Le mystère des nombres (1)

1) Le fait

Une simple recension d’ouvrages de vulgarisation parus en français ces dernières années montre combien le nombre est mystérieux, combien son étude, systématique ou historique, fait spontanément appel au registre sémantique du mystère : c’est ainsi que, outre ce terme [1], on emploie volontiers ceux de secret [2], de remarquable [3], d’extraordinaire [4], de curiosité [5], de merveille [6], de fascination [7]. L’affirmation de ce mystère est parfois plus indirecte. C’est ainsi qu’on parlera de l’histoire des nombres ou des mathématiques comme d’une « aventure [8] », qu’on parlera de leur ensemble (ou d’une partie) comme d’une « jungle » [9], d’un « monde » [10] ou d’un « empire » [11], de leur finalité comme « sens des nombres » [12], etc.

Précisons aussitôt que ces termes n’ont pas d’abord ni seulement une valeur pédagogique attractive ; ils ne doivent pas non plus être relus selon une herméneutique hermétique (l’on sait quelle place la symbolique des nombres et des figures géométriques joue dans les traditions ésotériques). La raison s’enracine dans l’essence du nombre lui-même. Ces affirmations concernent les trois niveaux d’universalité (universel, particulier, singulier) : les nombres en général ; plus souvent, certaines catégories de nombres : les nombres transcendants, les nombres transfinis, les nombres imaginaires [13], les nombres irrationnels, mais aussi et même les nombres naturels, principalement les nombres premiers ; enfin, certains nombres individuels qui, bien entendu, rentrent dans une des catégories dont certaines viennent d’être énoncées, mais attirent notre attention à raison de leur singularité : le nombre transcendant pi [14], les nombres irrationnels comme la racine de 2 [15] ou le nombre d’or [16].

Un certain nombre d’affirmations confirment ce caractère mystérieux du nombre : « En dépit des progrès remarquables de ces dernières années, relatés dans ce livre, le nombre pi concentre encore en lui de nombreux mystères [17] ».

2) Auto-interprétations

Tel étant le fait, comment l’interpréter ? Un certain nombre d’auteurs ne se contentent pas d’affirmer ou de constater le caractère étrange, mystérieux du nombre, mais cherchent à le décrire, plus rarement à le définir (en déterminer l’essence : qu’entend-on par mystère, énigme des nombres ?), voire à l’éclairer (en déterminer la cause : pourquoi les nombres sont-ils mystérieux ?). Relevons seulement que quelques raisons de ce mystère sont quoad nos, c’est-à-dire à nos ignorances actuelles, malgré des recherches très longues, multiples, assidues : « Malgré les connaissances accumulées, ce nombre [pi] reste mystérieux, et certaines questions élémentaires à son sujet semblent même hors de portée des mathématiques actuelles [18] ».

3) Relecture philosophique. Perspective épistémologique

Tournons-nous maintenant non plus vers les mathématiciens ou les historiens des mathématiques, mais vers la philosophie. Nous distinguerons la question épistémologique et la question ontologique.

La question épistémologique oscille entre deux interprétations, constructiviste et réaliste (au sens platonicien). Le caractère intrinsèquement mystérieux des nombres semble plaider contre une interprétation constructiviste des mathématiques et opiner en faveur d’une interprétation réaliste.

a) Preuve par la construction des nombres

Il existe « quatre types de nombres : les entiers naturels, les entiers relatifs, les rationnels et les irrationnels [19] ». En fait, à cet ensemble qui forme ce que l’on appelle les nombres réels, s’ajoutent d’autres nombres comme les nombres imaginaires, puis les nombres transcendants. Or, cette élaboration progressive suit un ordre qui reste celui de l’abstraction.

b) Preuve par un signe

L’une des raisons principales est la suivante. Ce que l’homme construit, il n’a qu’à le poser ou le déduire. Autrement dit, dans un système inventé par l’homme, les entités n’ont que deux postures : celles de postulats, celles de conséquences. Or, les nombres, en tout cas certains, ou certaines lois, ne sont ni posés ni déduits (c’est-à-dire expliqués selon une démarche descendante ou top-down), mais induits (c’est-à-dire, pour reprendre l’image, établis de manière inverse, ascendante ou bottom-up). Tel est par exemple le cas de l’écart entre les nombres premiers consécutifs : est-il aussi grand que l’on veut, sans bien sûr pouvoir devenir infini (il existera toujours des nombres premiers dans la suite) ? cet écart peut-il s’égaler à 2 une infinité de fois (conjecture des nombres premiers jumeaux ; par exemple, entre 1 000 000 061 et 1 000 000 063) ?

 

« Sur ces questions, on dispose de nombreuses conjectures vérifiées numériquement, mais de très peu de résultats démontrés. Les mathématiques ressemblent ici à une science expérimentale : on explore le monde des nombres en tentant d’y repérer des lois, on réussit parfois à lier ces lois entre elles et à les déduire les unes des autres, mais la démontration des lois elles-mêmes semble impossible avec les moyens actuels [20] ».

 

L’informaticien Jean-Paul Delahaye remarque aussi que, dans l’histoire des découvertes mathématiques, il existe « deux accès totalement opposés aux objets mathématiques ». Le premier, « par le haut », procède par introduction de nouvelles notions abstraites ou perfectionnement des anciennes : par exemple, en inventant un nouveau concept de nombre, comme le nombre irrationnel ou imaginaire ; ou en inventant une nouvelle procédure de raisonnement comme l’a proposé Cantor à propos des nombres transcendants ou des nombres transfinis. Le second, « par le bas », procède « par la combinatoire finie des objets finis, par l’arithmétique, par le raisonnement analytique minutieux, la recherche de nouvelles formules, de nouvelles inégalités, etc. [21] ». Or, ces deux accès sont très similaires aux deux approches, descendante et ascendante, que je viens de distinguer.

c) Preuve par les conséquences

De fait, avant d’être des nombres nombrants, étudiés en mathématiques, de manière abstraite, ce sont des nombres nombrés, servant à comprendre des réalités physiques, concrètes : ils « ont d’abord été l’outil de la pensée scientifique, économique ou […] politique [22] ».

d) Conclusion

J’opte donc pour l’hypothèse réaliste contre l’hypothèse idéaliste. Et pour le réalisme faible de l’aristotélisme (les nombres sont abstraits du réel, donc ne possèdent pas d’existence substantielle) contre le réalisme fort du platonisme (les nombres existent quelque part, dans un monde idéal, comme des hypostases séparées).

4) Relecture philosophique. Perspective ontologique

Acceptant l’hypothèse réaliste, il demeure de nombreuses autres questions, au ras même de leur être de nombre. Peut-on le faire rentrer dans les inductions analogiques comme l’un des moments de celles-ci ? Autrement dit, de même qu’à tout être correspond, mutatis mutandis, une certaine configuration de la temporalité (ce que j’appelle l’ontochronie), de même – là encore ponitis ponendis –, lui correspondrait-il une certaine configuration mathématique, algébrique ou géométrique ?

Certes, le nombre (ou d’ailleurs de la figure) est une illustration schématique, c’est-à-dire concrète, de lois ou de notions abstraites. Tel est par exemple le cas, pour le nombre, de l’analogie de proportionnalité ou, pour la figure, du cercle ou, mieux, de la cycloïde qui permet de visualiser la loi métaphysique de sortie-retour (exitus-reditus). Mais, j’émets l’hypothèse qu’il est plus qu’une représentation imaginative. En effet, celle-ci est infra-conceptuelle, alors que nombre et figure ont un contenu intelligible. Une telle approche sera seulement pédagogique.

J’émets l’hypothèse que le nombre (et la figure) peuvent être relus métaphysiquement. Ils concrétisent, dans l’échelle des êtres, des lois métaphysiques générales. Il en est de même en grammaire, ainsi que Gustave Guillaume l’a vu, par exemple à propos de la relation acte-puissance [23]. La raison en est que le nombre est un étant réel et pas seulement un étant de raison. Il obéit donc aux lois de l’être réel. En retour, le nombre rentre à part entière dans une induction analogique métaphysique qui, non contente de parcourir les classiques différents degrés d’étants, inerte, vivant, homme, ange, Dieu, y inclut aussi les entités mathématiques.

 

Offrons-en quelques exemples.

  1. Dans un livre original, mais discutable, le mathématicien du groupe Bourbaki devenu dominicain Michel Louis Guérard des Lauriers, proposait une critique non pas tant de la mathématique ensembliste que de son application idéologique dans l’enseignement des mathématiques dites modernes en France à l’époque [24]. Après avoir proposé une relecture de l’histoire des mathématiques en trois temps (donnant son titre au livre), le théologien expose une triple critique systématique. La première se prend du point de vue même de la mathématique : cette discipline étudie la quantité ; or, celle-ci se distingue en quantité discrète (le nombre) et quantité continue (la figure) ; aussi, la mathématique se subdivise-t-elle en algèbre et en géométrie. Mais la mathématique ensembliste substitue aux notions premières de nombre et de continu celles, tout aussi originaires, d’ensemble et de relation. Elle trahit donc l’essence de la mathématique. La deuxième critique se prend de l’épistémologie : disciple de saint Thomas, Guérard des Lauriers opte pour la doctrine aristotélicienne de l’abstraction mathématique, donc pour ce que j’appelle un réalisme modéré ; or, la mathématique ensembliste se fonde sur une axiomatique auto-consistante et auto-référente qui supprime l’adéquation à la réalité mathématique. La troisième critique est d’ordre métaphysique : l’ensemblisme majore le rôle du signe ; de plus, elle confond l’un mathématique (catégorial) et l’un métaphysique (ou transcendantal).

Sans doute, l’ouvrage, trop polémique, confond les ouvrages de l’enseignement secondaire avec les travaux du groupe Bourbaki qui ne sont d’ailleurs pas cités. Demeure une approche qui, dans son geste, est digne d’attention : une relecture métaphysique de la mathématique. D’ailleurs, en passant, Guérard des Lauriers honore la révolution introduite par l’ensemblisme. En effet, il fait du concept d’ensemble la notion clé ; or, l’ensemble se définit à partir de la relation ; cette nouvelle vision déplace donc l’objet mathématique de la quantité vers la relation.

  1. Spontanément, nous sommes portés à valoriser l’addition ou son contraire qu’est la soustraction, sinon la multiplication. Pourtant, c’est la quatrième opération élémentaire, la division qui est l’« outil principal d’investigation des entiers naturels [25]» ; « la division s’affirme sans conteste comme la reine des opérations. Parce que diviser, c’est mesurer : 3 divise 6 s’entend comme 3 mesure 6 avec l’unité 2 [26]». De fait, la division permet d’obtenir la première classification des nombres naturels en pairs et en impairs. En outre, de très nombreuses propriétés remarquables viennent de la division (nombres parfaits, amiables, abondants ou déficients) ou de l’indivisibilité (les nombres premiers). Or, de même, la métaphysique (comme ontologie) se caractérise par la distinction (la divisio) des différentes « régions » de l’être (acte et puissance, substance et accidents, etc.).

 

  1. Je dirais plus. Nous nous sommes limités ici à la métaphysique de l’être. Le nombre est particulièrement habilité à éclairer (et en retour être éclairé) une métaphysique de l’être comme amour-don. En effet, les nombres s’engendrent. La définition des différentes classes de nombres est née du besoin d’obtenir toutes les grandeurs, de les circonscrire, mais aussi de les engendrer les unes les autres. Autrement dit, les nombres ne sont pas isolés comme des espèces, selon l’image célèbre d’Aristote, mais sont activement corrélés. Plus encore, certains se communiquent à d’autres. Autrement dit, en leur nature même, ils sont habités par la dynamique du don.

Une prochaine étude le prouvera en détail à partir de la structure ontophanique des nombres dits transcendants : « Le mystère du nombre transcendant (2) ». Elle établira que le nombre est mystérieux non pas seulement au sens commun de l’adjectif, mais au sens spéculatif, qui est métaphysique.

Pascal Ide

[1] Marc-Alain Ouaknin, Mystères des chiffres, Paris, Assouline, 2004 ; Coll., Le mystère des nombres. Hors-série de Sciences et Avenir, avril-mai 2004, réédité Paris, Le Pommier, 2007.

[2] Philippe Boulanger (éd.), Les nombres. Secrets d’hier et d’aujourd’hui, Bibliothèque Tangente Hors-série n° 33, Paris, POLE, 2008.

[3] François Le Lionnais, Les nombres remarquables, coll. « Actualités scientifiques et industrielles » n° 1407, Paris, Hermann, 1983.

[4] Benoît Rittaud, Les nombres extraordinaires, coll. « Le collège de la cité », Paris, Le Pommier et la Cité des sciences, 2009.

[5] David Wells, Le dictionnaire Penguin des nombres curieux, Paris, Eyrolles, 1995.

[6] Jean-Paul Delahaye, Merveilleux nombres premiers. Voyage au cœur de l’arithmétique, coll. « Pour la science », Paris, Belin, 2000.

[7] Cf. Jean-Paul Delahaye, Le fascinant nombre pi, coll. « Pour la science », Paris, Belin, 1997.

[8] Cf. Carlos Alvarez et Jean Dhombres, Une histoire de l’imaginaire mathématique. Vers le théorème fondamental de l’agèbre et sa démonstration par Laplace en 1795, Paris, Hermann, 2011, p. vii. Cf. aussi Gilles Godefroy, L’aventure des nombres, coll. « Sciences », Paris, Odile Jacob, 1997.

[9] Cf. John Derbyshire, Dans la jungle des nombres premiers, trad. Julien Randon-Furling, Paris, Dunod, 2007.

[10] Cf. Bastien Fernandez, Le monde des nombres, coll. « Quatre à Quatre », Paris, Le Pommier, 2002.

[11] Cf. Denis Guedj, L’empire des nombres, coll. « Découvertes Gallimard Sciences », Paris, Gallimard, 1997.

[12] Cf. Alain Bernard, Grégory Chambon, Caroline Ehrhardt (éds.), Le sens des nombres. Mesures, valeurs et informations chiffrées : une approche historique, Paris, Vuibert et Adapt-Snes, 2010.

[13] Cf. Carlos Alvarez et Jean Dhombres, Une histoire de l’imaginaire mathématique. Vers le théorème fondamental de l’agèbre et sa démonstration par Laplace en 1795, Paris, Hermann, 2011.

[14] Cf. l’ouvrage déjà cité Jean-Paul Delahaye, Le fascinant nombre pi.

[15] Cf. Benoît Rittaud, Le fabuleux destin de racine de 2, Paris, Le Pommier, 2006.

[16] Cf. Marius Cleyet-Michaud, Le nombre d’or, coll. « Que sais-je ? », Paris, p.u.f., 2002.

[17] Jean-Paul Delahaye, Le fascinant nombre pi, coll. « Pour la science », Paris, Belin, 1997, p. 187.

[18] Ibid., p. 7.

[19] Bastien Fernandez, Le monde des nombres, p. 11.

[20] Jean-Paul Delahaye, Merveilleux nombres premiers. Voyage au cœur de l’arithmétique, coll. « Pour la science », Paris, Belin, 2000, p. 231.

[21] Jean-Paul Delahaye, Le fascinant nombre pi, p. 190.

[22] Alain Bernard, Grégory Chambon, Caroline Ehrhardt (éds.), Le sens des nombres. Mesures, valeurs et informations chiffrées : une approche historique, Paris, Vuibert et Adapt-Snes, 2010, p. 1.

[23] Cf. site pascalide.fr : « L’anthropologie intégrale de Gaston Fessard. Liberté, histoire, société, langage ».

[24] Cf. Michel Louis Guérard des Lauriers, La mathématique. Les mathématiques. La mathématique moderne, Paris, Doin, 1972. Le livre est d’abord paru sous la forme d’un long article dans la revue intégriste Itinéraires. Rappelons que l’auteur de l’article est devenu sédévacantiste.

[25] Denis Guedj, L’empire des nombres, p. 62.

[26] Denis Guedj, « Un, deux, trois, plusieurs… », Coll., Le mystère des nombres. Hors-série de Sciences et Avenir, avril-mai 2004, réédité Paris, Le Pommier, 2007, p. 203-212, ici p. 209.

14.6.2022
 

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