D) Une illustration détaillée d’histoire globale. Les étapes selon Erik Erikson
1) Introduction
Nous nous fonderons surtout sur l’apport d’un grand psychologue américain, Erik H. Erikson (1902-1994), quitte ensuite à prendre du recul vis-à-vis de sa doctrine. On connaît Erikson comme le théoricien qui a réfléchi sur l’identité. Mais il est encore davantage connu comme celui qui a proposé une vue d’ensemble du développement de l’être humain. En effet, dans un chapitre de son ouvrage Enfance et société, publié en 1950, Erikson a présenté une modélisation complète du cycle vital humain en huit stades (ou étape ou âges). De fait, la notion de « développement » paraît être la notion centrale et le grand apport d’Erikson [1].
2) Brève biographie
Erik Homburger Erikson est né le 15 juin 1902 à Francfort en Allemagne et mort le 12 mai 1994 à Harwich dans le Massachusetts. Psychanalyste germano-américain et psychologue du développement, il est l’un des psychologues les plus connus et les plus influents. À ne pas confondre avec un autre Américain tout aussi créatif, le psychiatre Milton Erikson, dont traitera le chapitre 7 du cours.
Erikson est né en Allemagne, d’un père inconnu danois, et d’une mère juive allemande, Karla Abrahamsen, qui l’élève seule durant ses trois premières années. Lorsqu’elle se marie avec Theodor Homburger, pédiatre allemand de Karlsruhe, Erikson prend le nom de Homburger de son beau-père, qu’il modifie lors de sa naturalisation américaine pour s’appeler Erik H. Erikson.
Il commence une analyse avec Anna Freud en 1927, et devient analyste d’enfants et membre de la Société psychanalytique de Vienne en 19231. Il travaille à l’école d’Hietzing (quartier de Vienne) fondée par Anna Freud avec Eva Rosenfeld puis Dorothy Burlingham, école inspirée à la fois par la psychanalyse et par la pédagogie nouvelle, notamment la pédagogie par les projets. Il est d’origine juive et émigre en 1932 lors de la montée du nazisme en Europe. Il s’installe à Boston, où il exerce comme psychanalyste d’enfants. Il devint associé à la Harvard Psychological Clinic, tout en poursuivant des recherches à Yale. Il s’installe ensuite à Berkeley, où il fonde la Société psychanalytique de San Francisco. En 1960, il est nommé professeur au Harvard College, qu’il quitte au début des années 1970, pour retourner en Californie, puis revient à Cambridge, en 1987 et enfin s’installe à Harwich au Cap Cod [2].
3) Influence de Freud
a) La continuité avec Freud
Grande est l’influence de Sigmund Freud sur Erik Erikson dont il accepte largement les points de départ méthodologiques, notamment les trois points de vue freudiens, dynamique, structural et génétique, qu’il présente ainsi :
« L’orientation unique que Freud a donnée à la nouvelle méthode d’investigation consista à introduire dans la science psychologique un système de coordonnées que je ne peux que résumer très brièvement. Le concept d’énergie auquel il était attaché en commençant, a donné la coordonnée dynamique-économique, celle qui rend compte des pulsions et des forces et de leurs diverses transformations. La deuxième coordonnée, topique-structurale, s’est dégagée de son étude des localisations psychiques, telles qu’il les présentait dans l’esprit-robot de ses débuts. Enfin, la coordonnée génétique est celle qui tient compte de l’origine et du déeloppement par phases successives tant de la pulsion que de la structure [3] ».
Quant au contenu, Erikson reprend aussi les intuitions de Freud. Par exemple, « le second principe de la psychanalyse, à savoir que l’on ne saurait reconnaître chez un autre ce que l’on n’a pas appris à reconnaître d’abord en soi-même [4] ». Mais aussi « un autre principe » de la psychanalyse : « la découverte psychologique s’accompagne d’un engagement irrationnel de l’observateur » et « cette découverte ne peut être communiquée à un autre sans une implication irrationnelle de l’un et de l’autre [5] ».
Cette convergence apparaîtra particulièrement pour les trois premiers stades psychosociaux d’Erikson qui sont d’abord fondés sur les trois stades psychosexuels de Freud.
Elle apparaît aussi, par exemple, dans l’explication suivante. Deux des mécanismes psychiques à la fois utiles et les plus toxiques ont été identifiés par la psychanalyse comme se mettant en place très précocément, chez le bébé qui joue : la projection et l’introjection. Voici comment Erik Erikson les explique :
« La psychanalyse admet que le premier processus de différenciation entre l’intérieur et l’extérieur est à l’origine des mécanismes de projection et d’introjection qui restent deux des nos plus profonds et plus dangereux mécanismes de défense. Dans l’introjection, nous sentons et nous agissons comme si une valeur extérieure était devenue une certitude intérieure. Dans la projection, nous ressentons une souffrance intérieure comme extérieure : nous chargeons certaines personnes significatives du mal qui, en réalité, est en nous. On considère donc que ces deux mécanismes, la projection et l’introjection, se modèlent sur ce qui se passe chez les bébés lorsqu’ils aimeraient extérioriser la souffrance et intérioriser le plaisir. Ce désir doit pourtant se soumettre au témoignage des sens qui grandissent et finalement, à la raison. Ces mécanismes réapparaissent plus ou moisn normalement lors de crises aiguës de l’amour, de la confiance ou de la foi chez l’adulte [6] ».
b) L’originalité d’Erikson
Le psychologue américain ne se contente pas de répéter Freud. Il enrichit l’apport freudien. Il présente ainsi son apport en continuité, sans chercher à critiquer le fondateur de la psychanalyse (même si la critique peut se lire en creux). Au moins quadruple est l’apport d’Erikson.
- L’explication de l’être humain doit faire appel non pas seulement à l’origine, mais aussi au terme. Ainsi, Erikson oppose « l’hypothèse téléologique » que la psychanalyse évite à toutes forces et l’approche « originologique », néologisme caractérisant en propre la psychanalyse : « J’entends par cette expression l’habitude de pensée qui réduit toute situation humaine à une situation analogue antérieure, et finalement à l’antécédent le plus ancien, le plus simple et le plus infantile, supposé être son ‘origine’ [7]». Là contre, « j’ai tenté […] de présenter le cycle vital complet comme un phénomène psycho-social intégré [8]». Paul Ricœur proposera aussi de doubler l’approche archéologique d’une approche téléologique.
- L’explication de l’être humain doit faire appel non pas seulement à l’individu, mais aussi au groupe social. Illustrons cette différence ou plutôt cette complémentarité enrichissante. Par exemple, « pour compléter le schéma freudien des stades psychosexuels infantiles, j’ai proposé un schéma psychosocial dans lequel le stade caractérisé comme l’analité freudienne est également celui où s’affirme l’autonomie psychosociale, ce peut signifier, et même signifie, indépendance ; mais peut également signifier défi, entêtement, égocentrisme [9]».
- L’explication de l’être humain présentera la femme d’une manière plus positive. En effet, Freud « a fait de la féminité une universelle névrose de compensation marquée par une amère insistance à vouloir être ‘restaurée’ [10]», bref, une « explication en termes masculins [11]». En effet, pour Freud, tout s’explique au fond par « le défaut d’un organe extérieur [12] », le phallus. En regard, Erikson propose un nouveau point de depart : « l’existence d’un espace intracorporel fécond et abrité au centre même de la forme et de la prestance féminine [13] ».
- L’explication de l’être humain sera seconde à l’égard du souci de le traiter. Sans doute parce qu’il est américain, mais aussi parce qu’il est foncièrement médecin, le souci constant d’Erikson est pratique : quel sera le traitement le plus utile à l’individu ? La conséquence en est un primat du singulier sur l’universel, même s’il ne néglige pas celui-ci, ainsi que l’atteste le fin discernement suivant :
« Ce qui a une signification commune pour tous les enfants d’une communauté (par exemple, l’idée d’avoir une bobine et une ficelle pour représenter une chose vivantes tenue en laisse) peut avoir une signification particulière pour certains (par exemple pour tous ceux qui viennent d’apprendre à manipuler une bobine et une ficelle et qui peuvent ainsi être prêts à entrer dans uen sphère de participation et de symbolisation commune). Cependant, tout ceci peut avoir en plus une signification unique pour tel ou tel enfant qui a perdu une personne ou un animal et qui donne en conséquence au jeu une signification particulière. Ce que ces enfants tiennent en laisse, ce n’est pas n’importe quel animal, c’est un animal, ou une personne particulière et importante qui a été perdue [14] ».
On notera qu’Erik Erikson reconnaît la distinction des trois niveaux d’universalité. En regard, Freud est constamment habité par le désir de théoriser, d’universaliser et d’abstraire.
- J’ai aussi l’impression qu’Erikson prend davantage en compte la corporéité, alors que Freud se polarise sur la représentation psychique.
4) Principes anthropologiques
a) Principe systémique de socialité
Ainsi que nous l’avons vu, chacun de ces apprentissages s’accomplit à l’intérieur des relations interpersonnelles au sein desquelles la personne évolue, ce que Erikson nomme le radius des relations significatives.
Pas d’individu sans famille, pas de famille sans société, pas de société sans culture, pas de culture sans civilisation. Et pas de civilisation sans individu. Avec Erikson, « l’histoire de l’humanité [apparaît] comme un gigantesque métabolisme de cycles de vie individuels [15] ».
Pour Erikson, le processus de la formation de l’identité, enraciné dans les changements concomitants du corps, de la psyché et de l’ethos (culture et société), se situe au croisement de l’individu et de sa communauté. La relativité psychosociale s’impose: impossible de saisir le développement d’une personne sans comprendre le contexte culturel et historique, personnel et social, du déroulement de sa vie. Semblables aux fils de couleurs qui composent la tapisserie qu’est une vie, les enjeux peuvent dès lors devenir des filons qui permettent de saisir notre histoire de vie et celle des autres.
b) Principe de totalité
Le plus souvent avant lui, les séquençages du développement de la personne s’achevaient à la fin de l’adolescence. Après Carl Jung et Charlotte Bühler, il est parmi les premiers à décrire des stades de la vie adulte et à couvrir la totalité de l’acte de la vie.
Mais ce principe présente une autre signification. Pour Erikson, toute personne éprouve un besoin de totalité, c’est-à-dire plénitude. Les crises dont nous parlerons plus bas avec la loi de dramatisation, trouve sa résolution dans la totalité qui dit aussi l’unité. Plusprécisément, cette totalité ne doit pas s’envisager comme « un assemblage de parties et de parties très différenciées qui entrent dans une association et une organisation fécondes ». Mais plutôt de manière organique comme une Gestalt, « une réciprocité saine, organique et progressive entre les parties et les fonctions diversifiées à l’intérieur d’un tout, dont les frontières sont ouvertes et mouvantes ». Mais la totalité ajoute une rigueur dans les contours : elle « est aussi absolument inclusive qu’elle est purement exclusive [16] ».
En fait, notre auteur donne le nom de totalisme à ce besoin :
« Nous pouvons postuler l’existence d’un besoin psychologique d’une totalité […]. Quand l’être humain, par suite de changements accidentels ou évolutifs, perd une plénitude essentielle, il restructure soi-même et le monde en recourant à ce que nous avons appelé totalisme. […] Il serait sage de ne pas le considérer comme un pur mécanisme régressif ou infantile [17] ».
c) Principe de cumulation ou construction
Les étapes ne sont pas seulement successives, mais cumulatives. Autrement dit, chaque pas demeure. Ainsi, le commencement, c’est-à-dire le point de départ, s’avère être une origine, c’est-à-dire une fondation décisive. Par exemple, pendant l’enfance, l’être humain acquiert successivement l’espoir et la volonté ; puis, à l’adolescent, il devient fidèle pour vivre l’amour à l’âge adulte. Or, « la volonté ne se développera pas tant que l’espoir ne sera pas affirmé ; et l’amour ne peute devenir réciproque tant que la fidélité ne s’est pas révélée digne de confiance [18] ».
d) Principe dynamique
Le développement est vu de manière dynamique, c’est-à-dire implique non seulement des dynamismes automatiques ou involontaires, mais un engagement de la liberté. En effet, à chaque stade correspond une vertu qui représente une force psychosociale de l’ego, sorte d’attribut humain tributaire du travail des civilisations, soit l’espoir, la volonté, l’autodétermination, la compétence, la fidélité, l’amour, la sollicitude et enfin l’intégrité. Nous allons le revoir en parlant des vertus.
e) Principe intégrateur
Chaque étape est décrite par une tension focale entre deux opposés : par exemple, au stade 4, industrie versus infériorité ou, au stade 7, générativité versus stagnation.
Or, il s’agit non pas d’opposer, mais d’intégrer. Par exemple, le premier stade se caractérise par l’acquisition de la confiance fondamentale. Toutefois, « une personne dénuée de toute capacité de méfiance serait aussi incapable de vivre que quelqu’un qui serait dénué de confiane ». Donc, plus généralement, « ce que l’enfant acquiert à un stade donné, c’est une ertaine proportion de positif et de négatif [19] ».
f) Principe dialectique ou dramatique
Un terme clé de la théorie eriksonienne du développement est celui de crise. Chaque étape nouvelle se caractérise par une crise. Dans un premier temps, cette étape suscite des aliénations inédites ; puis, dans un second temps, « l’enfant paraît être ‘plus lui-même’, plus riche d’amour, plus décontracté et d’un jugement plus lumineux – en d’autres termes, plein d’une nouvelle vitalité. Mais surtout, il semble plus actif et plus entreprenant [20] ».
Mais précisons ce qu’il faut entendre par crise. Celle-ci ne désigne pas la « catastrophe imminente ». Mais il est « synonyme de tournant nécessaire, de moment crucial dans le développement lorsque celui-ci doit choisir entre les voies parmi lesquelles se répartissent toutes les ressources croissance, de rétablissement et de différenciation ultérieure [21] ». À propos de l’adolescence, Erikson emploie une image parlante qui permet de bien évoquer ce qu’est la crise en général :
« Tout comme le trapéziste, le jeune individu doit, à un moment où il est lancé à fond, lâcher la prise solide qu’il avait sur l’enfance, pour se saisir vigoureusement de la condition d’adulte ; et durant un instant d’angoisse son salut dépendra de la concordance entre le passé et le futur, de la confianec qu’il peut accorder à ceux qu’il doit lâcher et à ceux qui doivent le ‘recevoir’ [22] ».
5) Le stade en général
Le stade est le moment où une capacité « donnée apparaît pour la première fois (ou apparaît sous une forme testable), ou comme une période où un certain nombre d’éléments corrélatifs sont si bien établis et intégrés que le degré suivant du développement peut être amorcé avec assurance [23] ».
Erikson est conduit à proposer une vision non pas continuiste, mais gradualiste, saltatoire, de ce développement humain,
Chaque étape est caractérisée par la présence d’une vertu qui lui est appropriée : « J’appellerai ‘vertus’ certaines qualités humaines de force, et je les définirai par rapport au processus qui permet à l’énergie du Moi de se développer de stade en stade, et de se transmettre de génération en génération [24] ». Voici une autre description : « Les vertus […] ne sont nullement de sublimes idéaux (elles peuvent le devenir, en fait, dans leurs moments de relative faiblesse), mais des qualités essentielles nées de la convergence, dans chaque existence individuelle et dans chaque génération, des aptitudes qui s’élaborent au cours du développement individuel et des institutions existantes [25] ». Ces forces concrètes viennent de la personne, mais aussi de l’institution : « Ces vertus fondamentales qui se développent à partir des échanges entre générations, ont une sorte de réplique dans l’esprit des institutions humaines qui essaient de donner à ces échanges une forme définie et d’en assurer la permanence [26] ». Ce faisant, Erikson retrouve l’intuition aristotélicienne selon laquelle la vertu se développe dans un milieu vertueux.
De fait, nous allons le voir, chaque stade est associé à une vertu spécifique : par exemple, la volonté pendant l’enfance, la fidélité pendant l’adolescence ou l’amour à l’âge adulte.
Pascal Ide
[1] Cf. Robert M. Garvin, The Idea and the Ideal of Personality in the Thought of Paul Tillich and Erik Erikson, Columbia University, Thèse, 1968, p. 160.
[2] Cette brève biographie est empruntée à la notice Wikipédia en français. Cf. aussi Paul Roazen, « Erikson, Erik Homburger », Alain de Mijolla (éd.), Dictionnaire international de la psychanalyse 1. A-L, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 532-533.
[3] Éthique et psychanalyse, p. 37.
[4] Éthique et psychanalyse, p. 23.
[5] Éthique et psychanalyse, p. 31.
[6] Enfance et société, trad., Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959, p. 170.
[7] Luther avant Luther, p. 17-18.
[8] Éthique et psychanalyse, p. 116.
[9] Luther avant Luther, p. 142.
[10] Adolescence et crise, p. 298.
[11] Ibid., p. 297.
[12] Ibid., p. 286.
[13] Ibid., p. 286.
[14] Enfance et société, trad., Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959, p. 147.
[15] Enfance et société, p. 6.
[16] Adolescence et crise, p. 82.
[17] Adolescence et crise, p. 82.
[18] Éthique et psychanalyse, p. 117.
[19] Adolescence et crise, p. 110, note.
[20] Adolescence et crise, p. 119.
[21] Adolescence et crise, p. 11. Cf. Ibid., p. 98 ou Luther avant Luther, p. 301.
[22] Éthique et psychanalyse, p. 90.
[23] Adolescence et crise, p. 103.
[24] Éthique et psychanalyse, p. 115.
[25] Éthique et psychanalyse, p. 150.
[26] Éthique et psychanalyse, p. 166.