Le témoignage selon Gabriel Marcel

« On pourrait dire que le propre de l’homme, d’une certaine manière, est de rendre témoignage [1] ».

 

L’existentialiste Gabriel Marcel a développé une philosophie du témoignage originale [2]. Cette métaphysique concrète de l’attestation se distingue des approches herméneutique [3] ou phénoménologique [4]. Ainsi que le note la citation en exergue, le témoignage est, pour le philosophe, une notion centrale, où il condense une attitude décisive à l’égard de l’être, attitude qui est cognitive, mais aussi, nous allons le voir, active, voire affective.

Sans surprise, Marcel oppose la constatation (et assimilés) à l’attestation, comme l’avoir et l’être, dessinant donc le chemin d’une « conversion » de l’une à l’autre. Sans surprise non plus, il part d’exemples tirées de l’expérience humaine intersubjective. Sans surprise enfin, compte tenu des autres études publiées sur le site, le témoignage épouse la dynamique du don, même si Marcel n’explicite jamais cette grille de lecture métaphysique qu’est l’ontodologie.

1) Induction. Quelques exemples

La conférence de 1946 sur le témoignage fourmille d’exemples. En voici quatre :

 

« Je puis témoigner que j’ai vu hier M. Un tel, au moment où il tournait le coin de la rue de Châteaudun et de la rue Taitbout ; il était nu-tête, il avait une expression hagarde, etc. Moi qui l’ai rencontré, je suis le même qui témoigne en ce moment dans cette enceinte [5] ».

 

« Je songe par exemple – et cette illustration me paraît tout à fait significative – à quelqu’un que je connais et qui fut témoin à décharge dans un procès fameux et récent. II est trop clair que cette transcendance en présence de laquelle il témoignait ne pouvait en aucune façon se réduire au groupe de fanatiques qu’il avait devant lui, qui théoriquement devaient prendre acte de sa déposition, mais en fait la récusaient de toute leur passion. Nous ne pourrions pas dire raisonnablement que ce groupe incarnait la société ; mais d’autre part y aurait-il un sens à prétendre que la société c’était une entité tout idéale et non représentée dans l’enceinte : la France, peut-être, une France réconciliée, par opposition à celle des partisans et des factieux ? Je vois assez mal quel contenu sociologique on pourrait attribuer à cette notion. En réalité, le témoin auquel je songe, un des hommes les plus honnêtes et des plus courageux que J’aie rencontrés, témoignait devant sa conscience, ou encore en présence de la Vérité. J’ajouterai ici en passant un complément instructif : le fait que cet homme eût témoigné dans un sens [185] qui n’agréait pas aux maîtres du moment, fut jugé suffisant pour que fût refusé à ce père de cinq enfants l’emploi modeste qui allait lut être attribué. Il y aurait lieu de réfléchir, profondément sur ce qu’implique un pareil déni de justice ; et Je n’hésite pas à penser qu’il y a là un signe, parmi une infinité d’autres, de cette contamination de l’esprit public par !a mentalité fasciste ou hitlérienne qui ne saurait être dénoncée avec trop d’insistance et de rigueur. Comme je racontais cette histoire à un ami philosophe, celui-ci me répondit : ‘Quel imbécile ! il n’avait qu’à ne pas témoigner et à se tenir tranquille !’. II me paraît superflu de commenter cette réaction [6] ».

 

« Le témoignage répond à une sorte d’injonction : ‘tu témoigneras’. Mais à quoi répond cette injonction ? Là où ïl s’agit d’un fait particulier, la réponse est très simple. Mon témoignage contribuera à faire la lumière, par exemple à déterminer les responsabilités en cause dans un litige précis. J’étais présent quand telle personne a été renversée par une auto, je puis témoigner qu’elle était « dans les clous », et que la voiture ne s’est pas arrêtée à temps. Pourquoi suis-je tenu de témoigner ? Parce que je détiens, si l’on peut dire, une parcelle de lumière, et que la garder pour moi, en fait, c’est l’éteindre [7] ».

 

Enfin, il y a le cas du témoignage sans parole et étendue à toute une vie :

 

« Mais ne nous arrive-t-il pas à tous de dire, à propos d’une vie, parfois d’une vie très humble mais très consacrée : une telle existence est un témoignage. Qu’entendons-nous au juste par là ? Il est évident que la valeur de ce témoignage est liée à une certaine fidélité qui s’est incarnée dans cette existence, et qui peut affecter les formes les plus différentes ; fidélité d’un enfant à ses parents, d’un serviteur à ses maîtres, mais parfois aussi fidélité à une cause servie jusqu’au bout. Cette fidélité peut être conçue en des termes, dégradés qui annuleraient cette valeur : là où elle est une simple passivité et comme la traduction dans la vie d’une hébétude foncière (entre hébétude et habitude une étrange connexion vient ici se présenter). Cette valeur ne peut être reconnue que là où un être a été guidé par une certaine lumière, où il a continué à agir dans le même sens alors même que cette lumière n’était plus pour lui directement visible. Et on pourrait même dire que c’est précisément parce que cette lumière [188] n’était plus directement perçue qu’il y a à la lettre témoignage, c’est-à-dire attestation [8] ».

2) Ce que n’est pas le témoignage

Passons du fait aux essences (concrètes). Pour cela, voyons d’abord ce que n’est pas le témoignage.

a) Le témoignage n’est pas la simple constation

Avant toutes choses, notre philosophe oppose témoignage et constatation :

 

« Qu’est-ce que constater ? Je constate un phénomène, ou quelque chose qui prend d’abord pour moi figure de phénomène ; quelque chose qui m’est extérieur et que je consigne. Je ne peux pas faire autrement que de constater, je suis obligé de constater. D’autre part, ma constatation, pour autant que je la prends comme objet de réflexion, se présente à moi comme ne modifiant en quoi que ce soit le fait constaté. Observons en outre que le je qui constate est aussi dépersonnalisé que possible : ce que je constate, je présume qu’un autre le constaterait tout aussi bien à ma place. Ceci se traduit dans le langage d’une façon très significative : c’est que le verbe constater peut avoir pour sujet un pronom indéfini ; il est légitime, et même sans doute indispensable, de dire, de recon[183]naître que l’on constate, et cette manière de s’exprimer est en effet courante, par exemple dans les manuels de science. Disons que je n’est ici qu’une spécification indifférente du On [9] ».

 

D’un mot, celui qui constate demeure extérieur à l’égard de ce qui est constaté, alors que le témoin est intérieur, car il est changé. Autrement dit, le premier se réduit à un « on » « dépersonnalisé » ou désengagé, ce que Marcel appelle plus loin un « simple spectateur [10] », alors que le témoin est un « je » impliqué, engagé. Nous retrouvons la distinction fondamentale chez Marcel du « cogito » insulaire, séparé des autres comme des choses et du « je » depuis toujours lié aux personnes, en termes marcelliens : un « je » en acte de participation ou en coesse :

 

« Un être radicalement isolé des autres, enfermé en lui-même et auquel il serait simplement donné de considérer un certain spectacle extérieur à lui, ne peut pas être à proprement parler témoin – à moins de vider ce mot de sa signification concrète et positive [11] ».

b) Le témoin n’est pas non plus celui qui dresse un procès-verbal

Allons plus loin. Le témoin peut être plus qu’un simple observateur distancié ; il peut aller jusqu’à relater l’événement qu’il est seul à avoir observé. Toutefois, estime Marcel, on ne peut encore dire de plus qu’il est témoin :

 

« Et témoigner, est-ce que cela signifie consigner, relater ? Chacun de nous aurait-il en somme à tenir à jour on ne sait quel journal en vue d’un immense procès où tout l’humain serait évoqué, et plus que l’humain peut-être ?

Il est clair que posée en ces termes la question perd toute signification, et qu’il nous va falloir pénétrer plus profondément sous les mots pour découvrir une solution au problème de plus en plus vaste qui s’offre à nous. L’erreur n’aurait-elle pas consisté à nous faire du témoignage une idée qui, en l’objectivant, l’appauvrit, le dénature – comme si un témoignage était quelque chose qui doit nécessairement pouvoir se traduire par un procès-verbal [12] ».­­­

 

Certes, le sujet va jusqu’à déposer, voire poser un acte de parole ; mais, toujours, elle demeure étrangère à ce dont elle devrait témoigner.

À cette carence de relation à ce dont on témoigne s’ajoute une autre carence (qui est d’ailleurs commune aux deux actes de constat et de relation) : d’engagement du « je », c’est-à-dire de liberté. Autrement dit, ces actes sont automatiques, donc sont aussi peu des actes que possible :

 

« Le Témoignage est donc un acte ; il n’est pas, il est aussi peu que possible assimilable à une réponse automatique qui nous serait arrachée par la réalité à la façon d’un cri. Prenons-y bien garde : témoigner, ce n’est pas seulement être témoin, c’est se reconnaître témoin ; c’est dire : ‘Je témoigne’ [13] ».

 

Ainsi, le témoin ne peut être celui qui ne s’engage pas. Marcel en offre un signe éloquent :

 

« Un être incapable de s’engager est incapable de témoigner ; il ne peut [184] que simuler, c’est un faux témoin. Il y a donc une raison profonde pour que si souvent il soit demandé au témoin de prêter d’abord serment. Et ceci devrait donner lieu, je crois, à une analyse qui permettrait de remonter assez haut. Jurer, c’est se lier, c’est se mettre dans l’impossibilité de se retrancher en quelque sorte de ce qu’on affirme [14] ».

3) Qu’est-ce que le témoignage ? Traits caractéristiques

Des quatre exemples de l’induction et d’autres, nous pouvons tirer trois données caractérisant cet acte de parole qu’est le témoignage :

a) Le témoignage engage toute la personne

Partons d’un paradoxe. Au fond, le témoignage ne diffère pas du simple constat. Dans les deux cas, je peux décrire un simple fait : « J’ai vu hier M. Un tel, au moment où il tournait le coin de la rue de Châteaudun et de la rue Taitbout ». Et dire cette parole peut avoir des conséquences considérables, si, par exemple, ce M. Un tel est accusé par un autre d’avoir assassiné quelqu’un à 100 km de là, à l’heure même où je l’ai vu. Cet exemple montre bien que le témoignage ne réside pas dans le contenu matériel des paroles. Alors, qu’est-ce qui en fait la spécificité ?

De prime abord, il semble que la différence réside dans les conséquences de l’acte : négligeables dans le cas du simple constat ; considérables dans le cadre du procès d’Assise. Mais ce serait s’arrêter à l’effet et ne pas remonter à la cause. En réalité, la différence réside encore bien davantage dans la nature de l’acte. Permettez-moi un exemple personnel. J’ai dû témoigner à plusieurs reprises dans des procès canoniques. J’ai mesuré, en prêtant serment, combien ma parole engageait toute ma personne et combien j’étais libre de dire ou ne pas dire, de dire ceci ou cela – autrement dit que chaque nuance était d’importance. Bref, tout le contraire d’un simple constat approximatif d’un fait. Soudain, le poids de vérité de mes paroles m’est apparu. Au fond, hors les mots plus ou moins automatiques du quotidien et ceux, légers, prononcés en vue de la simple détente, toute prise de parole devrait avoir ce sérieux, cette radicalité. Ainsi, le témoignage diffère du constat dans la participation (au sens marcellien) de la personne à son acte de parole. Les conséquences, ici de poids, ne sont que la… conséquence.

b) Le témoignage engage face à un tribunal

Le témoignage engage face à, devant, en présence d’… un tiers. Plus précisément, le témoin parle toujours  devant un tribunal.

 

« Je me porte garant devant… Devant qui ? Toujours, au fond, devant un tribunal ou devant quelque chose qui fait fonction de tribunal : l’histoire peut-être, ou la postérité, ou la conscience universelle ; et nous n’avons pas à nous demander ici si ces mots sonnent creux ou non. Ce qui importe, c’est que l’être qui témoigne est essentiellement en présence de. Je dirai qu’il est foncièrement a-monadique. II n’y a pas de témoignage possible au plan de la monade. Il y a au contraire des constatations – et ceci est vrai même dans la perspective la plus subjectiviste : je constate que j’ai mal à la tête, que mon soulier me blesse, etc. [15] ».

 

Là encore, nous nous trouvons face à un paradoxe. D’un côté, le témoin est toujours convoqué face à un tribunal extérieur. Toutefois, nous allons le redire, la motion qui invite à témoigner est beaucoup plus profonde et indépendante de l’appareil judiciaire.

c) Le témoignage est une injonction intérieure

Le témoignage est une poussée, une puissante incitation intérieure. Permettez-moi à nouveau une illustration tirée de mon expérience. J’étais passager avant dans une voiture, en région parisienne, de nuit. Soudain je vois le véhicule qui nous précédait frôle trop près un véhicule rangé sur le côté et lui arracher son rétroviseur de gauche et, à ma grande stupéfaction, continuer sa route comme si rien ne s’était passé. Outré par cette injustice flagrante, je demande au conducteur de s’approcher pour que je relève le numéro d’immatriculation, puis je lui demande de faire le revenir à l’endroit où s’était passé l’incident. Je prends mon carnet, écris brièvement ce à quoi j’ai assisté, laisse mon numéro de téléphone et glisse le papier sous l’essuie-glace. Autrement dit, je témoigne. Or, je ne me sentais pas, en conscience, de ne pas agir ainsi. Je ne savais pas à quoi je m’engageais, quel temps cela me prendrait, si cela allait m’obliger à me déplacer à un commissariat. Peu importait. Je me sentais donc poussé, quel que soit le prix (certes, peu élevé !) à payer. Ainsi je faisais l’expérience de cette nécessité : « le témoignage répond à une sorte d’injonction : ‘tu témoigneras’ [16] ». Et pourtant, nouveau paradoxe qu’il conviendra d’éclaircir, mon acte était totalement libre, voire éminemment libre. J’aurais pu me dérober : « Le Témoignage comporte invariablement, comme sa contre-partie ou comme son ombre, un reniement possible [17] ».

Ajoutons que ce dernier exemple illustre aussi les deux premières notes : mon témoignage n’engageait pas seulement mon intelligence, mais toute ma personne ; j’agissais, mû par ma conscience morale, donc face à ce tribunal intérieur (dont nous dirons qu’il est celui de la vérité).

4) Le témoignage à la lumière du don

Les exemples ont conduit à mettre en évidence trois données fondamentales ; or, ces trois données ouvrent sur trois paradoxes. Comment les résoudre ? Marcel fait appel à sa « dialectique » de l’être et de l’avoir (ou de l’existence), qui les éclaire partiellement. Je propose d’intégrer sa vision de l’être au sein d’une métaphysique de l’amour. En effet, la dynamique du don est ternaire : réception, appropriation, donation. Or, les trois caractéristiques du témoignage les recouvrent implicitement : soulignant l’engagement de la personne dans son acte, la première note renvoie à l’appropriation ; soulignant la vérité comme mesure et origine de l’acte, la deuxième renvoie à la réception ; soulignant la puissante impulsion à témoigner, la troisième renvoie à la donation. L’acte particulier de parole qu’est le témoignage est donc rythmé par le don. Comment s’en étonner, puisque Gabriel Marcel consacre toute la fin de sa conférence de Louvain à croiser témoignage et don ?

a) Témoigner, c’est recevoir

1’) Le fait

Tout d’abord, le témoin témoigne d’un événement qui lui a été donné de vivre, donc d’un don qui le précède. Et ce don implique le plus souvent une autre personne. C’est la première raison pour laquelle le témoignage est « est foncièrement a-monadique », comme nous le disions ci-dessus [18].

Que le témoignage s’enracine dans une réception première, Marcel le souligne : « le témoignage se réfère toujours à du reçu [19] ». Cette affirmation est foncièrement anti-idéaliste. En effet, Kant et ses successeurs soulignent avant tout la spontanéité de l’esprit, c’est-à-dire sa puissance active et constructrice face à la passivité des sens. Or, la réceptivité, pour Kant, relève de la passivité subie. Voilà pourquoi, quelques lignes plus bas, il ajoute qu’il faut « se libérer de la notion kantienne du rapport entre spontanéité et réceptivité ».

2’) La nature générique de la réception

En fait, si Kant récuse toute réceptivité, ce n’est pas seulement à cause du primat idéaliste de l’activité, mais aussi à cause de l’identification de cette réceptivité à une attitude toute matérielle. Au fond, recevoir, c’est subir. Or, cette idée, elle, est d’origine empiriste. Donc, Marcel va devoir tout autant s’opposer à la conception idéaliste qu’à la conception empiriste, c’est-à-dire matérialiste, de la réception pour conduire à une juste conception du témoignage :

 

« Cette réceptivité ne peut en aucune façon être conçue à la façon matérielle du vase ou du bassin qu’on remplit. On peut penser, je le répète, que les philosophes modernes, et en particulier les empiristes, sont bien loin de s’être suffisamment interrogés sur les conditions dans lesquelles un être peut recevoir (c’est-à-dire recevoir des dons). Les idéalistes, obsédés par l’idée que l’esprit en tant que tel ne peut être qu’activité ou puissance constructive, ont certainement eu tendance à abandonner en quelque sorte à la matière et aux images matérielles la réceptivité considérée comme, un caractère des choses [20] ».

 

Ajoutons que Marcel évoque une autre interprétation de la réceptivité non matérielle : « Et on peut se demander si sur ce point ce ne serait pas la tradition aristotélicienne qu’il conviendrait de renouer [21] ». En l’occurrence, il fait implicitement appel à la notion de dunamis, « puissance », élaborée par Aristote. Toutefois, il ne développe pas cette riche intuition méta-physique pour se tourner vers sa perspective plus méta-anthropologique, en l’occurrence personnaliste. Pour cela, il propose une éclairante distinction ou plutôt polarité entre deux extrêmes, dont l’un est purement matériel, c’est-à-dire empiriste, et l’autre, spirituel, c’est-à-dire personnel (comme dans l’expression « savoir recevoir », c’est-à-dire accueillir une personne) :

 

« le terme de réceptivité s’applique en réalité à une sorte de clavier disposé entre des limites fort éloignées l’une de l’autre. L’une serait le pâtir, auquel je me réfère quand je parle de l’empreinte reçue par une cire molle ; l’autre serait en réalité un don, et même en dernière analyse un don de soi : celui qui est impliqué par exemple dans l’acte d’hospitalité. Il ne s’agit pas en effet ici de combler un vide avec une présence étrangère, mais de faire participer l’autre a une certaine réalité, à une certaine plénitude. Donner l’hospitalité, c’est vraiment communiquer à autrui quelque chose de soi [22] ».

 

Ce texte mériterait une longue analyse, tant il est riche pour une philosophie du don. Disons seulement ici que la réception est relue dans les catégories de la philosophie marcellienne de la participation, de l’interpersonnalité et de l’hospitalité : « l’acte de recevoir prend une valeur renouvelée. Recevoir, c’est introduire l’autre, l’étranger, dans cette zone qualifiée et l’admettre, en quelque sorte, à y participer [23] ».

3’) La nature spécifique de la réception

Nous n’avons encore parlé que de la réception en général. Mais, quel don précis, spécifique reçoit le témoignage ? La réponse est aussi simple que décisive : celui de la vérité. Encore faut-il distinguer deux sortes de vérité : la vérité existentielle et la vérité ontologique. Cette distinction reprend celle de l’existence et de l’être, qui recouvre celle de l’avoir et de l’être. Ainsi, Marcel accorde un poids particulier à la vérité qui devient pour lui un équivalent de l’être. Après avoir tâtonné longtemps, allant jusqu’à identifier la vérité à ce qui est objectif, réifié, vérifiable, Marcel a cessé de placer l’être au-delà du vrai. Ici, sa conversion joua un rôle décisif. C’est ainsi qu’il écrit le 9 mars 1929 : « Je ne peux plus, en aucune façon, admettre l’idée d’un au delà de la vérité ». Aussi, note-t-il dans sa préface à la traduction anglaise du Journal métaphysique, en 1951 :

 

« Je n’admettraits certainement plus aujourd’hui qu’on place l’être au delà de la vérité, comme je tendais à le faire à l’époque où fut rédigée la première partie du Journal. C’est là un eformule qui me paraît maintenant ou bien dénuée de signification ou bien extrêmement dangereuse (si elle est interprétée de façon nietzschéenne) [24] ».

 

Et tel est donc le tribunal dont nous recherchions l’identité : il s’agit en fait du tribunal de ma conscience morale qui est fait pour la vérité.

b) Témoigner, c’est conserver en sa mémoire

Le deuxième acte de la dynamique du don est l’appropriation par lequel la personne fait sien (propre) le don qui est commun au donateur et au récepteur, donc, au don qui lui a été commun-iqué. Or, nous avons vu que, loin d’être seulement extérieur au témoin, le témoignage implique la personne. Plus précisément, le témoin intériorise ce qu’il reçoit par et dans sa mémoire :

 

« Retournons-nous vers le témoignage élémentaire dont nous nous étions d’abord occupés : nous devrons reconnaître que lui aussi impliquait l’éclipsé, puisqu’il supposait la mémoire. Jacques était vendredi dernier à 16 heures au coin de la rue de Châteaudun et de la rue Taitbout, je puis en témoigner. Mon témoignage se pose par delà la disparition absolue, irrévocable de l’événement ou de l’image, ou de l’éphémère conjonction d’atomes qu’a été le passage de Jacques en un lieu précis de l’espace, en un moment précis du temps. Ce n’est qu’en tant que je suis un être mémoriel que je puis être un témoin : qu’on veuille bien excuser ce néologisme ; mais si je disais un être doué de mémoire, je risque de convertir la mémoire en une chose possédée, et me mets dans l’impossibilité de comprendre quoi que ce soit à ce qui est en question [25] ».

 

Marcel se refuse à une interprétation de la mémoire en terme d’avoir, parce qu’il la relit en terme d’être – fidèle à toute une tradition qui remonte à saint Augustin :

 

« La mémoire comme indice ontologique. Liée au témoignage. L’essence de l’homme ne serait-elle pas d’être un être qui peut témoigner ? Le problème du fondement métaphysique du témoignage évidemment un des plus centraux qui soient. Non élucidé. ‘J’étais présent, j’affirme que j’étais présent’. L’histoire tout entière fonction du témoignage qu’elle prolonge ; en ce sens enracinée dans le religieux [26] ».

 

Enfin, nous avons vu que certains témoignages sont tellement transformants qu’ils impliquent la vie même du témoin, de sorte que ce n’est plus seulement par sa parole, mais par sa vie même qu’il témoigne.

c) Témoigner, c’est s’engager

Le témoignage n’en reste pas seulement à la réception et à l’appropriation ; il ouvre à une implication du témoin. Marcel note cette ambivalence remarquable du verbe attester : il signifie à la fois « témoigner » et « prendre à témoin ». De fait, nous avons vu que celui qui témoigne s’arrache à la tentation

En ce sens, témoigner, c’est donner, voire se donner. En effet, celui qui témoigne offre un don. Or, loin d’être anonyme, distancié, le don présentifie le donateur. Marcel l’exprime dans un texte qui est une réponse à Sartre d’une telle densité qu’elle demande à être commentée pour elle-même. Notons seulement ce qui intéresse notre sujet :

 

« mon don est vraiment une façon de me communiquer à l’autre, et comme de lui rendre présente à lui la façon dont il m’est présent à moi-même. […] Le don qui m’a été fait, s’il est véritablement un don, ne vient pas seulement s’ajouter à un avoir préexistant (en ce sens que je pourrais dire : Je possède une chose de plus, un livre de plus, etc.) : le don se situe en même temps dans une autre dimension qui est celle du témoignage, puisqu’il est un gage d’amitié ou d’amour [27] ».

 

C’est ici que s’éclaire le troisième paradoxe : le sujet décide de témoigner ; et pourtant, il est précédé par une pression intérieure qui le conduit à reconnaître le fait et pas un autre, sauf mensonge. Disons-le de manière plus systématique (et donc étrangère au style et aux catégories de Marcel !). Pour cela, faisons appel à deux distinctions. Tout d’abord, double est la nécessité : extérieure et intérieure. Intérieure, elle peut encore se dédoubler, selon qu’elle surgit de conditionnements psychologiques ou du cœur (qui est esprit et volonté). En tout cas, seule la nécessité extérieure est contrainte. Or, le témoignage jaillit du désir de la vérité, donc de l’esprit. Ensuite, double est la liberté (intérieure, c’est-à-dire autonome) : abstraite ou indéterminée, c’est-à-dire sans fin ni objet ; concrète, déterminée, c’est-à-dire spécifiée par la finalité et l’objet qui la précède. Or, en l’occurrence, il s’agit ici de la vérité. Voilà pourquoi le témoignage peut-être vécu sans contradiction de manière tout à la fois libre et nécessaire, sans être en rien contrainte. L’attestation « réalise […] la plus intime et la plus mystérieuse union de la nécessité et de la liberté [28] ».

d) Le lien entre les trois moments du don. La réceptivité créatrice

Nous voyons donc à quel point Marcel offre une interprétation interpersonnelle, dialogale du témoignage. Nous sommes partis du témoin, donc apparemment d’une approche individualiste, personnelle. Puis, nous avons vu que le sujet qui témoigne témoigne face à une instance qui est la vérité ; or, loin d’être impersonnelle, cette instance est soit la conscience intérieure, soit un tribunal lui aussi composée de personnes, mais, beaucoup plus, quoique toujours implicitement la Vérité en personne. Enfin, nous venons de montrer que le témoignage est une réponse à un don qui lui-même est le fruit du don de soi d’un donateur. Marcel déchiffre donc le témoignage dans une dynamique systémique (ou interpersonnelle) du don.

Une expression le confirme. De même qu’il parle de « fidélité créatrice », Marcel aime volontiers qualifier la réceptivité du témoignage de créatrice [29] : « C’est donc en fin de compte à une analyse de la notion de réceptivité, et, ajouterai-je, de réceptivité créatrice que nous sommes inévitablement conduits [30] ». Cette formule, presque oxymorique, de « réceptivité créatrice » vise à sauvegarder ce dont Marcel se méfie plus que tout : la réification, la momification itérative. Le témoin ne fait pas que répéter ce qu’il a vu, il s’implique de tout son être. La créativité est à la participation ce que le diachronique est au synchronique – c’est dire l’importance de cette notion. Disons-le de manière moins ramassée et plus lisible : de même que la participation fait sortir le cogito de son splendide isolement pour le connecter avec l’autre (le monde, les personnes), de même, la créativité le fait sortir de sa morne répétition.

Or, la dynamique non plus interpersonnelle, mais personnelle du don est rythmée par trois temps : réception, appropriation et donation. Puisque la créativité révèle la fécondité, donc la donation proprement dite, l’expression « réceptivité créatrice » joint le premier et le troisième moments du don – le deuxième étant inclus. Ainsi se trouve levé le paradoxe : les deux termes ne se contredisent pas, parce qu’ils renvoient à deux moments complémentaires du don.

5) Conclusion

Nous avons vu que l’attestation est une contestation de la constatation (le règne dictatorial du constat neutre, objectif, imparticipé). Dès lors, l’attestation est une protestation en faveur de l’engagement de la personne, intelligence et volonté, dans la recherche de l’être, donc de la vérité qui nous convoque et nous provoque à témoigner d’elle, dans une inclination éprouvée comme à la fois libre et nécessaire.

Marcel relit donc le témoignage à la lumière de l’amour :

 

« Peut-être l’Amour est-il non pas seulement le lieu du Témoignage, mais son poids et son sens. Je dis bien son sens plutôt que son objet : car, encore une fois, ce qui importe avant tout ici, ce n’est peut-être pas ce qui est explicitement visé par le Témoignage pris dans sa formulation littérale [31] ».

 

C’est pour cela que, en ultime instance, le témoignage est martyr. Le lien du martyr au témoignage n’est pas d’abord l’héroïsme, mais l’amour :

 

« Ce n’est, me semble-t-il, que par un escamotage qu’on paraîtra réussir à lire ensemble héroïsme et amour : ces données sont irréductibles, sauf dans un cas unique, le cas où l’héroïsme est celui du martyr. J’entends ce mot au sens le plus strict, c’est-à-dire de témoin. Mais dans une philosophie axée sur le refus, il ne saurai ty avoir de place pour le témoignage, parce que celui-ci se réfère à une réalité supérieure reconnue dans l’adoration [32] ».

Pascal Ide

[1] Gabriel Marcel, Pour une sagesse tragique et son au-delà, Paris, Plon, 1968, p. 61. Cf. ce qui sera dit plus loin de la mémoire.

[2] Outre tous les textes qui vont bientôt être cités, cf. deux exposés systématiques : Gabriel Marcel, « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », conférence à l’académie du scolasticat de la Compagnie de Jésus à Louvain, 13 février 1946, Nouvelle revue théologique, 68 (1946), p. 181-191 ; Le Mystère de l’être. Vol. II. Foi et Réalité, Paris, Aubier, 1951, chap. « Le témoignage », p. 127-146.

Pour les exposés sur la philosophie marcellienne du témoignage, cf. Roger Troisfontaines, De l’existence à l’être. La philosophie de Gabriel Marcel, coll. « Bibliothèque de la faculté de philosophie et lettres de Namur » n° 16, 2 vol., Louvain, Neuwalaerts et Paris, Vrin, 1953, rééd. 1968, 2e partie, chap. 4 : « Le témoignage » et toutes les références dans l’Index nominum ; Simonne Plourde, en coll. avec Jeanne Parain-Vial, l’abbé Marcel Belay et René Davignon, « Témoignage », Vocabulaire philosophique de Gabriel Marcel, coll. « Recherches. Nouvelle série » n° 6, Montréal, Bellarmin, Paris, Le Cerf, 1985, p. 473-479.

[3] Cf., par exemple, Charles Coutel (éd.), Témoigner, entre acte et parole. Une herméneutique du témoignage est-elle possible ?, Paris, Parole et Silence, 2017 ; Paul Ricœur, « L’herméneutique du témoignage », Enrico Castelli (éd.), Le témoignage, Paris, Aubier, 1972, p. 35-61, repris dans Lecture 3. Aux frontières de la philosophie, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1994, p. 107-139 ; Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil 1990, notamment deuxième à quatrième études ; La mémoire, l’histoire, l’oubli, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil 2000, p. 181-230 ; Jean Greisch, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, coll. « Krisis », Grenoble, Jérôme Million, 2001, chap. xii : « Témoignage et attestation ».

[4] Cf., par exemple, Jean-Louis Chrétien, « Témoigner », Saint Augustin et les actes de parole, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2002,. 12 ; « Neuf propositions sur le concept chrétien de témoignage », Philosophie, 88 (2005) n° 4. Le témoignage, p. 75-94. ; Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Réunion des musées nationaux, 1990. ; Emmanuel Housset, La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa redécouverte phénoménologique, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2007, chap. 11 et 12 ; L’intériorité d’exil. Le soi au risque de l’altérité, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 2008, chap. 7 : « Témoignage et intériorité selon Kierkegaard » et chap. 8 : « L’objet du témoignage ». ; Emmanuel Levinas, Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1967, repris en coll. « Biblio essais », Paris, Le livre de poche, p. 223-238. ; Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1997, p. 300-303 (et tout ce qui est dit de l’attributaire et de l’adonné, § 25-30) ; Le visible et le révélé, Paris, Le Cerf, 2005, chap. 6 : « La banalité de la saturation ». ; Paul Ricœur, « Emmanuel Levinas, penseur du témoignage », Jean-Christophe Aeschlimann (éd.), Répondre d’autrui. Emmanuel Lévinas, coll. « Langages », Neuchâtel, La Baconnière, 1989, p. 17-40. Repris dans Lecture 3. Aux frontières de la philosophie, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1994, p. 83-105.

[5] « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », p. 183.

[6] Ibid., p. 184-185.

[7] Ibid., p. 185.

[8] Ibid., p. 187 et 188. Cf. Gabriel Marcel, Journal métaphysique (1914-1923), Paris, Gallimard, 1927, p. 255 ; Être et avoir (1918-1933), coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier, 1935, p. 143 : Être et avoir. Journal métaphysique (1914-1923), coll. « Foi vivante » n° 85, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 122-123 ; Homo viator. Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, Paris, Aubier, 1944, 21963, p. 263 ; Pour une sagesse tragique et son au-delà, p. 211.

[9] Ibid., p. 182 et 183. Souligné dans le texte.

[10] Ibid., p. 186. Souligné par moi.

[11] Pour une sagesse tragique et son au-delà, p. 62.

[12] Gabriel Marcel, « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », p. 187. Cf. Gabriel Marcel, Les condamnés. Précédé de La parole est aux Saints, coll. « L’épi », Paris, Plon, 1945, p. 19-20.

[13] Les condamnés, p. 21. Cf. Gabriel Marcel, Homo viator. Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, Paris, Aubier, 1944, 21963, p. 283.

[14] « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », p. 183 et 184.

[15] Ibid., p. 184.

[16] Ibid., p. 185.

[17] Les condamnés, p. 20.

[18] « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », p. 184.

[19] Ibid., p. 188. Souligné dans le texte.

[20] Ibid., p. 189.

[21] Ibid.

[22] Gabriel Marcel, Du Refus à l’invocation, Paris, Gallimard, 1940, p. 123.

[23] Roger Troisfontaines, De l’existence à l’être, tome 1, p. 303.

[24] Ces deux références sont citées par Roger Troisfontaines, De l’existence à l’être, tome 1, p. 288.

[25] « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », p. 188. Le néologisme est souligné dans le texte.

[26] Être et avoir, p. 140 : Être et avoir. Journal métaphysique (1914-1923), p. 120.

[27] « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », p. 190. Souligné par moi.

[28] Être et avoir, p. 314-315 : Être et avoir. Réflexions sur l’irréligion et la foi, coll. « Foi vivante » n° 86, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 71-72. Cf. Mystère de l’Être, tome II, p. 131.

[29] Sur l’attestation créatrice, les références sont nombreuses : Être et avoir (1918-1933), p. 143 et 144 : Être et avoir. Journal métaphysique (1914-1923), p. 123 ; Du Refus à l’invocation, p. 16-17 : Essai de philosophie concrète, coll. « Idées » n° 119, Paris, NRF/Gallimard, 1967, p. 19-20 ; Mystère de l’Être, tome II, p. 132, 133 et 139 ; La dignité humaine et ses assises existentielles, Paris, Aubier, 1964, p. 109-110 ; Pour une sagesse tragique et son au-delà, p. 266-268 ; Entretiens autour de Gabriel Marcel. Décades de Cerisy, 1973, Paris, La Baconnière, 1976, p. 41, 176.

[30] « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », p. 188.

[31] Les condamnés, p. 22.

[32] Être et avoir, p. 314 : Être et avoir. Réflexions sur l’irréligion et la foi, p. 71. Souligné dans le texte. Cf. Être et avoir, p. 122-123 : Être et avoir. Journal métaphysique (1914-1923), p. 105.

29.10.2021
 

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