Pascal Ide, Art. « Décorporation », Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, sous la dir. de Patrick Sbalchiero, Paris, Fayard, 2002, p. 211-213.
1) Notion
Le dédoublement ou décorporation – ce que les anglo-saxons appellent Out of Body Experience (OBE ou OOBE) – est l’expérience faite par un sujet humain de la sortie de son corps. « Le Dr. K. me raconte l’histoire survenue à un de ses confrères et amis […]. A la suite d’une intervention cardiaque grave, celui-ci s’est «retrouvé» au plafond de la salle de réanimation. Il observait, dans la plus grande sérénité, les médecins et infirmières s’agitant autour de son corps, changeant les flacons de perfusion et tenant divers repos. Il a pu vérifier par la suite l’exactitude des comportements et des dires. » (Wallon, 1996, p. 154)
2) Les faits
Selon certaines études américaines, entre un quart et la moitié des personnes auraient connu cette impression de « sortie du corps » (Hardy, p. 56).
Le dédoublement se présente sous des formes très diverses dont les deux extrêmes sont, du côté minimal, le rêve de vol, et du côté maximal, la bilocation, c’est-à-dire la présence physique d’une personne dans deux lieux différents. Les exemples de rêve de vol sont fréquents et banals. En revanche, les expériences de bilocation sont extrêmement rares. Selon une étude de Laurentin et Mahéo, seule une quarantaine de personnes, tous des saints canonisés ou en cours de béatification, ont biloqué. L’un des cas le mieux documenté est celui de sœur Yvonne-Aimée de Malestroit, religieuse de grand équilibre et de vaste rayonnement. Deux témoins ont par exemple pu constater qu’elle travaillait à la laiterie et se trouvait en même temps assise à sa table en train d’écrire une lettre. Elle explique : « J’étais en bas et en haut. Je n’ai pas eu le temps de faire autrement. » (p. 30) Dans son expérience, on rencontre différents cas de figures : « Mon âme et mon corps biloquent, explique-t-elle. Parfois aussi mon âme seule s’en va. D’autres fois, c’est une vision. Mais je suis extrêmement présente à ce qui se passe. » (p. 95)
Le recueil des témoignages et leur interprétation demandent un discernement. En effet, il peut exister une « toxicomanie du dédoublement » (Wallon, 1999, p. 58), liée au plaisir engendré par l’expérience (cf. plus bas). De plus, il faut se méfier des faussaires et des manipulateurs. Jean-Marie Laforgue disait pouvoir piloter une moto avec une cagoule le rendant aveugle et la télévision l’a filmé en train d’accomplir son exploit. Or, il expliquait ce don par sa capacité à sortir de son corps : il en avait pris conscience dès l’âge de quatre ans et l’avait amplifié par la pratique de certaines techniques tibétaines enseignées par un maître initié dans une lamasserie. L’illusionniste professionnel Ranky a démasqué l’imposture (p. 149-168)
3) Interprétations irrecevables
a) L’hypothèse spirite
A côté d’autres explications (cf. Télépathie*, Télékinésie*), nous envisagerons le spiritisme (qui, dans la version New Age, devient le channelling). Pour faire bref, celui-ci se fonde sur une anthropologie tripartite : le corps physique, l’esprit et un être intermédiaire, le corps astral ou périsprit. Or, ce corps astral est de nature énergétique et ondulatoire (on parle aussi de fluide ou de potentiel vibratoire). N’étant ni totalement immatériel ni matériel au sens compact du corps physique, le corps astral est capable de se détacher du corps physique, de voyager (on parle de voyage astral), d’entrer en contact avec d’autres esprits notamment défunts (dont les vibrations sont différentes des nôtres), etc. Ainsi le spiritisme permet de rendre compte des OBE, mais aussi des NDE, de la voyance, etc. (Vernette, p. 30-34, p. 145-175).
Si l’anthropologie spirite pose de bonnes questions, il propose des réponses incompatibles avec la foi chrétienne et avec l’anthropologie philosophique (cf. Télépathie* et Télékinésie*) : la séparation corps physique-corps spirite entraîne un certain mépris pour le premier ; elle est construite sur un cercle vicieux : elle explique les phénomènes paranormaux qui, à leur tour, la justifient ; le concept de corps astral est non-réfutable ; les deux notions clés du New Age, l’onde et l’énergie, sont utilisées dans un sens équivoque qui amalgame différents degrés d’être (du physique au divin).
b) La décorporation réelle
Certaines explications parlent d’une âme quittant l’organisme et le réintégrant. Mais il ne saurait y avoir de décorporation réelle, ontologique. En effet, la séparation de l’âme et du corps est irréversible. D’ailleurs, l’âme est principe de vie d’un organisme qui, en retour, l’individue ; or, un corps privé de vie devient cadavre et s’altère ; dès lors, il perd l’organisation qui fait de lui le sujet adéquat apte à recevoir cette âme.
La persistance du lien organique entre le corps et l’âme a été confirmée par une étude scientifique d’une équipe berlinoise (Lempert). Des volontaires ont subi des syncopes d’environ vingt secondes (par hyperventilation ou manœuvre de Valsalva) ; revenus à la conscience, ceux-ci ont notamment raconté des expériences de décorporation (voyant leur corps au-dessous d’eux) et ont trouvé l’expérience agréable. Le tableau évoque un syndrome limbique par anoxie cérébrale et montre en tout cas qu’il n’y a pas besoin de faire appel à une impossible séparation du corps et de l’âme. A celui qui objectera que l’expérience de la décorporation ou du voyage astral est trop brève pour s’expliquer par un mécanisme organique, il suffira de rappeler des expériences équivalentes : « Les personnes qui se sont jetées du pont de San Francisco ont eu l’impression d’un vol plané d’une durée de quelques heures à une éternité ; or, le temps de la chute a été calculé : trois à quatre secondes ! » (Lemaire, p. 229)
4) Interprétations possibles
a) La décorporation subjective
Elle est le mieux à même de rendre compte des OBE. D’ailleurs, certaines d’entre elles, comportant la rencontre avec des entités conscientes non-corporelles, sont similaires aux expériences faites aux frontières de la mort (cf. NDE*).
b) L’intervention divine
Il est erroné d’affirmer que « la continuité est totale entre le rêve de voyage (simple rêve) […] et la bilocation. » (Wallon, 1996, p. 162) Autant le rêve de vol s’explique par les seules lois naturelles de la psychophysiologie, autant la bilocation au sens propre (présence simultanée et réelle du corps ou de l’âme en deux lieux différents) est de l’ordre du pur miracle. En effet, non seulement il est de l’essence du corps et de l’âme d’être intrinsèquement unis (Anges*, Télépathie*), mais la personne humaine est par nature unique et irrépétable. Or, aucune puissance créée ne peut contrarier une loi naturelle. La bilocation requiert donc une intervention divine immédiate, autrement dit un miracle. Le corps humain, même glorieux, ne peut traverser d’autres corps : le Christ ressuscité peut se rendre présent au milieu de ses apôtres malgré les portes closes (Jn 20,19) en vertu, non de son humanité, mais de sa divinité (Thomas d’Aquin, ST, IIIa, q. 51, a. 1, ad 1um). Le dédoublement d’un corps est a fortiori miraculeux.
c) L’intervention angélique
La description précise des bilocations montre qu’il existe différents degrés dans la présence du corps (Laurentin et Maheo) ; comme l’ange a la capacité d’agir partiellement sur certains corps en les modifiant et de provoquer des visions imaginatives (cf. Ange*), certaines bilocations a minima pourraient-elles faire seulement appel à une intervention angélique ?
Bibliographie
Voir Télékinésie*.
Christine Hardy, L’après-vie à l’épreuve de la science, Monaco, Le Rocher, 1986.
René Laurentin et Patrick Maheo, Bilocations de Mère Yvonne-Aimée, Paris, ŒIL, 1990.
Catherine Lemaire, Rêves éveillés, l’âme sous le scalpel, Paris, Ed. Synthélabo, 1993.
Lempert et al., Lettre à The Lancet, 17-7-1994, p. 830.