expérimentale des sciences naturelles.

Considérons maintenant la doctrine elle-même. Tout d’abord, il y a une reconnaissance qui, antérieurement même à la gratitude, loin d’être une attitude sécurisante et régressive, est un acte éminemment positif d’anamnèse d’un don invu. Disons plus. La loi de précédence ontologique du don sur la réception s’accompagne très souvent d’une précédence noétique : ce n’est qu’après-coup que, comme les pèlerins d’Emmaüs ou Jacob, je prends conscience que mon cœur « était tout brûlant », que Dieu était là et que je l’ignorais.

Ensuite et de même, s’il y a une crainte mondaine qui replie sur soi et sur ses étroites certitudes, il y a une crainte servile (qui n’est pas encore la crainte filiale mue par le seul amour) qui rassure légitimement la personne sur des vérités mal fondées et lui permet de se lancer dans la grande aventure des découvertes inédites. Autrement dit, il y a trois sortes d’auditeur : ceux qui ne veulent entendre que la confirmation de leurs propres opinions (ce sont eux que, très légitimement, Nietzsche critique) ; ceux qui sont prêts à désapprendre le trop familier, se mettre en danger et découvrir l’inconnu (ce sont aussi eux que, très légitimement, Nietzsche loue) ; mais il y a les intermédiaires qui n’ont besoin d’être amarrés à leurs certitudes pour mieux se lancer vers des contrées insues et incertaines (et ce sont eux que la philosophie très viriliste, très héraclitéenne et si peu miséricordieuse de Nietzsche méprisent injustement).

Enfin, pour Nietzsche, l’aventure inédite à laquelle doit conduire le non-connu s’identifie à l’ivresse de la vie et à l’ébriété de l’érôs, mais condamne le prétendu poison de l’agapè. Ce thème n’apparaît qu’implicitement ici. Quoi qu’il en soit, il manque la nouveauté autrement radicale introduite par l’Amour crucifié : alors que, dans son dynamisme ascendant, l’amour-attrait est toujours menacé de mesurer son objet à son désir, dans son dynamisme descendant, c’est-à-dire extatique et kénotique, l’amour-don échappe à toute réduction par l’aimant autant que par l’aimé.

2) À la lumière du don

Quoi qu’il en soit de ces limites profondes, demeure la dénonciation lucide de nos compromissions sécuritaires et l’appel puissant à l’aventure. Et elles peuvent être relues à la lumière de l’amour-don. Celui-ci obéit à une dynamique ternaire : réception-appropriation-donation. Or, la philosophie nietzschéenne récuse l’accueil qu’il soupçonne de nier l’élan de la vie et d’enfermer dans un arrière-monde, pour promouvoir l’autocréation de soi par soi, dans le consentement à ce qui est (l’éternel retour). Si, orphelin, l’enfant ne se reçoit pas d’une paternité qui l’engendre dans la générosité désintéressée, du moins garde-t-il son rire riche de promesses vivantes, sans pour autant parvenir à une donation qui, s’étant reçue gratuitement, peut ouvrir à la communion.

Pascal Ide

[1] En effet, la première édition, de 1882, ne comportait que 4 livres, alors que la réédition de 1887 (qui seule porte le titre définitif de Gai savoir) en ajoute un cinquième.

[2] Comment s’en étonner ? Nietzsche fait partie de ces philosophes qui, comme Pascal, exprime leurs pensées dans des fragments ou des aphorismes, par opposition aux philosophes analytiques qui, comme Aristote ou Kant, expose les leurs dans des traités systématiques. Or, synthétiques, les pensées aphoristiques sont souvent fractales : le tout se reflète dans la partie ; celle-ci condense volontiers en quelques formules bien frappées l’intuition qui les anime.

[3] Frédéric Nietzsche, Le Gai Savoir « la gaya scieNietzschea ». Fragments posthumes (été 1881-été 1882), V, § 355, Œuvres philosophiques complètes. V. Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éd.), Marc B. de Launay (éd. revue), trad. Pierre Klowwoski, Paris, Gallimard, 1982, p. 255-256. Souligné dans le texte.

[4] Cf., notamment, Platon, Théétète, 155 d ; Timée, 22 b ; Aristote, Métaphysique, A, 2, 982 b 12 s.

[5] Emmanuel Housset, La métaphysique, Préparation comodale Agrégation 2020-2021, Université de Caen-Normandie, p. 92-99, ici p. 95. Le commentaire que je propose ici s’inspire de ce très clair exposé, accessible en ligne.

[6] Cf. Frédéric Nietzsche, Gai savoir, § 333 ; Par-delà bien et mal, § 3 et 36.

[7] « Vivre heureux consiste en une joie qui a sa source dans la vérité » (S. Augustin, Confessions, L. X, xxiii, 33).

27.1.2022
 

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