Une phénoménologie de la sainteté (Louis Lavelle)

Dans son riche opuscule intitulé Quatre Saints, le philosophe catholique français Louis Lavelle (1883-1951) a proposé une méditation sapientielle d’abord sur la sainteté en général, puis sur quatre figures de saints, deux carmes (Jean de la Croix et Thérèse d’Avila), étant encadrés par deux François (d’Assise et de Sales). Le chapitre apéritif sur la sainteté en offre une phénoménologie qui intéresse autant le pasteur que le fidèle, le croyant que le philosophe [1]. Systématisant le propos, nous dirions que le Saint lavellien se caractérise par dix notes. Je me permettrais aussi d’ajouter quelques commentaires chemin faisant. Chaque trait présente un recto lumineux (la vérité du saint) et un verso sombre (le préjugé qui nous empêche de voir cette note).

 

  1. Le Saint est celui dont nous nous débarrassons en l’estimant séparé. « Il nous semble toujours que le saint est un être d’exception, qui s’est séparé de la vie commune » (p. 10-11). En réalité, « les saints sont au milieu de nous » (p. 9. Souligné par moi). Non pas seulement au sens géographique, mais au sens sociologique du terme : « sa vie ressemble à la vie de tous les hommes » (p. 11), et même au sens psychologique du terme : « Il reste sujet aux passions » (p. 11).
  2. Le saint n’est pas un être seulement surnaturel. Au contraire, il est d’abord celui qui achève notre nature. Pour deux raisons : « dans chacun des hommes qui nous entourent, il y a un saint en puissance » (p. 12) ; « le propre du saint, c’est qu’il va toujours jusqu’à l’absolu de lui-même » (p. 13. Souligné par moi). Repartons du constat précédent : le saint ne nous ressemble pas seulement ni d’abord parce qu’il est incarné, limité, toujours faillible, bref parce qu’il partage notre nature humaine ; mais, beaucoup plus profondément et à l’inverse, parce qu’il la surnaturalise et ainsi la porte à sa perfection : « C’est dans la vie selon l’esprit que la vie de la nature reçoit son véritable accomplissement » (p. 14). Bref, le saint est celui qui passe le plus radicalement des virtualités aux virtuosités. Si les génies, les artistes ou les sportifs actualisent des compétences régionalisées : un savoir, un savoir-faire, etc., les saints, eux, actualisent les ressources qui, provenant du cœur, englobent tout l’être et sont de l’ordre du savoir-être. [2]
  3. S’il y a un saint (en puissance) en chacun de nous, il y a en donc aussi un (en puissance) en ceux qui sont autour de nous : « il faut apprendre à reconnaître les saints qui sont à côté de nous » (p. 18. Souligné par moi). Comment se reconnaissent-ils ? Dénonçons un nouveau lieu commun : le saint se caractériserait par des actes volontaires, difficiles, voire spectaculaires. Mais ce serait le confondre avec le héros stoïcien. Tout au contraire, il étonne par sa spontanéité. En effet, ainsi que le montre le chapitre sur l’évêque de Genève (cf. l’étude sur le site : « L’unité de la volonté et de l’amour selon Saint François de Sales »), le saint est celui qui accomplit tout par amour ; or, l’amour introduit un élan spontané, une douce inclination ; voilà pourquoi « les démarches de la sainteté sont toujours celles qui ont les plus d’aisance et de naturel » (p. 19).
  4. Le saint est celui qui unifie le matériel et le spirituel. Plus précisément, il est celui qui rend visible la présence divine. Là encore, Louis Lavelle tord le cou à une idée fixe. Le plus souvent, nous nous représentons le saint comme celui qui se manifeste dans la souffrance, voire dans le martyr. Mais revenons à l’étymologie de ce dernier terme : en grec, martyr signifie « témoignage ». Or, le saint est « le témoin de l’invisible » (p. 15. Souligné par moi). En ce sens et d’abord en ce sens, le saint est un martyr.

Cette unité du sensible et du spirituel que seul le saint vit pleinement contredit une nouveau préjugé : l’on imagine le saint indifférent, voire insensible, car tourné vers les choses d’un autre monde. Mais c’est décrire le sage platonicien, qui a très peu à voir avec le sage chrétien. Celui-ci, tout au contraire, unit en lui nature et surnaturel, Terre et Ciel. Voilà pourquoi, étant « le plus sensible des hommes et le plus spirituel », le saint est aussi « le plus vulnérable, le plus facile à toucher ou à ébranler », celui « qui a toujours avec les êtres et avec les choses le contact le plus immédiat et le plus vrai » (p. 23).

  1. Nous croyons souvent que le saint vit hors monde, voire, avec Nietzsche, qu’il est un « halluciné de l’arrière-monde ». En réalité, « pour le saint, le monde n’a pas de dessous » (p. 26). Autrement dit, le saint vit bien dans notre monde. En revanche, il sait que ce monde est illuminé par une présence La conséquence en est que « là où nous vivons parmi les problèmes, le saint vit parmi les solutions » (p. 24. Souligné par moi). Et la cause en est que « le propre du saint, c’est d’avoir réalisé l’unité de lui-même » (p. 27).
  2. Nous pensons injustement que, tourné vers la vie intérieure et le salut, le saint est coupé du monde et des autres. Nenni ! Il leur est, au contraire, extrêmement attentif et beaucoup plus que nous. En effet, nous sommes préoccupés, remplis de notre ego et donc tournés vers nous. Tout au contraire, pauvre de lui ou plutôt de son ego, le saint est riche de tout et donc présent à tous (cf. p. 28-30).
  3. « Ce sont les saints qui nous donnent notre prénom » (p. 31. Souligné par moi). Nous l’oublions souvent : notre prénom a d’abord été porté par un saint qui ne l’était pas ! Ajoutons que, aujourd’hui, en se diversifiant, les prénoms se sont malheureusement sécularisés et même paganisés. Quoi qu’il en soit, par notre prénom, nous sommes en quelque sorte appelés à incarner un type particulier de sainteté. En effet, nous pensons souvent que les Saints se ressemblent. Mais, à y regarder de près, il n’y a pas plus différents que les saints. La raison en est que l’essence humaine est infinie, donc inépuisable (cf. p. 34). Certes, le saint achève la nature humaine, mais seulement dans un ordre particulier. Ainsi, il exprime « un type idéal d’humanité » (p 32). Or, l’idéal n’est pas d’abord un modèle inaccessible, mais un appel à imiter. Ainsi, en étant abrité dès la naissance « sous le patronage de l’un d’eux », c’est comme si chacun de nous « devait [le] prendre pour modèle » (p. 31).
  4. En traitant du souvenir du saint, Lavelle nous introduit dans une des méditations qui lui est la plus chère (il y consacre pas moins de trois paragraphes), la plus discutable, mais aussi la plus suggestive. Ici, il ne combat plus la fausse conception du saint, mais celle de notre relation au passé et à la mort.
  5. Tout d’abord, nous nous représentons souvent le passé comme ce qui n’est plus, comme ce qui a sombré dans le néant. Mais c’est là une conception matérialiste qui oublie le souvenir. En effet, celui-ci transforme cette « existence matérielle et sensible » qui est « perdue », en « une existence invisible et spirituelle » (p. 36 et 37). Davantage, en entrant dans le souvenir, l’événement est « arraché au temps » et acquiert « une sorte d’éternité » (p. 37). Ainsi, le souvenir est ce qui rend l’éternité présente au temps, ce « qui unit en nous le temporel à l’éternel » (p. 40). Plus encore, c’est grâce au passé que peut se « produire cette mystérieuse transformation de la chair en esprit » (p. 35. Souligné par moi) : le temps nous serait aussi présent que l’espace, nous demeurerions en quelque sorte étalés dans la matière ; il faut bien attendre que le présent soit définitivement devenu passé pour que celui-ci opère son travail de transmutation ; or, ce passage irréversible dans le passé est l’œuvre de la mort ; dès lors, celle-ci présente un sens éminemment positif. « Ainsi, malgré les protestations des sens ou de l’émotion, nous sommes peut-être plus étroitement unis aux morts que nous ne le sommes aux vivants » (p. 39).
  6. Il faut dire encore plus. Nous réduisons encore trop le défunt à cette « immortalité subjective qui est celle du souvenir » (p. 38). En réalité, en nous éveillant à notre esprit, à son existence, les morts éveillent à son exercice, tout son contenu. Et c’est ici qu’interviennent les Saints. Car cet éveil n’est possible que parce que nous nous trouvons rejoints en nos aspirations les plus profondes. Or, nous l’avons vu, le Saint se caractérise comme celui qui accomplit notre nature, un peu comme ce pain quotidien dont le Notre Père dit aussi qu’il est « pain supersubstantiel ». Donc, « notre union avec les saints […] fait entendre leur voix comme si elle venait de nous-même », non pas comme un banal souvenir, mais parce que cette voix « éveille en nous des suggestions qu’il dépend de nous d’écouter, des possibilités qu’il dépend de nous de réaliser » (p. 39). Lavelle ne fait pas que répéter ce qu’il a dit sur la relation entre le passé et le présent ; celle-ci est désormais lestée du poids de l’acte, avec toute la densité que le philosophe accorde à ce mot, à la fois action et actualisation. Grâce au saint, « notre moi se recueille et découvre sa propre intériorité à lui-même ».
  7. Mais en rester là rend cette présence du saint à nous-même encore trop psychologique et pas assez ontologique. Le saint n’existe-t-il que dans notre souvenir, si spirituel soit-il ? Le saint n’est-il que celui qui est pleinement honoré lorsqu’il m’accomplit dans « une sorte de transfiguration » (p. 41) ? N’est-ce pas manquer l’irréductibilité et de leur existence et de leur absence, parfois si douloureuse ?

Lavelle répond que le saint devient en nous « puissante agissante et significative », qui nous inspire et nous soutient. Or, telle est la vie, puissance d’action. Donc, à ce point, « le souvenir lui-même se métamorphose en une idée vivante » (p. 42). Or, « dépouillée de tous les éléments du devenir », l’âme est une « idée vivante ». Donc, quand nous nous unissons avec cette idée vivante, nous communions à « cette âme » (Ibid.). Comprenons bien, là encore, la nouveauté de ce développement. L’expérience du saint dont parle Lavelle n’est plus seulement celle de l’éveil et de l’actualisation de nos potentialités – « Les saints montrent à l’homme tout ce qu’il est capable de faire et d’être » (p. 44) –, mais celle d’un détachement d’une existence trop attachée à la terre et à la matière ; or, c’est là préparer l’homme à l’éternité et donc à Dieu ; ainsi, continue Lavelle, les saints « font remonter jusqu’à Dieu l’origine de toutes les possibilités dont il dispose » (Ibid.), ils sont « médiat[eurs] entre Dieu et nous » (p. 42). Toutefois, le philosophe n’est pas en train de subrepticement réintroduire ce qu’il a nié dans les premières et cinquièmes notes, à savoir la séparation : ce détachement n’est pas un arrachement, mais un accomplissement (l’acte dont nous parlions) ; il n’est pas une dissolution du monde matériel et temporel, mais sa relativisation face à l’absolutisation du seul absolu qu’est l’Éternel, c’est-à-dire Dieu.

  1. « On oppose souvent au saint le héros et le sage » (p. 45. Souligné par moi) [3]. De fait, sous bien des aspects, ils différent. Le héros « met sa volonté au-dessus » de la nature, voire entre en conflit avec elle, alors que « le sage cherche un accord avec la nature » (p. 46) ; mais le saint vit d’abord du surnaturel qui, loin de s’opposer à la nature ou s’harmoniser avec elle, l’accomplit, ainsi que nous l’avons vu. Par ailleurs, l’héroïsme est « un acte et la sagesse un état » (p. 47), alors que la sainteté « est un état qui non seulement s’exprime par des actes, mais est lui-même un acte toujours présent qui est capable de fléchir, mais qui ne cesse de ressusciter » (p. 48) [4]. Enfin, « tandis que l’héroïsme appartient à l’instant et la sagesse à la durée, la sainteté appartient à l’éternité », mais « descendue dans le temps » (Ibid.). En réalité, grâce à cette perspective non pas surplombante, mais intégratrice, le saint accomplit souvent des actions héroïques et fait preuve d’une sagesse plus sage que celle des sages. Toutefois, ces actes et cette sagesse ne proviennent pas d’un combat ou d’une harmonie, mais d’« une nature nouvelle » ou d’une « inspiration […] plus haute » (p. 49).
  2. Enfin, nous nous représentons souvent le saint comme un thaumaturge. Pour autant, il ne s’agit pas du tout de dire que le saint abolit le miracle, ce qui le rendrait phénoménologiquement indiscernable et trahirait la loi selon laquelle l’apparition exprime le fond. Comment sortir de ce dilemme ? Ces deux postures extrêmes en demeurent au faire : dans le premier cas, le saint fait des miracles et dans le deuxième, il n’en fait pas. Or, en réalité, le saint est un miracle. « Le propre de la sainteté, c’est de nous faire vivre dans l’atmosphère d’un perpétuel miracle » (p. 49. Souligné par moi). En effet, le savant est celui qui rince le monde de tout merveilleux, en efface tout miracle, puisque le monde « se suffit à lui-même ». En réalité, il braque le projecteur sur lui, car « c’est déjà un grand miracle qu’il y ait un esprit qui puisse penser le monde » (p. 50). Mais le miracle ne réside pas uniquement dans l’esprit humain ou dans sa relation au monde ; ce miracle est aussi présent dans celui-ci. En effet, celui-ci présente une surface, que le savant déchiffre, admirablement. Mais il possède aussi une profondeur : le monde est une création qui le fait « visage de Dieu » (p. 52). Or, rendant à l’esprit « sa véritable patrie », le saint contemple le monde transparent de Dieu. Donc, « c’est ce miracle en acte que le saint ne cesse de nous révéler » (Ibid.).

 

En grand observateur de notre condition humaine, Louis Lavelle fait œuvre salutaire (sinon salvifique) en combattant nombre de lieux communs qui empêchent non seulement de voir la sainteté, mais, plus encore, de la laisser s’épanouir en nous. En philosophe attentif à la nature et à la liberté, il veille aussi à souligner la grande continuité existant entre la grâce et la nature, sans pour autant résorber la différence. Certes, l’on pourrait regretter que, distinguant si clairement le corps de l’esprit, il ne discerne pas aussi nettement les deux derniers ordres de Pascal, l’esprit et la charité [5]. Pour autant, son sens très biblique de la création conjure tout dualisme du visible et de l’invisible et lui fait voir dans la création l’épiphanie du Créateur. Certes, l’on pourrait regretter que, nommant si bien l’actualisation et l’absolutisation de l’homme, il n’introduise pas le désir naturel qu’a notre nature humaine de s’accomplir dans le surnaturel qu’est le divin. Mais on ne saurait reprocher à Lavelle, qui n’a pas pu bénéficier des travaux de Lubac, de ne pas être Blondel. Leurs missions sont différentes.

Pascal Ide

[1] Cf. Louis Lavelle, « De la sainteté », Quatre Saints, Paris, Albin Michel, 1951, p. 7-53.

[2] J’ajouterais que le saint présente la caractéristique unique d’unir l’extension et la compréhension (ou l’intension, c’est-à-dire l’intensité). Il n’y a rien de plus démocratique que la sainteté (voilà pour l’extension), alors qu’il n’y a rien de plus aristocratique qu’un talent par exemple musical (Mozart avait des prédispositions uniques). Pourtant, le saint est intégralement accompli du dedans (voilà pour la compréhension). En réalité, cette caractéristique, la sainteté la partage avec l’être : seul l’être est à la fois ce qu’il y a de plus universel (maximum d’extension) et ce qu’il y a de plus profond (maximum de compréhension dans l’acte d’être). Cela signifie donc que le saint est le sommet de l’existence et que, en retour, l’être par excellence, c’est le saint.

[3] Cette tripartition recoupe la distinction opérée par Max Scheler, dans Le Saint, le Génie, le Héros, trad. Émile Marmy, coll. « Animus et anima », Lyon-Paris, Emmanuel Vitte, 1958.

[4] Louis Lavelle fait ici appel à sa philosophie de la présence (cf. Louis Lavelle, La présence totale, coll. « Philosophie de l’esprit » Paris, Aubier-Montaigne, 21934).

[5] Cette observation vient résoner avec une autre. Si stimulantes soient ces réflexions qui renouvellent la compréhension de notre « parenté » (p. 43) avec les Saints – un autre nom pour la communion des Saints – et nous lient à leur présence protectrice, demeure une question, voire une objection : Lavelle leur accorde-t-il assez de densité entitative ? Tributaire d’une métaphysique de l’acte et de l’être qui ignore la substance, n’exténue-t-il pas trop la subsistance de l’« âme vivante » ? Résorbant l’être dans l’opération et niant implicitement l’axiome agere sequitur esse (« l’agir suit l’être » et donc s’en distingue dans la créature), Lavelle ne court-il pas le risque, à son corps défendant, de minimiser la distinction ontologique entre Dieu et l’âme, donc d’univociser l’être et d’opiner vers le monisme ?

1.11.2024
 

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