Les mystères joyeux de Jésus à la lumière du don selon le Père Marie-Eugène

L’ouvrage du Bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Les premiers pas de l’Enfant-Dieu [1] qui est un recueil de douze homélies et conférences contemplant le mystère de l’Incarnation dans le début de la vie du Christ et au rythme de la liturgie de l’Avent et de Noël, propose, en filigrane, une riche théologie du don. Elles confirment combien il contemple tout le mystère de l’économie divine à travers la contemplation de Dieu comme Bonum diffusivum sui [2]; mais, de plus, elles déploient ce principe et l’enrichissent.

1) Présupposés

a) L’action de Dieu : l’exitus

Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus utilise des images très fortes de fusion et d’éclatement : Dieu « ne peut pas rester en lui-même, il doit se donner. […] il est en état de fusion, en état d’éclatement [3] ». Plus loin, il parlera de l’Incarnation comme d’une éjection ou d’un lancement : « Dieu est Amour, bien diffusif, et il nous aime tellement qu’un jour il ‘éjecte’, il ‘lance’ le Verbe, la deuxième Personne [4] ». On le notera, ces verbes très chimiques et physiques ne sont que métaphoriques. En son fond, cette diffusion est un libre acte d’amour.

Conséquence : comme Dieu est éternel et absolument fidèle, ses dons sont sans repentance : « ce qu’il a aimé, il l’aime toujours, ce qu’il nous a donné, il nous le laissera toujours [5] ». Plus encore, ce n’est pas seulement ses dons, c’est sa présence qui demeure toujours : « il ne peut pas nous lâcher. Il reste en nous […]. Une maman ne peut pas lâcher son enfant ; elle l’a engendré [6] ! »

Notre faute, loin d’arrêter l’amour de Dieu l’accroît, le multiplie. Le Père Marie-Eugène, qui n’est décidément pas scotiste, ose dire que l’Incarnation est un « autre plan » conçu par Dieu après la chute [7]. Or, ce nouveau plan est « quelque chose de mieux » que ce qui était prévu à l’origine, au point que le Père Marie-Eugène dit : « N’en voulons pas trop à nos premiers parents [8]«  !

Et, en se répandant, Dieu vient toucher l’homme. Notamment par les mystères de la vie du Christ.

b) La finalité de l’homme : le reditus

Le but de l’homme est de revenir vers Dieu, c’est le reditus : « le bon Dieu veut nous faire revenir à lui [9] ». « j’allais dire, pour nous ‘noyer’ dans la Trinité Sainte [10] ». Et tel est le sens du temps liturgique de l’Avent : « La grande attente, la grande espérance de l’Avent, c’est le retour vers Dieu, l’entrée dans la Trinité Sainte [11] ».

Cela est particulièrement vrai de Marie qui, toute pure, ne résistait en rien à Dieu, de sorte que « tout son être allait vers Dieu [12] ».

Mais, depuis la chute, l’homme a gardé le désir de retourner vers la maison du Père ; en rÉvanche, il en a perdu la capacité. Dieu, par le Christ, « s’est penché sur la misère de l’homme qui ne pouvait plus remonter vers son auteur [13] ».

2) La manifestation de Dieu au monde. Le mystère fondateur ou l’Annonciation

a) Importance primordiale de ce mystère

« A Noël, dit le Père Marie-Eugène, il y a la manifestation, la naissance, mais le grand mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire de l’union de la divinité avec l’humanité, s’est réalisé au jour de l’Annonciation [14] ». Autrement dit, l’Annonciation est à la Nativité ce que le fond est à l’apparition, le délai entre les deux épisodes étant celui pris, dans la logique de la création matérielle, pour le dévoilement du Secret du Roi.

Voilà pourquoi le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus peut dire, répétant la parole de son Père Maître des novices : « Nous devrions fêter l’Annonciation plus que toutes les fêtes, car c’est le plus grand événement : c’est plus grand que la Nativité [15] ». En effet, à l’Annonciation, le don originaire est fait par Dieu, d’une manière très réelle, en acte, quoiqu’enveloppée, cachée. Or, le Mystère, le fond prime la manifestation.

b) La pureté de Marie à l’Annonciation

Marie est celle qui accueille Jésus l’Incarnation. Et le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus a cette superbe intuition que, pour se préparer à l’Incarnation, Marie doit être la plus pure possible. En effet, Dieu l’a destinée à être réceptrice du plus grand don qu’il puisse faire à une créature ; or, un réceptacle est d’autant plus adapté au don qu’il ne lui résiste pas, qu’il lui est exactement proportionné ; or, la pureté est cette capacité à se laisser traverser par un don sans l’arrêter : c’est ainsi que le soleil se donne, rayonne d’autant plus que l’air est plus transparent, plus pur ; selon l’image célèbre de Jean de la Croix, le rayon de soleil « n’est aperçu que grâce aux impuretés qu’il éclaire [16] » ; voilà pourquoi il était nécessaire que Marie soit l’immaculée ; précisément, seul le péché est contraire à Dieu ; il fallait donc que Marie soit dénuée de faute, actuelle ou originelle.

c) La liberté de Marie à l’Annonciation

A l’Annonciation, Marie a donné librement son consentement. C’est là d’abord une règle générale : « Dieu ne veut rien faire sans nous et surtout en nous [17] ». Pourquoi ? D’abord, « tant qu’il peut, le bon Dieu fait faire ». Ensuite, « Dieu a besoin de notre consentement [18] ».

Mais cette loi générale se vérifie de manière singulière chez Marie : « Qui a été plus libre que la Sainte Vierge au jour de l’Annonciation ? » En effet, un acte n’est pleinement conscient que dans la paix ; or, l’Ange a dit à Marie : « Ne timeas ». Ainsi, « elle est sereine et elle est toute libre [19] ».

Marie agit dans la foi ; mais Dieu « va lui donner une preuve : elle en a besoin [20] ». C’est le signe de la fécondité d’Élisabeth.

3) La manifestation de Dieu au monde. L’apparition

a) La Nativité

1’) Mystère de manifestation

Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus est fasciné par la spécificité du Mystère de Noël : il se distingue bien du mystère de l’Annonciation qui fête précisément l’Incarnation ; comme on l’a noté ci-dessus, au nom de la dynamique de la manifestation, qui elle-même s’inscrit dans celle du don, la naissance de Jésus est un mystère de dévoilement et de sa conséquence affective, de joie. L’apparition à la naissance est une véritable nouveauté, un plus à l’égard de la seule conception et de la croissance dans le sein maternel. On peut le comprendre à partir de la loi d’expansion : Dieu ne cesse de se répandre, toujours plus ; or, le maximum de donation est, après avoir déposé le germe actuel de la vie, est sa pleine manifestation à l’extérieur ; voilà pourquoi le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus fait de la Nativité « la puissance d’expansion, de don de lui-même […] portée, semble-t-il, à l’extrême [21] ».

Conclusion plus générale dont les conséquences philosophiques sont incalculables : tout être tend irrésistiblement à se manifester, à se donner à la lumière, à la connaissance.

2’) Mystère de joie

A Noël, Dieu continue à se donner, à vivre de ce mystère d’expansion et de diffusion ; or, la joie est le fruit, l’expression affective du don. Plus encore, Dieu ne veut pas seulement paraître, il veut le faire savoir. Par conséquent, Dieu « a de la joie à se donner, et cette joie, il ne peut la dissimuler. Il l’annonce [22] ».

Et il semble que, avec finesse, le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus distingue la joie du don 1 du bonheur du don 3, quand il affirme : à Noël, « nous devons entrer dans la joie de Dieu, en attendant d’entrer dans son bonheur au ciel [23] ».

3’) Mystère de pauvreté

A la crèche, Jésus apparaît dans une infinie pauvreté, une réduction totale « à l’impuissance », un « anéantissement complet [24] » : certes, au plan matériel, mais aussi au plan psychologique (il est un nourrisson infiniment vulnérable) et au plan spirituel (« sa divinité ne se manifeste pas [25]« ). Au point « qu’on a l’impression d’une «impréparation» », voire d’un « échec [26] ». Le confirme, à l’autre bout de la vie du Christ, en inclusion, l’humiliation absolue de la Croix, cet autre abaissement, cette réduction à l’impuissance, encore plus radicale.

Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus lit dans ce fait, ce geste, « une manifestation des goûts de Dieu [27] », autrement dit « la loi du divin ici-bas », « les lois de la grâce en nous [28] ». Pourquoi donc la Sainte Trinité choisit-elle la pauvreté, l’échec apparent, l’anéantissement ?

Une première raison tient au renoncement à, à « l’absence de jouissance et de rayonnement extérieur [29] ». En effet, il y a une double gloire : extérieure ou manifeste et intérieure ; or, Jésus, en cette terre, a bénéficié de la vision béatifique, donc de la gloire céleste, mais il n’a jamais rayonné extérieurement avant la Résurrection, sauf lors de l’épisode de la Transfiguration. Or, l’Évangile, mais aussi déjà l’Ancien Testament et toute l’histoire, comme la vie, montre que le risque permanent de l’homme qui a été choisi est de s’arroger son élection, de choisir beaucoup plus les avantages extérieurs de la mission que celle-ci. Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus donne l’exemple des Apôtres qui, au moment de l’Ascension, s’interrogent encore sur la royauté temporelle du Christ, afin de pouvoir en bénéficier [30] ? Ainsi Jésus nous enseigne, par son exemple, à ne choisir une mission, à ne recevoir une élection qu’au nom du bien intérieur, du bien, non de son retentissement de gloire, donc à la recevoir d’un cœur pur non mélangé par les vanités de ce monde.

Il y a une seconde raison, plus importante encore, qui tient, là encore, au bien de l’âme. Dieu est celui qui se donne et il ne donne qu’à la mesure de celui qui reçoit. Or, la pauvreté est l’état d’une âme absolument réceptive. Donc, la pauvreté du Christ montre à l’âme qu’elle ne sera riche de Dieu que si elle accepte d’être pauvre d’elle. Attention : ce n’est pas la pauvreté (ou la souffrance) « qui fait le saint. On l’est quand on est plein de Dieu ». Mais elle en est la condition. Ici, le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus a beau jeu de convoquer tant l’Ecriture (cf. le « Ne posséder rien pour avoir tout » de 2 Co 6 ou Ph 3,8) et les Docteurs carmélitains : saint Jean de la Croix qui parle de la loi du « tout par le rien [31] », mais plus encore sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui, dit le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, « avait vu la capacité réceptive de la misère ». Par exemple, « son utilisation de l’échec qui vient surtout de la faiblesse ». On le sait, « toute sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus est là-dedans [32] ».

Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus en tire une conséquence essentielle pour l’apostolat : « Ce que je vois de plus funeste, c’est la recherche des biens naturels et humains, indépendamment des biens surnaturels [33] ». Cette loi de la croix, de l’échec, est aussi une loi de la miséricorde.

4’) Jésus dans la crèche

Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus fait remarquer qu’à la crèche, Jésus « est livré à la terre, il est abandonné en quelque sorte à la terre, aux éléments naturels [34] ». Ne pourrait-on dire qu’ici, la passivité de l’enfant qui ne peut qu’être tout tourné vers l’origine, rejoint une certaine passivité d’abandon final, le sommet du don 3 ? Plus tard, de même Jésus « se soumettra à toutes les passions [35] ». Par son abandon à et dans la crèche, n’a-t-il pas déjà, symboliquement mais aussi effectivement, à toutes ces passivités d’amour.

b) La circoncision

La fête de la circoncision est aussi celle où le nouveau-né reçoit son nom. On sait combien dans la tradition juive, le nom exprime la personne. Or, la Personne est divine. Par conséquent, ne pourrait-on dire que de même que le Verbe assume la chair de l’homme et la divinise, de même il assure son nom qui se trouve divinisé ? Voilà pourquoi il est le nom au-dessus de tout nom (cf. Ph 2,9-10), les Apôtres guérissent en son nom (cf. Ac 4,12). Or, Jésus nous sauve parce qu’il est Dieu. Donc, le nom de Jésus est sauveur, pas seulement en son sens étymologique (du point de vue informatif) mais en son efficience (du point de vue performatif). La liturgie le confirme, puisqu’autrefois, on fêtait le Saint Nom de Jésus le premier jour après l’Octave de Noël, à savoir le 2 janvier ; ce fait est d’autant plus signifiant que l’une des plus grandes saintes des temps modernes qui porte son nom est née ce jour là, je veux bien sûr parler de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.

Or, le nom, comme la chair qui est la nôtre font certes partie de notre don 2 mais sont les deux réalités constitutives de notre être les plus proches du don 1 : en effet, nous en héritons sans pouvoir en changer ; et elles ne sont pas muables. Françoise Dolto, notamment, a montré combien il était traumatisant pour un enfant qu’on lui change de prénom, même avant la fin de la première année. Or, le don 2 est pour une part soumis au modelage de la liberté ; en rÉvanche, le don 1 est la source qui donne sans recevoir. Ainsi, plus une réalité est proche de l’héritage, plus elle est fixée. On pourrait d’ailleurs ainsi réfléchir sur une répartition des réalités structurant le don 2 en fonction de leur mutabilité et de leur proximité à l’égard de notre origine.

Plus encore, ne pourrait-on dire que si la Nativité est une monstration du corps de Jésus, la circoncision est celle de son nom ? Or, on vient de dire que corps et nom sont les deux traces, inscrites dans le don 2, les plus proches de la donation originaire.

Par ailleurs, chacun de ces mystères, Nativité et circoncision, sont déjà une préfiguration du don 3 suprême qu’est le sacrifice de la Croix, voire, dans la liberté du Fils de Dieu incarné, un consentement anticipant le mystère pascal d’accomplissement de la mission. En effet, l’abandon de la crèche est passivité, donc passion ; la blessure de la circoncision est souffrance imposée au corps. Sans parler de multiples autres symboliques.

c) L’Épiphanie

« La fête de l’Épiphanie nous présente, en quelque sorte, la troisième phase de la réalisation du mystère de l’Incarnation [36] », de son dévoilement au monde. Ici, le Verbe fait chair n’est plus seulement considéré comme apparaissant mais comme apparu, du point de vue de ceux à qui il se montre. Ceux-ci sont les bergers puis les mages.

Il est d’abord significatif que Jésus ait d’abord voulu apparaître à des pauvres et à des pauvres en priorité, à savoir la berger. D’abord, « l’Eglise du Christ Jésus est avant tout l’Eglise des pauvres [37] ». Pourquoi ? L’argument rejoint ce qui fut développé plus haut sur la Nativité comme mystère de pauvreté. Pour le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, celle-ci ne trouve pleinement son sens qu’en tant qu’elle est constitutive de la véritable réceptivité : « Ces pauvres sont plus aptes à reconnaître le mystère [38] ». Et de faire appel aux pauvres de l’Ancien Testament. Or, la réception est corrélative au don. Donc, à nouveau, nous sommes renvoyés au mystère central du don.

Ensuite, Jésus apparaît aux mages. Alors que les bergers figurent – et vivent – la pauvreté, les mages figurent l’universalité : ils symbolisent les « Gentils », ceux venus du monde entier. « Aujourd’hui, c’est cet appel de tous les Gentils, de l’humanité en son universalité, que nous fêtons [39] ». Or, on le sait, le don 1 est un universel concret, c’est-à-dire une réalité concrète diffusant sur une pluralité qui, pour Dieu, a l’extension la plus grande qui soit.

d) La Présentation au temple

Voici le quatrième et dernier moment de la manifestation. Ce qui est ici montré, c’est toute l’attente d’Israël que Jésus vient accomplir, combler. « Pour marquer la solennité, la grandeur de cet événément [l’Incarnation], l’Esprit-Saint l’avait préparé [40] ». Or, on se dispose à un don. Donc, de nouveau, cet épisode ne s’éclaire qu’à la lumière de la dynamique du don : ici se trouve célébrée toute l’attitude du don 2 humain se préparant au Don 1 divin. Voyons ce que cet épisode nous révèle, nous apprend de l’attitude de préparation du don :

  1. Quant au cadre spatial : le temple. En effet, c’est le lieu par excellence de la prière ; or, la prière est l’attitude de l’attente, un acte de désir orienté vers Dieu. De plus, le Don divin, pour être universel, s’inscrit dans une géographie privilégiée. De même que Dieu paraît à tel ou tel kairos, de même élit-il tel ou tel lieu (nous n’avons malheureusement pas le symétrique de kairos pour le topos).
  2. Quant au temps : les justes de l’Ancien Testament sont, nous dit l’épisode, âgés, très âgés. Il nous est ainsi signifié qu’ils ont « attendu en priant, pendant de longues années [41] ». Or, la constance dans la durée est le signe par excellence de la fidélité. C’est donc que la fidélité dans l’attente dispose au don. Cela pour une raison que saint Augustin a dévéloppé mais que le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus n’aurait pas désavouée puisqu’elle s’inscrit dans sa théologie de la réceptivité : le temps creuse le désir et donc accroît la place pour recevoir le don. Il agit ainsi comme la pauvreté, en élargissant le réceptacle.
  3. Quant à la figure. Ici, la perspective est à la fois diachronique (accomplissement des types, des préfigurations de l’Ancien Testament) et synchronique (la figure ressemble, présente une similitude avec ce qu’elle préfigure). L’Ancien Testament, dit le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, « était figure […] ; il était attente [42] ». En effet, la loi demande qu’on offre le premier-né et Jésus, Premier-Né par excellence, est ici offert. Or, la figure est, à nouveau, une préparation pédagogique idéale au don qui est son accomplissement : lorsque le développement qui conduit du type à la réalité n’est pas une croissance naturelle, elle est un don surnaturel, de surcroît dont le signe est la surprise. « Cette prescription de Dieu [sur l’offrande de tout premier-né] visait dans le lointain le Premier-né de Dieu, le Fils unique de Dieu [43] ».
  4. Quant au vécu affectif. Toute la scène de la Présentation baigne dans un climat de jubilation née de l’action de grâces : joie toute spirituelle qui explique pourquoi elle peut coexister avec l’annonce, là encore, de la Passion, par la prophétie du glaive de douleur. « Grande joie de Dieu [44] ! », dit le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus. Joie de la fidélité à la Loi ; mais plus encore de l’annonce de la Rédemption prochaine et préfigurée par cette offrande passive du premier-né qui est le symbole de l’offrande active que Jésus fera de lui-même sur la Croix. Or, la joie est le sentiment qui naît de la présence d’un bien, d’un don. Ici, du plus grand des dons : Jésus, se préparant au plus grand don, de lui-même. Plus précisément, cette joie n’est encore que celle de l’attente, de l’espérance, mais assurée, car elle est fondée sur une préfiguration et une promesse. D’ailleurs, cette joie ne vient pas d’une simple absence mais de la longue obscurité, dans la foi et souvent dans la douleur, d’une attente qui ne pouvait en rien maîtriser le temps.

En conclusion, la préparation au don apparaît comme station (dans un lieu d’élection), attente, préfiguration (typologique de son accomplissement) et joie née de l’espoir (à distinguer de la joie née de la présence plénière).

e) Le terme des manifestations

Il est significatif et rigoureux que, parlant de la vie cachée à Nazareth, le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus estime que désormais, le moment épiphanique est achevé : « Maintenant les manifestations semblent finies [45] ». Ce moment terminal est symétrique du moment initial qu’est la Naissance. Il en sera de même pour sa vie publique qui s’inaugurera avec les Noces de Cana et s’achèvera avec les noces de sa Passion ; il en sera enfin de même pour les mystères glorieux qui commencent avec la Résurrection et se terminent avec la Pentecôte (même si le Credo et toute une tradition, dont saint Thomas dans sa vita Christi, l’achèvent avec le jugement final). A chaque fois, le Christ dans ses mystères sait donc honorer la bénédiction de la finitude.

4) Conclusion

a) Résumé

On mesure combien toute la théologie du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus est celle de l’exitus-reditus visitée et vivifiée par les notions de don-réception. Je parle bien de la théologie et non de sa contemplation mystique qui, comme toujours, déborde toute conceptualisation et dont il serait intéressant de repérer les influences pour voir comment il se dégage des limites de ce schéma très séduisant, notamment pour l’imagination, mais dont il serait bien étonnant qu’il n’ait pas vu les limites pour interpréter sa vie spirituelle et celle des Saints du Carmel qu’il a si longuement fréquentés.

Il serait très précieux de développer cette loi de la miséricorde. De fait, on ne peut que s’étonner de voir le quasi-besoin qu’a Dieu de notre misère, de nos échecs ; de noter combien Dieu tarde à nous guérir ou à couronner nos vertus ; de constater combien il aime écrire droit avec des lignes courbes. Ces faits ne s’éclairent-ils pas à la lumière du don ? En effet, d’une part, Dieu se donne d’autant plus que le mal lui fait obstacle : en effet, sa gloire est d’aimer ; or, vaincre le mal par le pardon, par la patience, c’est aimer plus. D’autre part, l’homme reçoit d’autant mieux qu’il est plus ouvert ; or, c’est la vulnérabilité qui rend dépendant et arrache à la clôture orgueilleuse du soi. Il faudrait ici convoquer un commentaire du passage, à mon sens, le plus clair et éclairant sur le sujet qui est 2 Co 12 et du Soulier de Satin.

b) La loi d’exitus-reditus

La manière dont le Bienheureux Marie-Eugène emploie la grande loi dynamique de sortie (exitus) et de retour (reditus) présente au moins deux faiblesses.

Une première faiblesse est l’impression d’une nécessité dans la diffusion ad extra. Par exemple dans ce passage : Dieu « ne peut pas rester en lui-même, il doit se donner », « Dieu est comme obligé, il ne peut pas faire autrement que d’éclater [46] ». Je parle bien d’une « impression », car l’orthodoxie du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus est au-dessus de tout soupçon : sa doctrine ne comporte nulle trace de panthéisme comme d’une erreur théologique, quelle qu’elle soit. D’ailleurs, il s’agit d’une conférence ou d’une homélie ; et l’on sait combien on ne maîtrise pas toutes ses paroles à l’oral, combien il est alors de garder tous les équilibres ; d’ailleurs, il n’a jamais décidé de publier ces prises de parole. Enfin, la seconde expression corrige la première par son diminutif « comme ».

Une seconde faiblesse est une tendance à la hiérarchisation. En effet, le schéma d’exitus-reditus est un schéma vertical ; or, ce qui est au-dessus est symboliquement supérieur. Voilà pourquoi le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus peut écrire : « Cette Incarnation du Verbe est le plus grand événément, c’est évident. La Rédemption, la Passion, se situent dans un plan en quelque sorte inférieur, parce qu’elles se vivent sur un plan terrestre [47] ».

Pourquoi la liturgie accorde-t-elle une solennité plus grande au Triduum pascal ? Pourquoi la préparation du Carême est-elle plus longue que celle de l’Avent ? Surtout, il n’y a pas plus grand que de donner sa vie : c’est l’achèvement même du don 3 (sans parler de la communion instaurée avec Dieu grâce à l’envoi de l’Esprit) ; or, ce don n’est consommé que dans la Passion.

c) Philosophie chrétienne

La philosophie ne devrait pas méditer, à la seule lumière de la raison, mais éclairée par la stella rectrix de la Révélation, les différentes scènes de la vie du Christ, autant d’ailleurs celles de l’enfance que celles du terme.

Ici, par exemple, l’articulation Annonciation-Nativité n’est-elle pas celle du fond et de l’apparition ? Le cycle des mystères de la Nativité ne contient-il pas une philosophie de la manifestation progressive, du côté du don qui se révèle autant que du côté du récipiendiaire qui est appelé à recevoir ?

Côté don. Les différentes phases de la manifestation de Dieu ont-elles quelque chose à nous enseigner au plan philosophiques ? Correspondent-elles à une intelligence du mystère rationnel du dévoilement ? Apparition de la chair, apparition du nom, monstration au monde extérieur

Côté réception. Ces différents aspects de l’attente d’un don décrits dans la Visitation ne seraient-ils pas constitutifs de toute attente humaine ?

d) Don et pauvreté

Ne devrait-on pas considérer de manière plus générale les relations entre la pauvreté et les trois moments du don ? En effet, le don originaire est pauvre, caché, et simplement subi du côté du récepteur ; le don de soi est non seulement pauvre, puisque secret, mais s’achève dans les passivités de diminution, le dépouillement de la vieillesse ou du martyre ; enfin, le don à soi grandit dans le dénudement, la vulnérabilité consentie, le détachement de tout ce qui n’est pas Dieu ; et l’accès à son cœur ne se fait que dans la perte des fausses richesses.

Pascal Ide

[1] Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Les premiers pas de l’Enfant-Dieu, coll. « Centre Notre-Dame de Vie » n° 6, Venasque, Ed. du Carmel, 2001.

[2] Cf. site pascalide.fr : « La théo-logique du don chez le père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus »

[3] Les premiers pas de l’Enfant-Dieu, p. 26.

[4] Ibid., p. 43.

[5] Ibid., p. 27.

[6] Ibid., p. 28.

[7] Ibid., p. 33.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 29.

[10] Ibid., p. 30.

[11] Ibid., p. 30.

[12] Ibid., p. 46.

[13] Ibid., p. 65.

[14] Ibid., p. 41.

[15] Ibid., p. 45.

[16] Ibid., p. 45. Cf. S. Jean de la Croix, La nuit obscure, L. II, ch. 8, Œuvres spirituelles, 1947, p. 578.

[17] Ibid., p. 50, citant Sainte Thérèse de Jésus, Le chemin de la perfection, ch. 17, Œuvres complètes, 1949, p. 656.

[18] Ibid., p. 51.

[19] Ibid.

[20] Ibid. p. 53.

[21] Ibid., p. 74.

[22] Ibid., p. 75.

[23] Ibid., p. 75.

[24] Ibid., p. 81.

[25] Ibid.

[26] Ibid., p. 83.

[27] Ibid., p. 78.

[28] Ibid., p. 83.

[29] Ibid., p. 85. C’est moi qui souligne.

[30] Cf. Ac 1,6 ; Les premiers pas de l’Enfant-Dieu, p. 86.

[31] Ibid., p. 85 ; cf. La Montée du Carmel, L. I, ch. 13, p. 86.

[32] Ibid., p. 91 ; cf. la fascination pour Marie-Madeleine, le bon larron (RP 6), la pécheresse amenée au désert par un anachorète (CJ, 11.7.6).

[33] Ibid., p. 87.

[34] Ibid., p. 68.

[35] Ibid., p. 69.

[36] Ibid., p. 103.

[37] Ibid., p. 104. Et de renvoyer à LG, 8 ; GS, 88, § 1 ; AA, 8 ; AG, 12.

[38] Ibid., p. 105.

[39] Ibid., p. 106.

[40] Ibid., p. 116.

[41] Ibid.

[42] Ibid., p. 119.

[43] Ibid., p. 115.

[44] Ibid., p. 115.

[45] Ibid., p. 133.

[46] Ibid., p. 26 et 27.

[47] Ibid., p. 44.

23.12.2017
 

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