Le poète authentique saisit du dedans l’intégralité du mystère de l’être-amour. Certes, il l’exprime dans le registre intuitif qui lui est propre ; mais plus son intuition est originaire et plus son incorporation dans la chair des mots lui est fidèle, plus elle est transmissible et communicable en concepts, qui est la modalité expressive caractéristique du philosophe (et du théologien). Tel est le cas de celui qui, tout récemment disparu, était probablement le plus grand poète francophone vivant, le valaisan Philippe Jaccottet (1925-2021), né à Moudon en Suisse et décédé à Grignan dans la Drôme.
Une parole blessée
Le philosophe et poète Jean-Louis Chrétien lui aussi récemment décédé disait de la beauté qu’elle « nous porte […] une blessure [1] ». Si elle nous réjouit (« pulchrum est quod visum placet »), cette joie « nous brise » : « Une plénitude qui est faille, […] telle est la beauté. C’est pourquoi il y a un effroi du beau [2] ». En effet, pour Chrétien, la beauté est toujours en excès. Elle transcende celui qui la contemple, de sorte qu’il ne peut être comblé. Autrement dit, ne pouvant contenir (aux deux sens du terme) le don de la beauté, le sujet dé-faille.
L’on retrouve la même intuition chez Jaccottet. Fils de son époque marqué par le nihilisme et le désenchantement, le poète suisse sait la finitude de ce monde : « Pensée subtile, mais quelle pensée, / si l’étoffe du corps se déchire, la recoudra [3] ? » En ce sens, la parole poétique est nécessairement une parole blessée : « Seule est encore concevable une œuvre en quelque sorte blessée, qui cherche à refermer sa blessure et y parvient sans jamais y parvenir [4] ».
Une poésie ontophanique
Toutefois, alors que Chrétien, peut-être encore trop plotinien, fait de la beauté ce qui appelle au-delà de la navrure du fini, Jaccottet, en cela pleinement chrétien, voit dans le beau ce qui réconcilie finitude et infinité. Or, ce raccommodement opère selon une logique ontophanique :
« Toute l’activité poétique se voue à concilier, ou du moins à rapprocher, la limite et l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme […]. Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit les formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable sa part [5] ».
Le visible est donc le chiffre de l’invisible. Ce qui est vrai de l’œuvre d’art l’est d’abord de la nature. Du romantisme allemand, notamment des poètes qu’il a traduit, Novalis et Hölderlin [6], auquel il fut tôt initié par son compatriote poète et photographe Gustave Roud, il a non seulement appris la beauté de la nature et des paysages, mais leur constitution épiphanique : le fond caché s’exprime dans la forme, et la beauté, loin de se réduire à cette apparition, l’unit rythmiquement à son fondement. Une illustration parmi beaucoup de cette sensibilité mystérique de Jaccottet : « Ainsi l’invisible ruisseau […] – sa voix éternelle, insaisie, venue elle aussi comme d’un ailleurs dans l’ici [7] ».
Une conséquence, qui est une nouvelle affinité avec la Naturphilosophie, est la signification résolument ontologique accordée aux couleurs, ainsi qu’il en fait l’expérience en présence d’un bosquet « rencontré » lors d’une promenade :
« Peu à peu j’entrevois une vérité : les couleurs, dans ce bosquet, ne sont ni l’enveloppe, ni la parure des choses, elles en émanent ainsi qu’un rayonnement, elles sont une façon plus lente et plus froide qu’arient les chose de brûler, de passer, de changer. Elles montent du centre ; elles sourdent inépuisablement du fond. Ces troncs charbonneux, couverts de lichens bleuâtres, on croirait qu’ils diffusent une lumière [8] ».
Une poésie mimétique
S’il n’ignore rien de la vision nietzschéenne et paradoxalement réactive qui imprègne la poésie en particulier et l’art en général depuis la révolution rimbaldo-mallarméenne [9], Philippe Jaccottet ne cède pas au fantasme de l’artiste autocréateur. Il sait qu’il se reçoit du cosmos qui lui-même est création. La beauté de l’art se nourrit d’abord de celle qu’il a contemplée dans les choses. La fécondité de l’artiste, petit-fils de Dieu, participe de la créativité du Divin démiurge :
« Je pense quelquefois que, si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être, avant tout pour rassermbler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu’un peu de cette poussière s’allume dans un regard, c’est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c’est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l’origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles [10] ».
En cela, l’antique axiome d’Aristote bien compris « l’art imite [mimétai] la nature [11] » dit vrai.
Une poésie pneumatologique
Enfin, il n’a pas échappé à l’extrême sensibilité de Philippe Jaccottet que, si la nature se livre en son intimité dans le charme de l’apparition et si l’artiste recueille en son centre le don de cette figure qui porte en elle plus qu’elle-même, c’est que cette beauté est éminemment communicable, donc est le propre devenu commun, la solidité devenue esprit, la matière devenue souffle. Le poète contemple cette métamorphose improbable dans la plus massive des identités terrestres, la montagne :
« Vient un moment où la base des montagnes disparaît dans la lumière, de sorte qu’on ne voit plus que leur cime. […] Plus j’y pense, plus je m’assure que le moment où ces montagnes m’émerveillent est quand justement elles sont à peine visibles : c’est leur légèreté de buée qui m’obsède. Maintenant donc, des masses pesantes sont devenues pareilles à des fumées, et sans doute est-ce là le mirage que je désirais. Notre pays est entouré de remparts, et les voici changés en fumées de bivouac, en toiles transparentes, nous ne sommes plus captifs, mais nous restons protégés [12] ».
Une poésie ontodologique
Sous les trois titres, « poésie ontophanique », « poésie mimétique », « poésie pneumatologique », nous avons décliné les trois grandes dynamiques de l’être comme amour-don (onto-do-logique) : ternaire, quaternaire et trinitaire. Cet homme de qualité [13] qui est l’un des trois poètes francophones à être entré de son vivant dans la prestigieuse collection de la Pléiade est d’abord un homme animé par la suprême Qualité, celle, divine, de la grâce imméritée.
Pascal Ide
[1] Jean-Louis Chrétien, L’effroi du beau, p. 92.
[2] Ibid., p. 32.
[3] Philippe Jaccottet, « Lapidez-moi encore… », À la lumière d’hiver, I, Paris, Gallimard, 1977, p. 82. Je me suis notamment aidé du bref mais suggestif article de Thibaud Collin, « Philippe Jaccottet, pour disposer à la contemplation », L’Homme nouveau, 1731 (13 mars 2021), p. 36-37.
[4] Id., Observations et autres notes anciennes, 1947-1962, Paris, Gallimard, 1998, p. 83.
[5] Id., La semaison. Carnets 1954-1979, Paris, Gallimard, 1984, p. 40.
[6] Cf. Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l’Ermite de Grèce, trad. Philippe Jaccottet, Lausanne, Mermod, 1957 (rééd. coll. « Poésie », Paris, Gallimard, 1973) ; Id., Œuvres, Philippe Jaccottet éd., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967.
[7] Id., La seconde semaison. Carnets 1980-1994, Paris, Gallimard, 1998, p. 26.
[8] Id., Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, 1976, p. 44-45.
[9] Cf. George Steiner, Le Sens du sens. Présences réelles, trad. française de Monique Philonenko et trad. allemande de Heinz Wismann, coll. « Problèmes et controverses », Paris, Vrin, 1988. Cf. pascalide.fr : « La crise de la postmodernité selon George Steiner ».
[10] Philippe Jaccottet, « Le cerisier », Cahiers de verdure, Paris, Gallimard, 1990.
[11] Aristote, Physique, L. II, 2, 194 a 21, trad. Henri Carteron, coll. des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 1990, 2 vol., tome 1, p. 63.
[12] Philippe Jaccottet, « L’approche des montagnes », La promenade sous les arbres, coll. du « Bouquet » n° 73, Lausanne, Mermod, 1961, rééd. Paris, Bibliothèque des arts, 1988, p. 64.
[13] On se souvient que l’on doit à Philippe Jaccottet la traduction de l’œuvre intégrale de Robert Musil, notamment L’homme sans qualités (Paris, Seuil, 1957).