Saint Benoît de Nursie ne fut pas seulement un homme de prière et d’organisation. Ce fut aussi un chef, un prud’homme, au sens médiéval de la vertu de prudence, comme vertu du gouvernement. Et nombre des conseils de sa Règle sont toujours d’une étonnante actualité et d’une efficace universalité (certains l’appliquent à l’entreprise). Par exemple, dans le chapitre sur le prieur qui est le second du monastère après le Père abbé, on peut lire cette remarque sur les conflit : « Quand l’abbé et le prieur sont de sentiments opposés l’un l’autre, leurs âmes sont mises en danger par ces dissensions et leurs subordonnés courent à leur perte, en prenant parti » (Règle de saint Benoît, 65,8). Avec un ton grave qui lui est inhabituel, saint Benoît parle du danger encouru par l’âme. Ne pourrait-on généraliser à l’intervention des tiers dans les conflits ? Sans demande expresse des deux parties en présence, autrement dit sans mandat reçu d’eux, l’on ne peut se constituer médiateur et il convient de se garder d’intervenir [1].
Ici, nous nous centrerons sur ce que le fondateur des bénédictins dit de la force et de la faiblesse dans la Règle [2].
1) Différence d’avec saint Paul
Dans la Règle de saint Benoît, « force » et faiblesse » sont pris non pas au sens paulinien qui est théologique (force ou fragilité dans la foi), mais au sens anthropologique de force et faiblesse, physique (en premier lieu, la maladie ou la vieillesse) ou psychologique (la capacité à comprendre plus ou moins vite, à la stabilité psychique).
En négatif, l’Apôtre refuse les critères humains : sagesse, pouvoir, noblesse, etc. Au nom de la folie et du scandale de la Croix. En positif, un premier critère spirituel est donc l’amour du Christ crucifié et ressuscité. Or, on y adhère par la foi, la « connaissance » (gnôsis). Les forts sont donc ceux qui vivent dans cette connaissance. Les faibles, en regard, sont ceux qui peinent dans la foi, sont fragiles dans leur foi. Un second critère est le suivant. Les forts sont non seulement stables dans leur foi, mais aussi libres vis-à-vis des autres, du monde ancien. Tel est le grand don de Dieu offert aux croyants. Or, les « faibles » répondent qu’il ne suffit pas de savoir pour être libéré. De fait, il demeure en nous les attitudes habituelles ; et celles-ci viennent de l’ancienne vie (sunethai : 1 Co 8,7), comme une sorte de contamination. Dès lors, le sens de la faiblesse prend un sens qui n’est pas seulement moral ou théologal (habitus vertueux instables, fragiles, menacés), mais aussi sociaux et historiques : la faiblesse se comprend comme une capacité à être influencé, voire récupéré par le milieu d’origine. Ainsi Paul invite à comprendre force et faiblesse comme une relation dialectique entre la foi et le monde. Ici, le fort est celui qui a une relation libre au monde et le faible, celui qui a une relation ambivalente à l’égard de ce monde : à la fois il le fuit et se sent attiré.
2) Interprétations erronées
Il s’agit d’avancer entre deux attitudes contraires tout aussi fausses : vouloir devenir fort ; rester ou devenir misérable.
a) La tyrannie des forts
Nous ne parlons pas de la domination exercée par un père abbé dictatorial ou un moine narcissique. Nous parlons de l’attitude générale de la communauté. Ici, le risque est que la communauté soit trop ouverte au monde, avec scandale pour les faibles et peut-être aussi trop grande assimilation pour les forts. Par présomption.
Une manière plus subtile de faire régner cette dictature de la force est de croire que les faibles doivent progressivement devenir des forts. Il s’agit de sortir d’un angélisme selon lequel tout faible doit devenir fort.
b) Le misérabilisme
Le risque est ici, tout à l’inverse, que la communauté se replie face au monde, avec ghettoïsation et sectarisme. Le péché est ici la diabolisation du monde et l’orgueil de la préférence, de l’élu. En se refusant aux valeurs de performance et souvent de violence pratiquées et promues dans le monde, la communauté en vient réactivement à pratiquer une pauvreté qui est misère, une faiblesse qui est fuite. Nietzsche nous a suffisamment prévenus de cette maladie de la vie qu’est le ressentiment.
Le faible et le fort s’entendant au sens humain ci-dessus, il serait tout aussi faux que les forts se fassent faibles, ou plutôt jouent aux faibles.
3) Détermination. La finalité
La finalité, ainsi que Paul nous le dit, est l’édification (oikodomè) de la communauté par la charité (agapè).
a) Définition
Lisons le chapitre « Si tous doivent recevoir le nécessaire de manière égalitaire », Benoît dit :
« Il est écrit : On donnait à chacun selon ses besoins. Par là nous ne disons pas – tant s’en faut – de faire acception de personne, mais de prendre en considération les infirmités. Que celui qui a besoin de moins en rendre grâce à Dieu et ne s’attriste pas mais que celui qui a besoin de plus s’humilie de son infirmité et ne se rengorge pas de la bonté qu’on lui manifeste » (34, 1-4).
Ainsi, pour la Règle de saint Benoît, la force s’identifie au fond à l’absence de besoin ; autrement dit, plus un homme est fort, plus il est capable de réduire ses besoins sans tristesse. Inversement, le faible est celui qui a plus de besoin et peine à réduire ses besoins.
Et la règle sera de mettre cette diversité au service de l’autre : que celui qui réduit ses besoins servie le « faible » et vice versa.
Un texte que nous lirons plus bas, donne un autre critère de discernement : le faible se caractérise non pas seulement par ses besoins, mais aussi par sa tendance à fuir, donc à avoir peur (qui est la cause affective de la peur). Inversement, le fort se caractérise non seulement par la réduction des besoins mais par son désir, à avoir une énergie désirante.
b) La règle fondamentale
Le principe de fond qui dirige l’action de Règle de saint Benoît est le suivant : le gouvernement doit prendre en compte les faibles comme les forts ; la cohabitation des forts et des faibles est constitutive de la communauté. Comme on le constate, ce principe présente une réelle dimension politique. Telle ou telle règle montre bien que Benoît passe son temps à penser dans les termes de cette dialectique et de manière englobante et réaliste. Par exemple dans son chapitre « De la mesure de la boisson », c’est-à-dire du vin :
« eu égard à l’infirmité des faibles, nous croyons qu’une hémine de vin suffit par jour et par personne. Mais ceux à qui Dieu donne la force de s’en passer, qu’ils sachent qu’ils en auront une récompense particulière » (40,1-4).
Offusquons également l’erreur courante : les forts ne sont pas ceux qui peuvent, savent et donc gouvernent, versus les faibles ; mais tous font partie de la communauté, car le Christ est mort pour tous.
Forts et faibles sont donc absolument nécessaires à l’équilibre du monastère. Une communauté formée uniquement de « faibles » s’écroule ; mais une communauté constituée uniquement de « forts » s’auto-détruit tout autant par présomption. Les deux se potentialisent s’ils s’acceptent. Il faudrait chercher pourquoi, ce que ne dit pas, au moins explicitement, saint Benoît.
4) Moyens
a) Tempérer
Saint Benoît a cette formule à la fois énigmatique et riche de sens : « L’abbé tempérera toute chose de telle manière que les forts aient à désirer et que les faibles ne fuient pas » (64,19). Comment l’entendre ?
Tout d’abord, cette règle s’inscrit sous le chef commun du « tempérer ». La Tradition monastique a donné à cette qualité le nom de discretio (emprunté à la sagesse antique). Cette vertu constitue, selon elle, la qualité suprême du père abbé du monastère. Ici, elle consiste à discerner force et faiblesse au sein du monastère. Et d’en voir les risques et les chances.
L’abbé veillera à permettre au fort de désirer ; celui-ci ne se contentera pas de limiter ses besoins, mais il devra aussi toujours désirer plus haut. De la juste gestion de ces deux mouvements sort une fécondité.
L’abbé veillera à ce que le faible ne fuit pas, mais demeure. En étant stable, il aura l’impression de faire du sur-place, alors que, en positif, d’abord, il tient sa place, ensuite il lutte contre les forces contraires.
b) S’obéir les uns aux autres
Une autre règle semble pouvoir éclairer les relations entre faibles et forts, celle de l’obéissance mutuelle. Elle est signifiée dans la Règle de saint Benoît par un petit mot, un adverbe, mais riche de sens : invicem. On le traduit usuellement par « mutuellement ». Il n’est pas non plus très présent dans la Règle de saint Benoît. Mais cette parcimonie quantitative ne doit pas tromper, car l’adverbe est toujours présent à des endroits-clé. Par exemple :
* Le lever de nuit : « Ainsi, les moines sont toujours prêts (cf. Lc 12,35-40), et quand on donne le signal, ils se lèvent sans retard. Et chacun se dépêche pour arriver le premier au Service de Dieu, mais tout de même avec sérieux et avec calme » ((22,6).
* Le service de la cuisine : « Les frères se serviront les uns les autres [invicem]. Donc personne ne sera dispensé du service de la cuisine, sauf si un frère est malade, ou s’il s’occupe de choses plus importantes » (35,1).
* La relation aux cadeaux : « Sans la permission de l’abbé, un moine ne doit absolument rien recevoir de ses parents, de quelqu’un du dehors ou d’un autre moine : ni lettres, ni objets bénits, ni aucun autre petit cadeau. Il ne doit rien donner non plus » (54,1).
* Le danger du mauvais second (le prieur) : « Alors l’abbé et le second s’opposent l’un à l’autre [invicem]. Tant que cette division existe, eux-mêmes sont forcément en danger, et les frères qui sont sous leur autorité vont à leur perte, parce que l’abbé et le second cherchent à plaire à ceux de leur parti » (65,8 et 9).
* Le rang dans la communauté et l’obéissance mutuelle (73).
5) Conclusion
Cette proposition de saint Benoît n’offre-t-elle pas une relecture de la dialectique du maître et de l’esclave plus profonde ou en tout cas complémentaire de celle qu’offre Gaston Fessard ? Le jésuite français a-t-il songé à relire la sienne à la lumière de 1 Co et de 2 Co (et de la Règle de saint Benoît) ?
Par ailleurs, cette règle nous montre que la vertu doit se comprendre non point seulement dans notre actuel effort de volonté pour tendre vers la fin bonne et mettre en place de bonnes disposition à l’avenir. Elle doit aussi inclure notre relation à l’origine. En effet, nous nous inscrivons tous dans une histoire. Or, l’origine correspond à notre passé : sa profondeur ontologique se projette dans le moment chronologique qu’est l’arrière. Notre faiblesse doit donc se comprendre à la lumière non pas seulement de la privation, donc du mal, mais aussi du monde et de notre passé.
Pascal Ide
[1] Tout à l’inverse, la personnalité manipulatrice pousse sans cesse à prendre parti contre son subordonné immédiat. S’opposant donc à la règle bénédictine, il atteste la gravité de son attitude et conduit à sa conséquence qui est la division.
[2] Il existe de multiples éditions, papier ou numérique. Par exemple, Saint Benoît, La Règle des moines, trad. Dom Philibert Schmitz, entièrement revue par André Borias, Turnhout, Brepols, 51987.