Le double règne du Christ (Solennité du Christ-Roi. 24 novembre 2024)
  1. Histoire vraie dont vous comprendrez au terme pourquoi elle est anonymisée. Un hélicoptère militaire français est en mission de liaison à basse altitude. L’équipage comprend le commandant de bord, le copilote et un mécanicien navigant. La limite de visibilité autorisée étant de 800 mètres, on annonce pour l’arrivée quelques brumes et 1 600 mètres de visibilité. Mais, du fait d’alternance de bancs de brouillard et de zones dégagées, la situation se dégrade sur le terrain d’atterrisage et la tour de contrôle annonce une visibilité à 200 mètres. Le commandant de bord décide de remonter et d’attendre la présence d’un « trou pour se poser ». Alors que le copilote n’en voit aucun, le commandant dit en apercevoir un et déclare prendre les commandes. Mais, ressentant un danger, le copilote ordonne de remettre les gaz. Le commandant ne réagit pas. Le copilote répète : « Remise des gaz ». Le commandant de bord l’ignore derechef et affirme : « J’ai le visuel ». Stupéfait par l’attitude du commandant, le copilote se tait et censure sa mise en garde pourtant indispensable. Alors, se produit une intervention, celle du troisième homme, le mécanicien navigant. Prenant conscience que le copilote se met dangereusement en retrait, il le sollicite pour qu’il reprenne son rôle décisif. Ce que, heureusement, fait le copilote.

Après l’atterrissage qui s’est bien déroulé, on procède au débriefing. Le mécanicien navigant fait savoir qu’il a appliqué le principe selon lequel c’est la synergie et non la hiérarchie qui est prioritaire dans le cockpit. Le commandant de bord reconnaît alors qu’il était obsédé par l’atterrisage et donc qu’il a été victime de ce que, dans son jargon, l’aviation militaire appelle « fascination de la cible ». Voilà pourquoi il n’a pas réagi à l’ordre de remise des gaz et a donc brisé la synergie au sein de l’équipage.

Il existe dans l’armée de l’air un autre principe, désormais écrit, de non-punition des erreurs. Il est assuré par l’anonymat. Ainsi, cet épisode fut relaté dans un retour d’expérience anonymisé qui est remonté jusqu’à l’état-major, celui-ci ayant décidé de le mettre en ligne pour tout le personnel de la Défense et de l’intégrer dans la formation aux facteurs humains qui est dispensée à tous les militaires de l’armée de l’air [1]. Je tire cet exemple frappant d’un ouvrage passionnant sur les décisions absurdes dont les facteurs sont, notamment, la « destinationite » [2] (qui est un biais cognitif), de l’autoritarisme et de la soumission-démission concomittante, et dont les méta-règles, plus encore, la culture, pour les éviter sont le débat contradictoire [3] et la non-punition des erreurs [4].

Reprenons ces deux principes qui sont aussi des principes de gouvernement. Restant sauve l’autorité (en l’occurrence, celle du commandant de bord), la synergie prime la hiérarchie au sein du groupe ; l’on ne punit pas l’erreur. Exprimons-le en plein et dans un vocabulaire qui va nous rapprocher de la liturgie de ce jour. Le juste gouvernement repose sur la cohésion de la communauté, donc ultimement sur l’amour de ses membres, et sur la vérité. L’autorité ne se fonde pas sur la puissance du chef, encore moins sur l’arbitraire de ses décisions, mais sur la vérité et l’amour.

 

  1. La formule « Christ-Roi » doit être dépliée en une phrase : « Le Christ est roi », « Le Christ est notre roi », « Le Christ est mon roi ». Et il l’est de deux manières : par la vérité et par l’amour.

À Pilate qui lui demande : « Alors, tu es roi ? » Jésus répond avec solennité (traduisons plus littéralement) : « Tu le dis, je suis roi. Moi, je ne suis né, je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix » (Jn 18,32).

Mais peut-être sommes-nous tentés de répondre comme Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » (v. 38). Cette interrogation peut être dictée par deux intentions opposées : le scepticisme ou la curiosité. La première tourne le dos à la vérité. L’évangile de Jean indique d’ailleurs de manière significative que « aussitôt » après la réponse, Pilate sort pour aller parler aux Juifs, c’est-à-dire tourne le dos à celui qui est la Vérité. La curiosité, au contraire, cherche ardemment la vérité. Mettons-nous en quête de la vérité ou faisons-nous profession de cynisme et de scepticisme ? Déjà de cette manière, en mettant toute notre énergie à chercher la vérité, nous sommes des disciples de Jésus. En effet, nous connaissons la parole si profonde de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé ». L’on oublie le début : « Console‑toi [5] ». Au sens le plus étymologique (con-soler vient de cum solus, « avec celui qui est seul »). Se mettre en route, chercher avec persévérance est déjà une consolation.

Ensuite, ne croyons pas que la réponse est insoluble et laissée aux opinions dissonantes des philosophes. Les docteurs médiévaux en offraient une définition simple et toujours pertinente : « La vérité est l’adéquation de l’intelligence à la réalité » [6]. Si je dis : « En ce moment, vous ne me lisez pas », je suis dans l’erreur, qui est contraire à la vérité, car ce n’est pas conforme à la réalité. Le Christ commence à régner en moi quand j’arrête de mentir ou de proférer des demi-vérités. Ou de me justifier (« C’est normal que je voyage sans payer mon transport, l’État nous vole tellement » ; « En télétravail, j’en profite pour répondre à mes mails en retard. Tout le monde n’en fait-il pas autant ? »).

Enfin, dans le quatrième évangile, le terme « vérité » prend un sens très particulier : non pas seulement celui un peu observateur, distancié que je viens de définir, mais un sens proche et personnel. La veille, Jésus a dit à un de ses Apôtres, Thomas : « Je suis la Vérité » (Jn 14,6). Un philosophe vénitien, Vittorio Possenti, affirmait que ce n’est pas Pilate qui se dérobe à la réponse, mais Jésus qui reste silencieux. En effet, Pilate lui demande : Quid est veritas ? (les Italiens ont tous un faible pour le latin). Or, l’anagramme de la question est : Est vir qui adest : « C’est l’homme qui est présent », debout devant toi : Jésus est la Persona Veritatis, « la Vérité en personne » [7]. Est-ce que le Christ est la norme de ma pensée et de mon action ? Concrètement, est-ce que je peux affirmer : « Ce que je dis et ce que je fais, le Christ le dirait ou le ferait » ? Du moins, « je pourrais le dire ou le faire, en toute vérité, sans honte, devant Lui » ?

 

  1. La Vérité qu’est Jésus n’est pas seulement personnelle, elle est chaleureuse. « Amour et vérité se rencontrent », dit le psaume (Ps 85[84],11). Le Christ est mon roi si règne en moi l’amour.

Hier soir, je suis allé voir un film que l’on m’a conseillé il y a déjà quelques semaines : Monsieur Aznavour, « Monsieur » visant à souligner avec déférence les qualités. De fait, comment ne pas admirer la pugnacité de ce petit (1 mètre 64) émigré arménien (il a raccourci son nom d’origine, à la rime trop compliquée, « Aznavourian ») qui va se hisser au sommet de la chanson française, vendant plus de 180 millions de disques ? Comment ne pas être saisi par la persévérance infatigable de celui qui, travaillant jusqu’à 17 heures par jour, a composé et interprété ses chansons jusqu’à sa mort à 94 ans ?

Mais aussi comment ne pas s’inquiéter de cet homme qui subordonne tout, proches, épouses et enfants, à sa propre réussite, de ce mari qui n’éprouve aucune gratitude vis-à-vis de sa (première) femme qui a sacrifié sa carrière (elle aussi de chanteuse) à sa propre gloire ? Narcissique ? En tout cas, s’il s’occupe parfois de son entourage, il ne se préoccupe que de son avenir. S’il est dur pour lui, il est aussi dur pour les autres. Égoïste ? Quoi qu’il en soit, jaloux et donc, éternellement insatisfait, car il vit d’une autre vie que la sienne. Quel sourire illumine son visage quand il apprend que, enfin, il touche le même cachet que Frank Sinatra !

Je ne suis pas là pour juger Aznavour (c’est le seul travail du Bon Dieu !), mais pour méditer avec vous sur la manière dont le Christ est Roi. Par l’amour. Là encore, le terme n’est pas indéfinissable. « Aimer, dit saint Thomas à la suite d’Aristote, c’est vouloir le bien de l’autre ». Est-ce que, lorsque je rencontre quelqu’un, lorsque je suis avec mes amis, mon entourage, ma première question est : « Que pourrais-je faire pour eux ? » Est-ce que, quand je demande à quelqu’un : « Comment allez-vous ? », j’écoute la réponse d’une oreille attentive, comme j’aime être écouté, ou distraite ?

Mais, de nouveau, l’Évangile me dit plus. Jésus n’accepte qu’on le nomme roi qu’à un moment très précis : ni pendant sa vie publique, ni même, après sa Résurrection, lorsque, le jour de l’Ascension, les Apôtres lui demandent quand il va « restaurer la royauté en Israël » (Ac 1,6). Mais pendant sa Passion, quand sa puissance écarte toute compromission avec la violence. Plus encore, lorsque cette toute-puissance va se manifester dans sa capacité à transformer l’extrême violence injuste des hommes en amour et pardon inconditionnel.

Il nous apprend ainsi une leçon essentielle. Il n’y a pas d’amour authentique et surtout christique sans renoncement à son ego : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive » (Mc 8,34). Ainsi le père de Charles (Aznavour) qui donne sa dent en or pour que sa famille ait de quoi manger. Pour faire entrer Celui qui « frappe à ma porte » (Ap 3,20), il me faut d’abord m’effacer (sans me nier) et lui donner toute la place. Est-ce le cas ?

 

Alors qui pilote l’hélicoptère de ma vie, notamment quand je traverse des moments de brouillard et des zones de turbulence ? « Notre Père », mon Père, « que ton règne vienne » ! Esprit de vérité et d’amour, fais que jamais je ne cède aux mensonges et aux compromissions et que je combatte l’égoïsme qui me centre plaintivement sur moi ! Jésus, je te passe les commandes, je te choisis comme le Roi de ma vie !

Pascal Ide

[1] Cf. Christian Morel, Les décisions absurdes. II. Comment les éviter, coll. « Folio. Essais » n° 587, Paris, Gallimard, 2013, p. 355-356.

[2] Ibid., p. 317-319.

[3] Ibid., chap. 6, en particulier, p. 182-190.

[4] Ibid., chap. 7.

[5] Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 553 et éd. Lafuma, n° 919.

[6] Cf., par exemple, saint Thomas d’Aquin, Q. D. De Veritate, q. 1, a. 1, co.

[7] Vittorio Possenti, « La filosofia dopo il nichilismo », Sapientia, 56 (2001) n° 210, p. 589-622, ici p. 622.

24.11.2024
 

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