L’éducation philétique : une école médiévale de l’amour

Le propre de la vertu est d’être acquise et acquise par entraînement ou éducation. Or, si multiples sont les moyens, lieux, médiations par lesquels nous acquérons nos différents savoirs, savoir-faire et même savoir-être, qu’en est-il de l’apprentissage de l’amour ? Certes, réduit à l’amour-attrait, il est tellement spontané, voire subi, qu’il ne requiert pas plus d’être éduqué que la joie ou la colère. Mais, même l’amour passionné ne va sans un minimum d’éducation sentimentale : pour le reconnaître, discerner la conduite à tenir, « gérer » le deuil, etc. Autant de bonnes pratiques qui montrent que, s’il ne nous demande pas notre avis pour exister (et être un acte de l’homme), l’amour-attrait, comme toute passion, requiert de devenir pleinement humain et personnel (et ainsi être un acte humain). La question rebondit : s’il y a des écoles, distinctes de la famille qui demeure toujours la première éducatrice (au sens chronologique, mais aussi éthico-politique), pour acquérir toutes les vertus, intellectuelles (les savoirs), techniques (les savoir-faire) et morales (les savoir-être), y a-t-il une école de l’amour ? Et le premier média culturel que sont devenus les réseaux sociaux ou les séries télévisées l’est de la pire manière, par imprégnation passive (et non par vertu active), et avec le pire contenu (celui, dérégulé, de la normalité qui n’a jamais eu rien à voir avec la normativité).

Il n’en a pas toujours été ainsi. Par exemple, le Moyen Âge, qui est loin d’être le désert pédagogique dont parlait Philippe Ariès [1] et d’autres traités d’histoire de l’éducation [2], a connu, à côté de la formation socioprofessionnelle (par métier), de la formation morale (notamment par les exempla ou modèles à imiter) ou de la formation religieuse (manuels de confession, catéchèse, etc.), une « formation philétique [3] », du grec philia, « amitié ». Qui se présentait comme une initiation à l’amour courtois et une préparation au mariage. C’est ce que montre l’important ouvrage programmatique de Léopold Génicot classifiant les différentes sources, notamment pédagogiques, dont a disposé l’époque médiévale [4]. Une des sections est consacrée à l’éducation courtoise. Celle-ci est contemporaine de l’apparition du fin’amor, au xiie siècle. De manière générale, ces ouvrages donnent des conseils aux jeunes garçons et jeunes filles pour attirer mutuellement l’attention de l’autre sexe. Plus précisément, le monde occitan, dans le Sud de la France, multiplie les Ensenhamen (« enseignement ») sur l’ars amandi (l’art d’aimer) et la manière d’être un parfait amant (au sens noble et non pas désordonné du terme) : les jeunes gens y reçoivent des avis, autant corporels (hygiène, toilette) que relationnels (hospitalité, manière de « plaire aux dames » [5]). Dans le Nord, par exemple le Chastoiement des dames, Robert de Blois [6] multiplie les conseils sur les bonnes manières dans la rue ou à l’église, en matière d’alimentation ou de vie amoureuse [7].

Qui osera écrire un Art d’aimer pour le vingt-et-unième siècle ?

Pascal Ide

[1] « La civilisation médiévale avait oublié la paideia des Anciens et elle ignorait encore l’éducation des Modernes. Tel est le fait essentiel, elle n’avait pas l’idée de l’éducation » (Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, coll. « L’Univers historique », Paris, Seuil, 21973, p. 463).

[2] Par exemple, Henri Hubert consacre 13 pages sur 375 à « l’éducation théologique et scolastique du Moyen Âge » (Histoire de la pédagogie, Paris, p.u.f., 1949) et, dans le collectif qu’il a dirigé, Jean Château ignore totalement la période médiévale (Les grands pédagogues, Paris, p.u.f., 51973)…

[3] Pierre Riché, L’enseignement au Moyen Âge, Paris, CNRS Éd., Le Grand livre du mois, 2016, p. 246.

[4] Cf. Léopold Génicot éd., Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brépols, 1972.

[5] Allusion est faite aux ouvrages d’Arnaut Guilhem de Marsan qui se présentent comme un « miroir du chevalier qui veut plaire aux dames ». Cf. Reto R. Bezzola, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident. 3. La société courtoise, littérature de cour et littérature courtoise, coll. « Bibliothèque de l’Ecole des hautes études. Sciences historiques et philologiques » n° 319-320, Paris, Honoré Champion, 1963, 2 vol., tome 2, p. 322. Cf. Clovis Brunel, Bibliographie des manuscrits littéraires en milieu provençal, coll. « Société de publications romanes et françaises » n° 13, Liége (Belgique), G. Thone et Paris, E. Droz, 1935.

[6] Cf. John Howard Fox, Robert de Blois, son œuvre didactique et littéraire. Étude linguistique et littéraire et éd. critique de l’Enseignement des princes et du Chastoiement des dames, Paris, Nizet, 1950.

[7] Cf. aussi, au siècle précédent, André le Chapelain, De arte honeste amandi [Tractatus de amore] : Traité de l’amour courtois, éd. et trad. Claude Buridant, coll. « Bibliothèque française et romane. Série D, Initiation, textes et documents » n° 9, Paris, Klincksieck, 1974.

9.9.2024
 

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