4) Contenu central
Nous l’énoncerons (a) avant de la démontrer (b et c) et d’en tirer quelques applications et conséquences (d).
a) La signification sponsale du corps
Jean-Paul II parle du corps. Or, le sens le plus profond du corps est le sens sponsal. La thèse de toutes ces catéchèses est donc : le corps est doué d’une signification sponsale. Autrement dit, le corps est appelé à signifier le don. La traduction du Cerf parle de « signification conjugale » ou « nuptiale », ce qui nous paraît moins heureuse que « signification sponsale » : tout d’abord, parce qu’en italien, le Pape utilise l’expression « significato sponsale del corpo » ; ensuite, parce que les qualificatifs de « conjugal » et de « nuptial » connotent plus directement le mariage, alors que le corps est appelé à vivre cette dimension en tous les états de vie, même si le mariage visibilise davantage la signification sponsale. [1]
« Le corps humain – le nu dans toute la vérité de sa masculinité et féminité – a la signification d’un don de la personne à la personne ». (61, 1 ; p. 348) Et ce sens est le plus décisif : « la conscience de la signification […] ‘sponsale’ constitue l’élément fondamental de l’existence humaine ». (15, 5 ; p. 189 et 190)
La première allusion à ce thème est faite dans la première catéchèse de 1980 (13, 4 ; p. 182) ; et on trouve le premier développement dans les catéchèses 14 et ss. Cette thèse est constamment invoquée dans les six parties ; elle les éclaire et se trouve en retour confirmée par elles.
Bref, comme le note Monseigneur Guy de Kérimel dans un mémoire de théologie qu’il a consacré à ce sujet : « Le thème de la signification sponsale du corps, qui parcourt toutes les catéchèses, est au cœur même de la problématique de Jean-Paul II ; il est la clef qui permet de comprendre l’anthropologie adéquate et l’ethos [autrement dit l’éthique ou plutôt le mode de vie] qui en découle […]. Ce thème est donc le fil conducteur qui nous permet de saisir l’intuition fondamentale du Pape et la nouveauté de son enseignement [2] ».
Pour démontrer « la sublime signification sponsale du corps » (40, 4 ; p. 276), Jean-Paul II va surtout déployer un raisonnement en forme de syllogisme que – mais peut-on s’en étonner ? – l’on ne trouve jamais formalisé de manière totalement rigoureuse :
Le corps est signe de la personne (plus encore que de l’âme).
Or, la personne est par essence capacité de don.
Donc, le corps est douée d’une dimension sponsale ; autrement dit le sens du corps est sponsal.
Pour l’exprimer d’une manière moins formelle, la thèse de Jean-Paul II se développe en deux sous-thèses : le corps est signe ; le corps est signe sponsal.
Chacune des propositions est, elle aussi, largement démontrée.
b) Le corps, signe de la personne ou de l’âme
1’) La pensée de Jean-Paul II
Le corps, signe de l’âme apparaît dès la neuvième catéchèse : « le corps révèle l’homme ». (9, 4 ; p. 167 et 168) Et le Saint Père de commenter : « Cette formule contient déjà tout ce que la science humaine pourra jamais dire sur la structure du corps comme organisme, sur sa vitalité, sur sa physiologie sexuelle particulière, etc ». Cet énoncé permet d’éviter les deux travers, aussi redoutables qu’opposés, du dualisme (platonicien, cartésien, néognostique, etc.) et du matérialisme (marxiste, néopositiviste, freudien, etc.).
Empruntons un exemple à Jean-Paul II : celui du regard (39, 4 et 5 ; p. 273 et 274). Le regard signifie l’acte intérieur du désir : « Le regard exprime ce qui est dans le cœur ». Ce principe essentiel de l’anthropologie est ici fondé sur une démonstration philosophique et même métaphysique très précieuse. En effet, l’ontologie établit que l’agir suit l’être (selon la traduction littérale de l’adage latin : « operari sequitur esse »). Or, le regard de l’homme fait partie de ses actions ou opérations. Aussi, « intueri sequitur esse » : voir suit l’être.
Or, l’agir est souvent extérieur tandis que l’être est intérieur ; et ce qui est extérieur révèle, exprime, est signe de ce qui est intérieur. En conséquence, le regard exprime, révèle l’être intérieur : « le Christ apprend donc à considérer le regard quasi comme le seuil de la vérité intérieure de l’être ».
Appliquant cela au désir, cela signifie
2’) Proposition de développement
On peut développer cette forte intuition en deux directions.
a’) Développement objectif
On pourrait emprunter ce développement soit à la philosophie classique, soit à la philosophie contemporaine, qui sont les deux sources de la pensée de Jean-Paul II.
On le sait, pour un Aristote et pour un saint Thomas, l’homme (et d’ailleurs tout vivant) est corps et âme, et plus précisément, son âme est forme (substantielle) du corps. Le corollaire en est que l’organisme est cause matérielle de l’âme : le corps est à l’âme ce que la matière est à la forme. Ces termes ont été vidés de leur sens par l’applatissement de la signification des beaux termes « matière » et « forme » : cet éreintement ne touche d’ailleurs pas que l’usage courant, il est aussi dû à la suspiction philosophique à leur égard. Depuis Descartes, la notion de forme substantielle n’a plus guère droit de séjour en philosophie, malgré les tentatives finalement décevantes de Leibniz.
Plus précisément encore, l’âme exerce une triple relation de causalité à l’égard du corps : elle en est à la fois cause formelle, cause finale et cause efficiente.
En tout cas, interpréter ces explications dans un sens dualiste serait totalement en manquer leur profondeur. Au contraire, Aristote ou saint Thomas expliquent que la cause formelle sauve du dualisme. Un Platon qui est pour eux le représentant type du dualisme, pense le rapport âme-corps en termes de cause efficiente et cause finale. En effet, parmi les quatre causes, ces deux dernières sont toutes deux des causes extrinsèques, par contre, causes matérielle et formelle rentrent dans la composition intrinsèque du sujet.
Mais il demeure une cinquième causalité ou plutôt un autre aspect de la cause formelle : la cause exemplaire. Et c’est d’elle que nous parle la théologie du corps de Jean-Paul II. Cette exemplarité se déploie d’ailleurs doublement.
Elle se déploie d’abord verticalement : l’homme est à l’image de Dieu (cf. Gn 1,26) qui est première cause exemplaire de toutes choses. Dans une boutade suggestive, André Frossard définit l’homme, avec un clin d’œil, comme « une copie dont l’original est ailleurs [3] ». Nous le savons, l’homme imago Dei est le fondement de toute anthropologie chrétienne, et c’est l’un des points d’œcuménisme possible avec nos frères d’Orient. Rappelons-nous que S. Thomas d’Aquin emprunte à S. Jean Damascène la citation introductive du prologue de la seconde partie de la Somme de théologie, citation relative à l’image de Dieu. De plus, pour l’Aquinate, la finalité de la créationde l’homme est qu’il soit configuré à Dieu : et il y a là beaucoup plus que le respect d’une donnée scripturaire qu’il fallait intégrer artificiellement.
Cette exemplarité entre créé et Incréé est d’ailleurs le fondement décisif et véritablement éclairant de la signification sponsale de tout l’homme, donc du corps humain en particulier. En effet, c’est parce que l’homme est à l’image de Dieu ; or, Dieu est non seulement celui qui se donne, et plus encore, se livre ad extra, dans l’œuvre de la création, reprise et acehvée dans la Rédemption. Bien plus, il est celui qui est pure effusion d’amour ad intra : la Révélation trinitaire témoigne que toute la vie de Dieu n’est que de l’intimité du don total. Plus profondément encore que l’explicitation théologique de l’école de Richard de Saint-Victor, si l’on a pu définir la Personne divine comme relation subsistante [4], c’est, dans un langage plus actuel, parce que toute sa vie est de donner et de recevoir en retour.
Elle se déploie ensuite horizontalement, au plan des choses créées, quant à l’intime structure de l’homme, le corps est cause exemplaire de l’âme. Ici, l’initiative est côté corps, visibilité.
Certes, il serait erroné de réduire la relation de signe efficace à celle de cause exemplaire, mais celle-ci est une piste suggestive qu’il faut explorer. Pour le dire simplement, le corps humain non seulement dit tout l’homme, mais il dit Dieu. Et ce dire est non seulement révélateur, il est aussi réalisateur. Ce dire est faire, pour reprendre le vocabulaire d’Austin.
Bref, dans la ligne de la tradition réaliste, il est tout à fait possible de penser le corps comme un signe. Cette féconde conclusion s’inscrit même dans la continuité de ses principes et vient, à rebours, selon un retour que ne dénierait pas Jean-Paul II, confirmer, valider et comme actualiser les principes de l’anthropologie aristotélico-thomiste.
b’) Développement subjectif
Nous ne cessons de faire l’expérience que notre corps est signe
Les sciences humaines confirment à foison ce caractère symbolique.
Les différentes disciplines caractérologique (morphopsychologie, graphologie, gestologie, phonologie, chirologie à ne pas confondre avec chiromancie) manifestent que notre corps fait signe, et cela par tout ce qu’il est. Ce n’est d’ailleurs pas n’importe quelle partie de notre corps qui est significative de l’âme et de la personne : c’est soit le corps en sa globalité, soit le visage, soit la main. Et cela, considéré soit dynamiquement, soit statiquement.
La biologie elle-même rappelle combien notre individualité, notre spécificité s’incrit dans chacune des cellules de notre organisme : le stock chromosomique qui se développe et s’exprime selon un phénotype – autrement dit l’homme reconnaissable –, est présent dans le noyau de chacune des quelques mille milliards de cellules présentes en tout être humain.
La parole humaine est un confirmatur privilégié de cette structure symbolique, signifiante. Depuis Wittgenstein, la linguistique actuelle confirme combien la parole est bien davantage que sa seule fonction informative. D’ailleurs, les penseurs grecs et médiévaux étaient loin de l’ignorer.
Enfin, le Père Chapelle développe une symbolique qui englobe tout l’être de l’homme, son devenir, son enracinement social et sa relation à Dieu.
c) La capacité sponsale du corps
1’) La pensée de Jean-Paul II
Le corps est capacité de don, parce que la personne elle-même est capacité de don : c’est là sa sublime vocation, Jean-Paul II ne cesse de le répéter. En effet, seul le don respecte la dignité de sujet. Aussi parle-t-il de l’ethos parfait du don.
C’est ce que Denis Vasse exprime à sa manière lorsqu’il dit : « Aspirer à avoir un corps revient à vivre dans l’espoir de la rencontre ». [5] Comme le dit si bien le titre de son ouvrage : lire dans le corps un signe, c’est donner un visage à la chair, c’est enfin l’en-visager. Trop longtemps ensauvagée, pour reprendre le terme que Philippe Ariès a remis à l’honneur, il faut maintenant l’envisager.
Mais, ultimement, que l’homme soit capacité de don est compréhensible seulement dans la lumière de la foi [6]. En effet, l’homme est créé à l’image de Dieu (c’est le principe fondateur de l’anthropologie biblique, posé dès le premier chapitre de la Genèse) ; or, Dieu créateur est pure effusion d’amour, don ; donc, l’homme n’est homme que s’il vit en régime de don. Le corps est appelé à vivre et exprimer ce qui constitue l’être le plus profond de l’homme. C’est ce que Jean-Paul II dit dans un de ses paragraphes les plus splendides : « La réalité du don et de l’acte de donner que les permiers chapitres de la Genèse nous présentent comme élément constitutif du mystère de la création confirme que le rayonnement de l’Amour est partie intégrante de ce mystère même. L’Amour seul crée le bien et lui seul peut, en définitive, être perçu dans toutes ses dimensions et sous tous se profils dans les choses créées et surtout dans l’homme. […] La félicité originelle, le ‘commencement’ béatifique de l’être humain que Dieu ‘créa homme et femme’ (Gn 1,27), la signification sponsale du corps dans sa nudité originelle : tout cela exprime l’enracinement dans l’Amour.
« Ce ‘donner’ cohérent qui remonte jusqu’aux racines les plus profondes de la conscience et du subconscient, aux couches ultimes de l’existence subjective de tous deux, homme et femme, et qui se reflète dans leur réciproque expérience du corps témoigne l’enracinement dans l’Amour ». (16, 1 ; p. 190 et 191)
2’) Proposition de développement [7]
Partons d’une objection qui pourrait s’élever chez le lecteur philosophe à la lecture de la seconde prémisse du raisonnement : peut-on en toute rigueur définir l’homme comme capacité de don ? Le thomiste, à la suite du philosophe Boëce se rappelle que la personne est un « individu (une substance individuelle) de nature raisonnable ». Et le moderne, surtout depuis Kant et Hegel, définit l’homme par sa liberté : que sont donc devenus raison, liberté et plus encore individualité ?
Proposons deux solutions qui valent ce que valent leurs présupposés. Dans une perspective à la fois logique et thomiste, il est possible de mettre les plaideurs d’accord en nous rappelant qu’il existe différents types de définition [8], en l’occurrence la définition physique par les quatre causes, et par la cause finale, efficiente et la définition logique par genre prochain et différence. Soit une toile. À la question : « Qu’est-ce que c’est ? », je peux répondre : « C’est un tableau » (cause formelle) ; « C’est du tissu tendu sur un cadre de bois, avec de la peinture dessus » (cause matérielle) ; « C’est un Rembrandt » (définition par l’efficience) ; enfin : « C’est la toile qui sera vendue demain chez Drouot ». (définition par la cause finale)
Appliquons cette distinction. Le don est la finalité ultime de l’homme. Jean-Paul II définit donc la personne par la cause finale. La liberté est par contre son efficience. L’âme et le corps, l’invisible et le visible en sont les causes formelle et matérielle. Enfin, dire de l’homme qu’il est animal raisonnable, ce que le pape lit sans hésiter dans Gn 2, à travers l’expérience de la solitude originelle (cf. 5, 5 et note 10 ; p. 154 et 155 ), définit l’homme en termes de genre (animal) et différence (doué de raison).
Selon une autre formulation, plus imprécise, l’homme, et le corps humain lui-même (mais seul le corps de l’homme), est plus que sa simple visibilité. « Le corps, selon le livre de la Genèse, exprime l’aspect visible de l’homme et son appartenance au monde visible ». (86, 4 ; p. 432) Autrement dit, le corps a une structure sacramentelle. En effet, au sens large, mais nullement métaphorique, le sacrement est signe visible de l’invisible ; plus encore, il est signe efficace, il est cause de cet invisible. Or, le corps humain exprime, indique
d) Développements
C’est à la lumière de ce syllogisme central que peut se lire tout le cycle des catéchèses et notamment d’une part l’étude de la condition de l’homme (et de son corps en particulier) en ses quatre états et d’autre part le sens de l’encyclique Humanæ Vitæ. Autrement dit, le développement est à la fois plus contemplatif et plus éthique.
1’) Les quatre états de l’homme
Il était tout d’abord nécessaire de remonter jusqu’à la description de l’état d’innocence originelle pour comprendre la signification sponsale voulue par Dieu à l’origine ; dès lors, on peut comprendre combien, dans l’état de nature déchue ou pécheresse, la personne a perdu la conscience de cette signification ; mais dans l’état de nature rachetée, grâce à la Rédemption acquise par le Christ, dans la force de l’Esprit, l’homme retrouve cette signification sponsale ; or, la grâce de Dieu est offerte dans les sacrements, et c’est précisément à travers le signe efficace du sacrement de mariage que l’homme comprend et vit de cette signification sponsale ; de même, la virginité pour le Royaume des cieux ; enfin, dans l’état de nature glorifiée, et seulement là, se réalisera pleinement la signification sponsale du corps qu’anticipe la consécration virginale.
« Les éléments constitutifs de la théologie du corps sont réunis dans ce que ce que dit le Christ quand il parle de ce qui était ‘au commencement’ pour répondre à la question qui lui est posée sur l’indissolubilité du mariage (cf. Mt 19, 8) ; également dans ce qu’il dit de la concupiscence en parlant du cœur humain, dans le sermon sur la montagne (cf. Mt 5,28), et également dans ce qu’il dit par rapport à la résurrection (cf. Mt 22,30) ». (86, 4 ; p. 432)
La théologie du corps se déploie dans toutes les dimensions du temps. Elle fait référence à « l’origine », donc au passé ainsi qu’à l’accomplissement eschatologique, donc au futur ; et même, elle se réfère au passé primordial et préhistorique, le passé d’avant le passé et au futur après le futur, pour reprendre les catégories de Gaston Fessard dans sa Dialectique des Exercices spirituels de S. Ignace ; ainsi ce temps est mis en relation avec l’éternité qui l’englobe et le fonde et le déborde de toute part, car ce qui est en jeu n’est rien moins que le plan de Dieu prévu de toute éternité, l’admirable dessein créateur, rédempteur et glorificateur (cf. Ep 1, 3-12).
Or, il faut tenir cette unité des paroles du Christ et de ces dimensions du temps dans le présent historique qui est le nôtre. Jean-Paul II insiste sur ce point. La théologie du corps est une « révélation du corps » qui « pénètre au cœur même de la réalité que nous expérimentons », qui est une réalité « historique », celle de notre histoire. « En même temps, cette révélation nous permet de dépasser dans deux directions la sphère de cette expérience. D’abord, en direction de cette origine à laquelle le Christ se réfère dans son entretien avec les pharisiens » en Mt 19 ; « puis en direction du monde futur vers lequel le Maître oriente l’âme de ses audtieurs en présence des sadducéens », en Mt 22.
Mais cette unité ne doit surtout pas en venir à nier les ruptures, ce que Jean-Paul II appelle souvent en un terme qui finit par devenir technique : les « seuils ». « Etant donné que les paroles du livre de la Genèse étaient comme le seuil de toute la théologie du corps […], alors il faut admettre que les paroles que rapportent les Synoptiques sont comme un nouveau seuil de cette vérité intégrale sur l’homme » (69, 8 ; p. 378 et 379).
Disons quelques mots de chacun de ces états de l’homme.
a’) L’état d’innocence originelle
b’) L’état pécheur et racheté
Il faudra aussi insister sur ce que Jean-Paul II refuse systématiquement : le manichéisme. Ce refus donne une tonalité très positive, voire enthousiaste, toute particulière à son propos.
À cela il oppose une conception du corps qui ne recule pas à le considérer comme sacré. En conséquence, toute cette comparaison « dut laisser dans la conscience des destinataires » d’Ep 5 « un sens profond du sacrum du corps humain en général, et spécialement dans le mariage ». Tout le contraire du sens méprisant qui est celui du manichéisme. Notons en passant que Jean-Paul II se refuse donc à une totale désacralisation du corps et de la sexualité : il y voit en quelque sorte un risque de manichéisme. (92, 8 ; p. 456)
c’) L’état glorifié
Pour bien le comprendre, « il convient de pénétrer plus profondément dans l’essence même de ce que sera la vision béatifique de l’Etre divin, vision de Dieu face à face dans la vie future ». (67, 4 ; p. 371 et 372) En son essence, cette vision « est le ‘se donner’ [autrement dit le don] le plus personnel de Dieu qui se donne dans sa divinité même à l’homme ».
Vivre la signification sponsale n’est pas devenu en droit impossible, mais de fait, difficile, et, dans bien des cas, toujours de fait, impratiquable… sans la grâce de Dieu.
En effet, « la pratique et la mentalité anticonceptionnelles » sont liées à une « carence subjective de » la « compréhension » de « la signification sponsale du corps », qui est particulièrement présente dans l’acte conjugal (132, 2 ; p. 577). C’est nous qui soulignons le qualificatif très précis de « subjective ». En effet, une carence objective signifierait que depuis le péché originel, le corps a effectivement perdu, en son être, sa dignité sponsale, auquel cas il y aurait contradiction (entre la norme et la réalité vécue).
2’) Le sacrement de mariage
« Le mariage, selon les paroles du Christ (cf. Mt 19, 4), est sacrement depuis l’origine même ; et en même temps, sur la base de la nature historique coupable, il est un sacrement issu du mystère de la Rédemption du corps ». (100, 7 ; p. 486)
La plume de Jean-Paul II a même des accents lyriques, comme dans ce passage où perce son âme de pasteur : « Je supplie Dieu de faire accèder les chrétiens et tous les gens de bonne volonté à ce niveau de vérité libératrice et humanisante ». (129, 6 ; p. 572)
5) Tableau récapitulatif
Pour finir, voici un grand tableau récapitulatif. Il donnera d’emblée une vision de synthèse des principales sources et conclusions. Il permettra de se repérer dans le labyrinthe des catéchèses, et manifestera à quel travail d’orfèvrerie s’est livré l’auteur de la Boutique de l’orfèvre.
Ce tableau résume l’ouvrage comme un squelette, ou plutôt quelques os choisis apprennent qui est une personne : la criminologie contemporaine sait reconstituer un visage à partir d’un crâne, mais avec une certaine marge d’incertitude. Autrement dit, cette synopse n’économise pas la lecture patiente des différentes analyses, mais elle l’accompagne, l’aide et la récapitule.
En abcisse, nous trouverons les quatre états : innocent, pécheur, racheté, glorieux.
En ordonnée (colonnes), seront successivement développés :
- Thème.
- Fondements scripturaires :
* Fondement principal : parole du Christ dans les Évangiles. En effet, Jean-Paul II fonde toujours on propos sur une déclaration de Jésus.
* Autres paroles, de l’Ancien et du Nouveau Testament commentées par le pape. À la fois elles fondent, éclairent, développent ou tirent des conséquences la parole du Christ. En particulier, l’Ancienne Alliance présente un double intérêt : d’une part, Jésus s’adressait à des Juifs ; d’autre part, l’Ancien Testament décrit l’homme – tout homme – en son état d’innocence et de péché.
- Thèse principale. Bien entendu, elle est liée à la signification sponsale du corps et nous l’envisagerons ainsi. La seconde signification du corps qui est la signification procréative est surtout développée dans les cinquième et sixième cycles : nous n’en dirons rien.
- Quelques éléments d’analyse théologique. Ils montrent les concepts, notions théologiques contenues dans la thèse.
- Le cas échéant, conséquences, notamment d’ordre éthique (ce que Jean-Paul II appelle ethos ) ou spirituel.
Statut de l’humanité |
L’homme innocent |
L’homme pécheur |
L’homme racheté |
L’homme glorieux |
Parole du Christ |
« A l’origine il n’en était pas ainsi ». (Mt 19, 3-8) |
« Qui regarde une femme pour la désirer a commis l’adultère dans son cœur ». (Mt 5,27-28) |
« Qui regarde une femme pour la désirer a commis l’adultère dans son cœur ». (Mt 5,27-28) |
« A la résurrection, on ne prend ni femme, ni mari ». (Mt 22,30) |
Ancien Testament |
Gn 2,18-25 Gn 4,1-2 |
Gn 3, notamment v. 10 et 16 |
Gn 3,15 |
|
Paroles du Nouveau Testament |
|
1 Jn 2,16.
|
Mt 15, 11 Ga 5, 16-17 Rm 8, 7 1 Co 6,15-19 ; 12,23 |
1 Co 15,42-46 |
Thèse principale de la théologie du corps |
A l’origine, le corps humain est doué d’une signification sponsale : signe de la personne, il est appel à la liberté du don. |
Obscurcissement et difficulté de la mise en œuvre de la signification sponsale (langage du corps). |
La signification sponsale du corps est sauvée par le Christ.
|
Dans la vision béatifique, la signification sponsale du corps s’accomplit définitivement. |
Quelques éléments d’analyse théologique |
L’état d’innocence originelle se manifeste par trois expériences : – Solitude originelle. – Unité originelle. – Nudité originelle. |
L’état de péché se manifeste par : – la pudeur ; – le regard de désir adultère ; – la relation d’appropriation qui réduit le sujet à l’objet. |
Mise au point sur les interprétations erronées de l’Écriture sur la sexualité (manichéisme, soupçon). Sens précis de la « pureté du cœur » (dans les Évangiles) et de la vie dans l’Esprit (S. Paul). Pédagogie du corps dans la culture et dans l’art. |
– Spiritualisation du corps glorieux. – Divinisation du corps glorieux. – Incorruptible et plein de force. |
Conséquences notamment éthiques |
Importance actuelle d’une véritable théologie du corps. |
La signification sponsale n’est pas définitivement perdue. Le Christ n’accuse pas, mais appelle à la conversion du cœur. |
Moralité de la nudité du corps dans l’art. |
La signification de la virginité ou du célibat pour le Royaume des cieux (Mt 19, 1-12 ; 1 Co 7,25-38). |
Pascal Ide
[1] Sur ce sujet, cf. Carlo Caffarra, « Vérité et éthos de l’amour conjugal » in Esprit et vie, 26 avril 1984, p. 241-253 et Georges Kalinowski, « La pensée de Jean-Paul II sur l’homme et la famille », in Divinitas 26 (1982), p. 3 à 18.
[2] Guy de Kérimel, La signification sponsale du corps dans les catéchèses de Jean-Paul II sur l’amour humain dans le plan divin, p. 4.
[3] André Frossard, in Famille chrétienne, 31 décembre 1992, p. 44. Il continue : « … c’est une image dont l’original est Dieu ».
[4] Cf. s. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 4.
[5] Denis Vasse, La chair envisagée, Paris, Seuil, 1988, p. 170.
[6] L’ »anthropologie intégrale » proposée par Jean-Paul II ne peut finalement qu’être chrétienne, car c’est seulement en Dieu que l’homme est révélé de manière plénière.
[7] Notre développement, à encore, est, pour des raisons d’affinité, d’ordre philosophique. Il serait bon d’analyser combien le corps dont parle l’Évangile, qui vit dans l’Écriture est un corps signifiant.
[8] Cf. Pascal Ide, Art de penser. Guide pratique, Paris, Médialogue, 1992, ch. 5, p. 171 à 175.