Les leçons particulières d’Hélène Grimaud ou le chemin vers l’amour-don

Le second livre d’Hélène Grimaud [1] conte quelques semaines de sa vie de pianiste internationale (au répertoire et aux références surtout romantiques), qui est aussi connue pour son singulier amour des loups et son engagement en leur faveur. Leçons particulières, qui se présente comme une suite de rencontres, n’est pas seulement une célébration sans naïveté de la vie, de sa puissance de fécondité, voire de l’omniprésence de la synchronicité [2] ou des signes du transcendant (autre thème à développer), mais un chemin de résurrection qui épouse la dynamique du don. En effet, ce voyage commence par un besoin de repos, mais il s’avère vite qu’il pourrait se transformer en simple fuite de soi face à une tristesse ou une angoisse dévorante. Mais il va s’avérer traversée vers la lumière à partir des trois moments du don.

1) Le don reçu

Tout d’abord, pendant ces trois semaines de vacances, tout va apparaître don : don de la nature, don des lieux, même des villes ; surtout don des rencontres. Et ici prend place le critère jungien des synchronicités, des coïncidences non voulues mais qui font sens. Et, par là, le donné se transforme en don, car il se discerne une irruption d’une transcendance, la présence du Donateur.

De ce point de vue, cet ouvrage est un bel hommage rendu à la nature – notamment à son chant : « La terre a son chant [3] » – ou plutôt à l’harmonie de l’homme avec la nature – ce qui passe peut-être par les divinités agresques que le scientisme a cru bon d’offusquer (cf. plus bas). « Lorsque j’étais petit, les sciences naturelles s’appelaient ‘leçons de choses’. Méditons la sagesse de ce titre : il reconnaissait implicitement combien les choses, les plantes et les animaux nous enseignent [4] ».

En creux, Hélène Grimaud refuse les contempteurs de la méfiance et du désespoir, sans pour autant nier la vérité de leur propos, mais en le dépassant dans la célébration de ce qui est donné. Et là se trouve la réponse à la première objection : celle d’une naïveté pré-critique ou romantique qui se refuse à tout discernement à l’égard du donné.

Par son expérience des loups, dans le Colorado, elle se rappelle combien elle est enfin sortie de la toute-puissance :

 

« Ce sentiment parfait d’invincibilité, et parfois même d’immortalité qui était mon essence, avait imprimé à mes gestes une assurance qui seule, dans le monde animal, appartient aux dominants. Mais je n’étais pas une louve, seulement une femme et le reste, tout le reste, n’était que privilège [5] ».

 

C’est ce que confirme la relation presque amoureuse qu’Hélène noue avec le sommeil. Elle en livre une description d’autant plus suggestive que le lieu commun est le lit :

 

« Je l’avoue, j’entretiens avec le sommeil un rapport sournois. Je le traite durement, comme une amoureuse méprisante. Je l’aime, j’en ai physiquement besoin, je me blottis dans ses bras avec une immense délectation, et même une immense sensualité […]. Mais, au matin, je le chasse de mon lit sans ménagement : je ne veux pas envisager que, le soir, il vienne peut-être à manquer notre rendez-vous [6] ».

2) Le don approprié

Ici, se trouve une première réponse à la seconde difficulté : l’absence de lien durable avec autrui. Le moment de l’indépendance n’est pas celui de l’interdépendance, celui de l’intériorisation, du creusement vertical du temps vers la profondeur intérieure (mais aussi vers la hauteur supérieure) n’est pas celui de son horizontalisation et donc de la communion. Autrui n’est pas instrumentalisé, mais seulement occasion de se rencontrer et de rencontrer plus grand que soi.

Enfin, la sortie de la victimisation : « Qui pouvait nous rendre heureux ? Personne, si ce n’était nous-même. Attendre que le bonheur vienne d’autrui, c’était, par paresse et par cécité, renoncer à le connaître dans son essence [7] ».

3) Le don offert

Enfin, la grande lumière du livre, qui surgit au terme, est celle de la fécondité retrouvée. On pourrait un moment craindre que toute la réponse se trouve à l’intérieur, dans la réconciliation avec soi, que le dépassement de la recherche de la reconnaissance et de l’efficacité, de la fuite en avant s’identifie à une rétraction en soi, à un détachement bouddhiste ou stoïcien à l’égard de tout désir.

Ici, réside la seconde réponse, définitive, à la crainte légitime d’une clôture du sujet sur son intimité, une recherche égologique de la paix qui nierait tout autre, toute fécondité, toute infinité, tout risque, tout dépassement de soi vers un autrui reconnu dans sa figure indépassable : « Qu’était-ce qu’être Hélène ? Être moi c’était mériter mon âme. C’était répondre au don si particulier qui nous a été donné à tous, le don d’exister, chacun selon son style [8] ». La “clef du monde » tient « en cette phrase : « tout est stérile si rien n’est donné [9] ». Autrement dit, « être Hélène », c’est « rester passeur de vie », « tendre la main ». Or, en conjurant définitivement la logique stérile de la jalousie, la reconnaissance de ce que l’on est (le don à soi ou approprié), permet seule d’accéder à la fécondité.

4) Quelques observations finales

Certes, on peut reprocher à l’ouvrage des limites. Certaines touchent la forme : parfois un peu précieux et artificiel en son style (les personnes ne parlent pas dans la réalité comme dans l’ouvrage ; surtout, la figure semble ne pas jaillir d’un fond, mais être apprêtée pour elle-même, ce qui lui donne l’air d’une apparence). D’autres concernent le contenu : si le lecteur ne peut manquer d’être touché par la vulnérabilité de l’artiste [10] qui se livre, souvent humblement, il sent aussi combien Hélène Grimaud est un être qui peine à rencontrer l’autre de manière durable. Un aveu est, de ce point de vue, révélateur : « Quand j’aime, je me souviens de l’Éden [11] ». D’un côté, il est un acte de foi en faveur de l’amour. De l’autre, cet acte ouvre non le futur, mais un passé et un passé immémorial ou, si l’Éden est pour elle coprésent au présent, il est en tout cas hors temps. Certes, l’ouvrage ne parle que de rencontres, donc ne parle que d’autrui, mais ces relations sont sans risque, soit qu’elles soient sans lendemain, soit qu’elles soient idéalisées, soit que l’autre ne puisse l’entraîner plus loin. Qu’il est révélateur que la seule personne avec qui elle aurait pu engager une relation où l’éros aurait sa part, elle la dirige vers Béatrice. Le monde qui se dessine autour de la jeune pianiste toute en délicatesse, mais aussi en hypersensibilité est plutôt celui de la musique, de la nature – surtout celui des loups – et du transcendant qui est joliment honoré. Toutefois, ainsi que nous l’avons vu, toutes ces limites font sens et vont finalement permettre à Hélène d’arpenter le chemin libérant et béatifiant de l’amour-don.

Pascal Ide

[1] Hélène Grimaud, Leçons particulières, Paris, Robert Laffont, 2005.

[2] Ainsi, le papillon advient au moment de son départ. Or, « je crois que c’est à cet instant précis que l’idée d’un disque, consacré à Clara et Robert Schumann, s’est posée en moi » (Ibid., p. 156).

[3] Ibid., p. 67.

[4] Ibid., p. 168.

[5] Ibid., p. 113.

[6] Ibid., p. 154.

[7] Ibid., p. 206.

[8] Ibid., p. 205.

[9] Ibid.

[10] Une réflexion parmi mille : « L’enfer, ce n’est jamais les autres ; l’enfer, c’est soi-même : la seule personne à laquelle on peut échapper » (Ibid., p. 101).

[11] Ibid., p. 139.

6.1.2020
 

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