Le réel comme sacrement selon Chesterton

« Nous lui [l’homme d’aujourd’hui] son enfance, cette époque divine où l’on peut entrer dans la peau d’un personnage imaginaire, être son propre héros, danser et rêver en même temps [1] ».

Pour être original, l’admirable petit roman de Chesterton qu’est Le club des métiers bizarres, s’inscrit dans la continuité de ses autres livres, notamment du cycle Father Brown.

Le plus patent est, bien évidemment, l’humour, constant. Le lecteur, surtout, continental, ne peut pas ne pas être désarçonné. Chesterton ne cesse de le dépayser. Pour son plus grand bonheur, d’ailleurs. En effet, en son essence, l’humour est une prise de recul qui permet de ne pas absolutiser le relatif. Or, l’auteur l’applique à chaque réalité de la vie quotidienne et en finit même par l’étendre à tout le créé, donnant à l’humour la pleine dimension métaphysique et même théologique que lui a reconnu Kierkegaard : c’est tout le monde humain, et même éthique qui se trouve rapporté à la seule réalité véritablement infinie et stable. D’où les qualificatifs des six nouvelles : « formidables », « pénible », « effroyable », « curieuse », « singulière », excentrique » – sans oublier celui du titre général, « bizarres » – qui, tous, ironisent le monde contingent.

Cependant, et c’est là une autre surprise, le monde fini ne s’en trouve pas disqualifié, mais situé [2]. Voire, il y trouve sa pleine fonction : être médiateur de l’invisible, préparer à l’inouï, l’inattendu [3] qui est aussi l’immérité. Chacune des histoires suit, de fait, le même schéma : les apparences sont trompeuses. Ce qui se manifeste n’est pas ce qui est. Pour autant, sans elles, rien ne pourrait être révélé ; au fond, ces apparences sont des apparitions. Le narrateur résume ainsi ce cheminement : « J’avais passé en compagnie de Basil Grant beaucoup de journées extravagantes, des journées pendant la première moitié desquelles toute la création semblait devenue folle. Mais, presque invariablement, il était arrivé que, vers la fin du jour et des aventures qui l’avaient rempli, les choses s’étaient éclaircies d’elles-mêmes comme le ciel après la pluie et qu’une explication lumineuse et apaisante s’était peu à peu fait jour dans mon esprit [4] ». Chesterton désire rouvrir l’homme moderne à la profondeur mystérieuse du réel et le déshabituer de sa fascination pour la nouveauté si superficielle du réel : « l’engouement moderne pour le Progrès et la Nouveauté » fait « croire que tout ce qui est étrange et nouveau est forcément une conquête [5] ». Plus encore, le fond qui se donne à voir est toujours meilleur que ce à quoi on devait s’attendre : « La vérité doit forcément être plus étrange que la fiction [6]« : le fou qui ne parle ni ne communique plus apparaît suprêmement intelligent, puisqu’il vient d’inventer un nouveau langage, en l’occurrence chorégraphique (« La singulière conduite du professeur Chadd ») ; la pauvre femme qui semble emprisonnée contre son gré et injustement, s’avère vouloir, d’une volonté ferme, son incarcération, par esprit de pénitence (« L’excentrique séquestration de la vieille dame »).

Enfin, cette structure manifestative requiert deux conditions pour apparaître. D’une part, une attitude de réception confiante : percevoir ce fond mystérieux requiert non pas d’abord une fine observation, mais une confiance, en un mot : la foi. D’autre part, une médiation pour la proportionner à ces sujets récepteurs, les approcher, leur communiquer. Et cela est le fait d’une personne particulièrement humble, voire innocente, et, de ce fait, excentrique, ici Basil Grant.

On notera que ces différentes notes sont diversement graduées. Dans le bien manifesté : l’homme brillant s’avère n’être qu’un perroquet (« Le pénible effondrement d’une grande réputation ») ; la vérité du langage (« La singulière conduite du professeur Chadd »), la liberté (« L’excentrique séquestration de la vieille dame »), etc. Dans l’auteur de la manifestation : ici, un original humble ; à la limite, le prêtre tout habité par son désir de porter le pardon du Christ à tous, Father Brown.

Au terme, non sans rupture, on accéderait à la structure sacramentelle du réel. Ce qui est caché, ce n’est rien moins que l’invisible divin, « le mystère […] de l’existence elle-même [7] » ; voilà pourquoi « c’est aux inconnus que l’on parle toujours des choses les plus importantes… Parce que, chez un inconnu, nous apercevons l’Homme lui-même : l’image de Dieu qui n’y est pas déformée par une ressemblance avec un oncle [8] ». Voire, l’Eucharistie : le catholique converti Chesterton ne porte-t-il pas sur le monde le regard enthousiaste de celui qui, ayant découvert la merveille des merveilles qu’est le mystère eucharistique, en note, avec une perspicacité d’enfant, l’omniprésence au moins analogique et veut en faire rayonner partout la force de salut ? Messe sur ou dans le monde…

Pascal Ide

[1] Gilbert Keith Chesterton, Le club des métiers bizarres, 1937, trad. K. Saint Clair Cray, col. « L’imaginaire », Paris, Gallimard, 2003, p. 43.

[2] Basil Grant affirme : « Presque jamais […] je n’entends parler de quoi que ce soit au monde que je ne comprenne pas tout de suite sans aller le voir ». (Ibid., p. 32)

[3] « L’Agence de l’Aventure et de l’Inattendu fut créée pour répondre au grand besoin de notre siècle ». (Ibid., p. 41)

[4] Ibid., p. 197.

[5] Ibid., p. 56. Voilà pourquoi Basil refuse si souvent d’être un « homme moderne » (cf. l’aveu clair Ibid., p. 61). Pour autant, il est tout sauf un restaurateur nostalgique.

[6] Ibid., p. 106.

[7] Ibid., p. 142.

[8] Ibid., p. 138.

24.9.2022
 

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