Relisons la parabole du fils prodigue à partir de la fin, précisément de ses deux derniers versets. Le premier décrit une échelle du mal et le second, une échelle du bien. Ils résument donc la démarche de conversion qui est celle de ce temps béni du Carême.
- « Ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie » (Lc 15,32). Centrons-nous sur le seul fils cadet. Son itinéraire est un étonnant résumé de l’histoire occidentale des derniers siècles. Pour le montrer, aidons-nous de la grille de lecture qu’offre Hans Urs von Balthasar. Dans son livre L’apocalypse de l’âme allemande, le théologien suisse explique l’évolution de notre histoire récente à partir de trois figures mythologiques.
La première est Prométhée. Celui-ci est le Titan qui a dérobé le feu du Ciel pour le donner aux hommes et que Zeus a puni en l’enchaînant à un rocher du Caucase afin qu’il se fasse dévorer le foie en permanence par un aigle. De prime abord, Prométhée est généreux. En fait, il représente l’orgueil de l’homme qui prend au lieu de recevoir, et en l’occurrence arrache un bien proprement divin pour le couper de sa destination finale qui est d’honorer Dieu. De même, le fils prodigue prend prématurément le bien de son père. Tout montre qu’il l’a totalement oublié, avant que la faim ne le saisisse aux entrailles. En effet, il s’est coupé de son père : physiquement, puisqu’il s’éloigne de la maison familiale et plus encore psychologiquement, puisque, en anticipant l’héritage, c’est comme s’il disait à son père qu’il le considère comme mort. Quelle souffrance lui a-t-il infligé !
La deuxième figure est Dionysos. Il est, dans la religion grecque, le dieu de la vigne et de la fête, mais dans leur excès. De même, le fils prodigue ne se contente pas d’user des biens hérités de son père pour faire la fête, il en abuse. Il pensait trouver le bonheur, mais, au fond de la coupe qui l’enivre, il ne récolte qu’un plaisir et un plaisir addictif qui l’attriste. Baudelaire l’avait compris : nos addictions sont des paradis artificiels. Toute créature bonne coupée de sa source devient une idole et son usage une dépendance.
Voilà pourquoi la troisième figure est Thanatos. Loin d’être un nom (thanatos signifie « mort » en grec), il est le fils de Nyx (la Nuit) et le frère jumeau d’Hypnos (le Sommeil). Tout d’abord, le fils cadet perd tout ce qu’il avait pris. Ce que je consomme se consume. Ensuite, privé de nourriture, il est menacé de mourir. Enfin, on ne l’observe pas assez, cette mort physique se double d’une mort symbolique, relationnelle : les ténèbres de la solitude. Où sont passés tous ceux avec qui le cadet a partagé son argent pour faire la fête ? Quelle différence avec les festivités finales qui rassemblent et où le père se réjouit non pas de lui-même, mais de son fils !
Quelle leçon de vie : tout don coupé du Donateur finit par se disperser et se dissoudre ! Comme un torrent qui s’aviserait d’oublier sa source et s’imaginerait bondir et chanter sans rien devoir à l’origine qui l’a fait naître !
Telle est l’histoire de l’Occident depuis quatre siècles. Nous n’avons jamais été aussi riches et même repus. Mais gras et ingrats, nous n’avons jamais été aussi tristes et dépendants. Et fascinés par la mort. Allez voir le film Nefarious actuellement dans les salles de cinéma, malheureusement pour trop peu de temps [1]. Il montre, avec réalisme, mais sans sensationnalisme, le triomphe de la mort et de la mort infligée, au début de la vie, avec l’avortement, à son terme, par l’euthanasie, et au milieu, par la mise à mort rituelle de celui qui dénonce ce que l’on n’ose plus appeler assassinat.
Telle est, a minima, l’histoire descendante de tous nos péchés : le détournement d’un don qui, coupé de la Vie se nécrose entre nos mains. Deux exemples. Les personnes exigeantes reçoivent en héritage une grande volonté de bien faire. Mais, en devenant perfectionnistes, elles transforment cette exigence en torture pour les autres et, plus encore, pour elles-mêmes : elles n’achèvent jamais ce qu’elles doivent faire et font subir leur frustration à leur entourage et d’abord à elles-mêmes.
Chacun de nous reçoit en héritage un moi à chérir pour mieux le donner en aimant. Mais, en devenant égoïstes, en centrant ce moi sur lui-même au lieu de le mettre au service, nous perdons l’autre et, en définitive, nous-même. Avez-vous observé le nombre de personnes qui, lorsque vous racontez une histoire, et parfois un épisode douloureux de votre vie, rebondissent en disant : « Moi aussi » ; « Figure-toi qu’il m’est arrivé la même chose » ? Heureusement, nous ne succombons jamais à cette tentation égocentrique…
Et l’on pourrait continuer pour chacun des biens que le Père nous donne et qui, coupé de sa Source, perd aussi son Terme et se transforme en une idole qui passe, lasse et casse.
- Heureusement, cette échelle descendante du mal est précédée par l’échelle ascendante du bien. En effet, le père affirme : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15,31).
Mesurons-nous toute la profondeur ou plutôt la hauteur de cette phrase sommitale ? Claudel la chérissait, lui qui, par exemple, écrivait : je désire rien moins que « la Trinité elle-même, puisque omnia mea tua sunt [traduction latine de « tout ce qui est à moi est à toi »], tout cela que Vous m’avez donné à boire à cause que j’avais soif [2] ! ». Il nous faut prendre la phrase en son entier. Si nous sommes heureux d’entendre la fin, « tout ce qui est à moi est à toi », ne faisons pas comme le prodigue qui oublie le début : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi ». Tous ces biens ne peuvent demeurer mon bien que si je les reçois du Bien, de « l’Amour dans la Source » qu’est « la charité du Père [3] ».
Pour bien comprendre cette promesse inouïe et dont la réalisation est déjà commencée, il est bon de nous tourner vers une autre échelle, et cette fois-ci, d’en gravir les degrés : l’échelle du bien, c’est-à-dire du don qui nous est communiqué, en particulier en ce réjouissant dimanche de Laetare.
Le premier bien est matériel. Il obéit à la loi : le tout est la somme des parties. Dieu nous fait don de nombreux biens matériels, notre corps, la santé, l’argent, une maison, etc. Mais ces dons sont limités, car ils ne peuvent contenir le Bien par excellence, Dieu.
Le deuxième bien est spirituel, mais au sens humain, immanent. Il répond à une autre loi : le tout est supérieur à la somme des parties. Là encore, Dieu nous fait volontiers don de multiples biens humains : la famille, les amis, la culture, l’art, les sciences, etc. Ces dons sont grands, mais ils sont finis et ne peuvent étancher notre soif d’Infini. Car Dieu ne peut y verser tout ce qu’il a et tout ce qu’il est.
Le troisième bien est divin. Il épouse une troisième loi : le tout se trouve dans chaque partie. En effet, vous allez objecter que Dieu est infini et qu’il ne se donne qu’à travers des réalités finies. Mais la merveille des merveilles est que Dieu a prévenu cette objection : une partie peut contenir le tout. C’est déjà vrai, de manière ébauchée, dans la nature : chacune des cellules de notre corps contient, avec l’ADN, la molécule qui contient l’intégralité de l’information nécessaire pour constituer ce corps. Mais c’est absolument vrai des réalités surnaturelles. Ainsi de l’Eucharistie : chaque hostie, si petite soit-elle, contient la totalité du Christ, en son corps, mais aussi en son sang, son âme et sa divinité. Ainsi de la Parole de Dieu : souvent, elle contient implicitement toute la Révélation. Par exemple, les deux dernières phrases de la parabole nous parlent, la première du Christ mort et ressuscité (« Ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ») et la seconde de la Trinité (le Père dit au Fils éternel : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi »). Ainsi du sacrement de la confession : vous y contemplez le Christ qui, du haut de la Croix, vous regarde tendrement comme le bon larron, vous l’entendez vous donner son pardon et vous recevez rien moins que son sang rédempteur.
- Ainsi, le Père dit vrai : « tout ce qui est à moi est à toi ». Et si, tout à l’heure, quand vous recevrez le Corps du Christ, vous Lui disiez : « Toi, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à toi est à moi » ? Et si, dans un élan, votre cœur lui répondait : « tout ce qui est à moi est à toi » ?
Actuellement, les Bernardins accueillent une belle exposition de tapisseries illustrant l’œuvre, mais aussi la vie d’un romancier dont vous avez probablement entendu parler au moins à travers ses œuvres les plus fameuses, Bilbot le Hobbit et Le Seigneur des anneaux : Tolkien. Or, ce grand auteur est un grand catholique. Lui qui se confessait une fois par semaine et allait à la messe presque tous les jours disait « être tombé amoureux du Saint-Sacrement [4] », expression très forte, et en avoir une « faim dévorante [5] ». D’ailleurs, un dimanche, les enfants qui se trouvaient assis à côté de Tolkien s’ennuyaient visiblement et étaient agités. Touché par leur ennui, il ouvrit leur missel et leur raconta l’histoire sainte. Les enfants se calmèrent immédiatement. Plus encore, totalement envoûtés par la verve du conteur, ils restèrent dans l’église jusqu’après la messe pour l’écouter et demandèrent à leur mère de toujours y revenir avec ce monsieur si gentil [6].
Ajoutons cette confidence à son fils Michael qui lui disait vaciller dans sa foi du fait du contre-exemple des chrétiens : « Je pense être aussi sensible que toi (ou que tout autre chrétien) aux nombreux ‘scandales’ causés tant par des prêtres que des laïcs. J’ai sérieusement souffert dans ma vie de la part de prêtres stupides, falots, usés ou même corrompus ; mais je me connais suffisamment bien pour savoir que ce n’est pas une raison pour quitter l’Église [7] ».
Et si, jusqu’à la fin de ce Carême, nous scrutions tous les jours les Saintes Écritures ?
Et si, jusqu’à la fin de ce Carême, nous pardonnions à ceux que nous avons plus de mal à aimer ?
Et si, jusqu’à la fin de ce Carême, nous allions une fois par semaine à la messe redécouvrir la parole de Jésus : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi ».
Pascal Ide
[1] Nefarious, drame américain de Cary Solomon et Chuck Konzelman, 2023. Avec Sean Patrick Flanery, Jordan Belfi.
[2] Paul Claudel, Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques, Paris, Gallimard, 1948, p. 404.
[3] Concile Œcuménique Vatican II, Décret Ad gentes sur l’activité missionnaire de l’Église, 7 décembre 1965, n. 2.
[4] J. R. R. Tolkien, Lettre 250, 1er novembre 1963, Lettres, éd. Humphrey Carpenter et Christopher Tolkien, trad. Delphine Martin et Vincent Ferré, Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 476. Traduction modifiée, ainsi que pour les autres citations.
[5] Ibid., p. 477.
[6] Anecdote racontée par George Sayer, « Recollections of J. R. R. Tolkien », Patricia Reynolds & Glen H. Goodknight (éds.), Proceedings of the J. R. R. Tolkien Centenary Conference. Colloque du Keble College, Oxford, 17-24 août 1992, Altadena (California), Mythopoeic Press, 1995, Section I, 4.
[7] Lettre 250, p. 474.