Le désir chez sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus selon Denis Vasse

(Compte rendu pour la revue Vie thérésienne)

 

Dans un livre dense et bref (95 pages), riche, mais souvent difficile, Denis Vasse offre une approche inédite sur le désir chez sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus [1]. Le jésuite psychanalyste poursuit sa quête sur le sens du désir, qu’il a amorcée dans son premier ouvrage voici cinquante ans [2], et dont il poursuit même thème chez une autre carmélite, sainte Thérèse d’Avila [3].

Comme souvent, Vasse livre son intuition dès les premières lignes, en quelques phrases, que l’ouvrage développera comme un thème musical : « Je suis frappé de la dimension transcendante du désir qui traverse de part en part cette vie ou ces écrits. Il me semble que, sans ce désir, ou sans cette dimension, on ne pourrait les lire que comme l’expression d’une névrose gravissime […]. Et ce qu’il y a de transcendant dans le désir, c’est bien l’Autre au cœur de l’identité du sujet à soi-même ». (p. 13)

L’ouvrage défend la thèse suivante : Thérèse vit du désir dans sa pure essence ; et le désir s’identifie à la gratuité, c’est-à-dire à l’ouverture à l’Autre « sans retour sur soi » (p. 21). Dit encore autrement : le désir est amour oblatif. La souffrance dont parle le titre n’est que l’attestation la plus assurée de cette extase du désir : la souffrance, telle qu’elle est vécue par Thérèse, est pure, au sens où elle n’est pas mélangée de masochisme, de retour sur soi. Elle est pure, comme est pur son désir.

Précisons ce que Denis Vasse entend par désir. Le désir, ouvert à l’autre, chaste par nature, s’oppose à la pulsion (ou la pulsion pervertie, le vocabulaire flotte), repliée sur soi, jalouse, c’est-à-dire incestueuse, elle aussi par nature [4]. « Le pervers ne meurt pas d’amour : il fait mourir l’autre et, au besoin, se tue plutôt que de se recevoir ou de se donner à un autre. Pour lui le don est vécu comme une perte, et le désir comme une fuite : c’est la marque qu’il ne s’agit pas du don ou du désir en vérité, c’est la marque du semblant, la marque de la folie de l’homme ». (p. 21 et 22) Résumons les principales différences en un tableau :

 

La pulsion, la perversion Le désir véritable ou sanctifié
Tourné vers soi, retourné sur soi Tourné vers l’Autre et vers les autres, sans aucun retour sur soi
Souvent déçu : agressif contre l’autre, dépressif contre soi (le don comme perte) Sans déception, car sans exigence vis-à-vis de l’autre (le don en vérité)
Cherche la jouissance de soi, même dans la souffrance : amour toujours sensible Se refuse à toute jouissance, même à jouir de sa souffrance : amour au-delà du sensible
Aliéné Libre
Incestueux, jaloux, fusionnant-confusionnant Vierge, respectueux de l’altérité : accepte que l’Autre se cache

 

L’auteur établit son intuition en étudiant de près la relation de Thérèse à la jouissance et à la souffrance. Elle montre que, loin d’être narcissique, son désir est saint, c’est-à-dire tout tourné vers Dieu. « La vérité de l’amour n’est pas dans le sentiment que l’homme en a ; elle est dans la foi en un amour dont l’essence est de se donner » (p. 64).

L’auteur écarte deux erreurs opposées. La première est une évidence : la spiritualité thérésienne n’est en rien de la sensiblerie, comme en témoigne la présence de la souffrance dans sa vie et dans ses écrits. Mais justement, Thérèse ne s’est-elle pas complu dans la souffrance ? N’est-elle pas suspecte de dolorisme ? Le penser est la seconde erreur. La pratique psychothérapique montre combien souffrance rime avec complaisance : le masochisme (jouir de souffrir) est plus fréquent qu’on ne croit.

D’abord, « Thérèse ne désire pas la souffrance pour elle-même », affirme clairement Vasse (p. 26) ; « ce à quoi elle est appelée, ce n’est pas à la souffrance, en effet : c’est à l’amour ». (p. 62) Ensuite, un symptôme constant dans les déviations doloristes du désir est la jouissance dans le souffrir. Or, l’on ne trouve rien de tel chez Thérèse : à aucun moment, elle ne se complaît dans le pâtir ou dans la plainte : c’est « parce qu’elle souffre sans jouir de la souffrance qu’elle aime de l’amour de Jésus ». (p. 64) D’ailleurs, la Carmélite a renoncé à toute recherche de satisfaction, qu’il s’agisse du masochisme ou de la jouissance sensible en général. Enfin, le désir du pervers s’accompagne toujours de déception, de dépression au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire de perte d’objet ; or, Thérèse vit dans une impressionnante égalité d’âme et un réel détachement à l’égard d’elle-même et de sa joie. « La déception est en effet la marque d’un désir égoïste et narcissique ». Mais Thérèse « ne se décourage jamais […] pour faire comprendre comment elle comprend la charité purement spirituelle ». (p. 67)

Une objection ne manque pas de poindre, que notre auteur affronte longuement : Thérèse a été profondément meurtrie dans son enfance. N’a-t-elle pas frôlé la névrose qui est un repli blessé sur soi ?

Pour répondre à la difficulté, Vasse va de nouveau faire appel aux ressources de l’anthropologie lacanienne. Rappelons que, pour le psychanalyste français, tout petit enfant est en fusion avec la mère ; mais il doit quitter cette indifférenciation, il doit en être séparé pour devenir un « parlêtre », un être de parole. Il portera toute sa vie une blessure, une Spaltung, une barre de refend due à l’impossible retour à ce béatifique état originaire. Dès lors, il cherchera nostalgiquement cette fusion, mais à son insu : le support de cette recherche sera constitué par les mots, non pas en leur contenu de sens (le signifié), mais en leur valeur de signe (le signifiant). Et l’inconscient camoufle et promeut tout à la fois cette recherche de l’origine en s’aidant de corrélations multiples (les chaînes métaphorico-métonymiques) unissant les signifiants d’aujourd’hui au signifiant fondamental toujours inexprimé : la fusion avec la mère.

Appliquons ce bref rappel à sainte Thérèse. Pour Vasse, cette fusion originaire tant désirée ne saurait être la relation avec la mère : il fait sienne l’hypothèse que, le premier, Jean-François Six énonça, selon laquelle Zélie Martin serait habitée par un « désir de la mort » ; Vasse n’emploie qu’une seule fois le mot (p. 35. Cf. p. 34-39), mais le procès est sans appel. C’est la relation privilégiée de Thérèse avec sa nourrice, Rose Taillée, qui tiendra lieu de paradis originaire. Un signe en est qu’elle « ne mentionne jamais sa nourrice » (p. 51). Dès lors, pour Thérèse, « la petite Rose Taillé est la figure inconscience de la miséricorde de Dieu » (Ibid.). Voilà pourquoi la religieuse accordera une telle importance à la métaphore botanique en général et à celle de la rose en particulier. Elle doit à Rose de ne pas avoir sombré dans une dépression profonde du fait de ce qu’elle aurait été en droit de considérer l’attitude de sa mère comme un rejet. Une autre raison qui a protégé Thérèse d’une maladie encore plus grave nous renvoie au thème central de l’ouvrage : la pureté très précoce de son amour. Thérèse n’a jamais été tentée par la captation narcissique car elle n’a rencontré qu’amertume dans ses premières relations : par exemple, contrairement à Céline, elle ne sait pas gagner les bonnes grâces de sa maîtresse. Ne pouvant transformer « l’autre en objet de satisfaction pulsionnelle », « elle aime l’autre pour lui-même et non pour la satisfaction amère qu’elle en retire » (p. 34).

Voilà pourquoi la blessure d’enfance, d’emblée comblée par la « bonne mère » que fut Rose, n’a pas contrecarré l’oblativité de l’amour chez Thérèse. Au contraire, elle a traversé le narcissisme par un amour qu’aucune jouissance ne retient en soi-même, pas même celle de la souffrance qu’il procure ». (p. 91)

 

Saluons l’originalité et, plus encore, la véridicité de l’ouvrage : grâce à l’outillage de la psychanalyse, il démontre que le désir qui anime Thérèse est profondément désintéressé, c’est-à-dire gratuitement tourné vers Dieu et vers son prochain. Donnons-lui désormais son nom évangélique : il s’agit de l’amour de charité. Loin de réduire son amour à n’être qu’une des figures du destin des pulsions – comme l’est la sublimation –, Vasse en respecte la dimension surnaturelle et oblative. D’ailleurs, cette absence de retour sur soi a exercé une influence curative sur Thérèse : le désir dénué de toute obliquité l’a guéri « de sa névrose sans même qu’elle le sache » (p. 30).

Cela dit, l’ouvrage pose trois ordres de questions. Les premières concernent la vision de l’homme. « L’amour […] aime parce qu’il aime », dit Denis Vasse (p. 65). Mais l’amour de Thérèse n’a-t-il pas une visée, un « objet » au sens classique du terme : Jésus ? Thérèse répète souvent qu’elle cherche à « faire plaisir » à Jésus. Toute finalité rend-elle impur l’amour ? L’oblativité n’est pas un pur jaillissement dénué de but. Ne manque-t-il pas à l’anthropologie de Vasse ce qui manque à Freud et à Lacan : une saine vision de la volonté [5] ?

Par ailleurs, Vasse parle des pulsions de mort de Zélie Martin. Faut-il rappeler que cette notion « reste une des notions les plus controversées [6] » de la psychanalyse ? Certes, Denis Vasse est beaucoup plus sobre que Jean-François Six [7] ou Jacques Maître [8]. La présence de ce concept n’en rend pas moins discutable son affirmation. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail, mais de rappeler que les arguments avancés pour étayer ce prétendu masochisme (le désir de voir mourir ses enfants ; la morbidité de Zélie dans son activité professionnelle ; l’activisme dépressif ; l’attitude de la toute jeune Thérèse) sont des reconstructions partiales et des interprétations dénuées de fondement [9].

Enfin, la thèse fondamentale mérite non pas d’être discutée, mais complétée. Si l’amour thérésien est sans jouissance, il n’est pas sans paix [10]. Au contraire. Là encore, une juste anthropologie de la volonté permet d’articuler un amour gratuit, totalement dépossédé de soi et une sérénité, une joie profonde née non pas d’une recherche narcissique de soi, mais de la surabondance du don [11].

Pascal Ide

[1] Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l’amour. Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Paris, Seuil, 1998.

[2] Cf. Denis Vasse, Le temps du désir. Essai sur le corps et la parole, Paris, Seuil, 1969, réédité en coll. « Points essais », 1997.

[3] Cf. Denis Vasse, L’Autre du désir et le Dieu de la foi. Lire aujourd’hui Thérèse d’Avila, Paris, Seuil, 1991.

[4] Cf. Denis Vasse, Inceste et jalousie. La question de l’homme, Paris, Seuil, 1995.

[5] « La volonté n’est pas une catégorie du ‘champ’ freudien » car « elle ne relève pas d’une économie du désir », mais « une catégorie de la philosophie de l’esprit ». (Paul Ricœur, « La paternité. Du fantasme au symbole », in Le conflit des interprétations, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1969, p. 458-486, ici p. 467)

[6] Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, art. « Pulsions de mort », Vocabulaire de psychanalyse, Paris, p.u.f., 41972, p. 371. Cf. toute la synthèse critique des p. 371-378.

[7] Cf. Jean-François Six, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux. Névrose et sainteté, Paris, Seuil 1972.

[8] Cf. Jacques Maître, « L’orpheline de la Bérésina ». Thérèse de Lisieux, 1873-1897. Essai de psychanalyse socio-historique, coll. « Sciences humaines et religieuses », Paris, Le Cerf, 1995.

[9] Elles ont notamment été discutées dans le document suivant (Congregatio de Causis Sanctorum, Canonizationis Servorum Dei Ludovici Martin et Mariæ Azeliæ Guérin. Vol. II. Positio super Virtutibus, Roma, Libreria Editrice Vaticana, 1991, p. 1159-1166).

[10] En réalité, Denis Vasse ne nie pas toute joie : on peut jouir du monde nouveau, non pas en le possédant, mais « par Amour » (p. 92).

[11] Un témoignage parmi beaucoup : « Comment avez-vous fait pour arriver à cette paix inaltérable qui est votre partage ?, lui demande Pauline. – Je me suis oubliée et j’ai tâché de ne me rechercher en rien ». (Thérèse de Lisieux, Carnet Jaune, 3.8.1)

10.5.2019
 

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