Le chemin spirituel de la guérison. Je guéris donc je suis

1) Thèse

L’idée centrale du livre du père Laurent Camiade, Je guéris donc je suis [1], qui n’est ni bien écrit ni bien systématisé, trop intuitif mais bourré d’intuitions est que la guérison est porteuse d’une expérience métaphysique, celle de notre être. Thèse d’autant plus intéressante que l’expérience de la guérison est presque universelle : qui ne l’a pas un jour éprouvée ? Mais qui s’est penché sur le sens profond de ce qu’il a vécu et a tenté d’explorer la sagesse que recelait cette expérience de guérison ?

Je pense que la faiblesse de la démonstration est compensée ou plutôt soutenue par la puissance de l’expérience qui alimente la thèse. Camiade fut manifestement beaucoup marqué par le « Stanislas » dont le témoignage traverse tout le livre, comme il illumine toute l’intuition. La forme d’esprit intuitive de l’auteur aidant, le résultat en est la forme brouillonne, plus affirmative que démonstrative du travail, où la force de conviction l’emporte sur la précision de l’argumentation.

2) Approche philosophique

C’est à mon sens la partie la plus importante et la plus originale de l’ouvrage.

a) La guérison intègre le temps

Pour beaucoup, le désir de guérir est un désir de « revenir comme avant ». Il y a là un misonéisme qui ne s’avoue pas. Or, c’est une illusion : quand bien même notre corps retrouverait-il la même énergie, les mêmes attributions qu’auparavant, récupérerait-il 100 % de la fonction endommagée, il demeure toujours la mémoire de l’histoire, de la blessure, de la maladie, de la souffrance. De plus, c’est oublier que, parfois, le malade retrouve une santé encore meilleure. N’y aurait-il pas dans cette crainte une conception non seulement mécanique ou fixiste du temps, mais entropique et pessimiste ? En positif, la guérison est une expérience de l’épaisseur du temps, de son irréversibilité : « le corps conserve la mémoire de son expérience douloureuse et, par conséquent, la guérison n’est jamais retour en arrière, mais toujours une évolution, une transformation […] de la personne [2] ».

On retrouve là l’idée chère à George Canguilhem selon laquelle la maladie, comme la santé, sont des expériences existentielles diverses, des normes de vie [3].

Laurent Camiade en déduit sa définition de la guérison comme « la délivrance des contraintes, imposées par un mal physique ou une maladie psychologique, qui permet un renouvellement et une amélioration de ses conditions d’existence et de ses relations [4] ».

b) La guérison intègre l’expérience de l’autre

Cet autre se présente sous deux visages. C’est d’abord l’autre extérieur qu’est le médecin. Pour guérir, nous avons le plus souvent besoin d’une aide, d’un adjuvant, ne serait-ce que d’une oreille qui nous écoute.

De plus, la guérison suppose une puissance curative ; or, celle-ci est la nature ; mais la nature nous est à la fois intérieure et extérieure, commune aux autres êtres de la même espèce. En ce sens, on peut dire avec Laurent Camiade que « en guérissant, l’homme se découvre en relation avec plus que lui-même. […] Il fait l’expérience d’une force qui vient d’ailleurs [5] ».

c) La guérison est une expérience du Tout-Autre

Laurent Camiade va plus loin (trop loin ?) : « La puissance de guérison ne se contente pas de témoigner d’elle-même, de faire comprendre qu’il existe de telles énergies potentielles, elle renvoie à leur source, à celui qui est capable de produire de telles énergies [6] ». En effet, la nature est source de guérison ; or, elle ne s’est pas donnée à elle-même son être, sa sagesse ; donc, au nom de l’articulation des causes secondes et premières, il faut dire que la guérison est un témoignage discret à l’égard du premier Médecin. On se souvient du mot d’Ambroise Paré.

L’auteur va même plus loin (trop loin ?) : cet autre radicalement autre est une personne. Il est en effet expérimenté non seulement comme un médecin mais comme un sauveur, puisque le malade s’estime sauvé ; or, le sauveur est une personne, ne serait-ce qu’au nom de la symétrie. « La personne guérie découvre la consistance de son existence parce qu’elle perçoit, plus ou moins clairement, l’intervention d’un Autre qui l’aime, d’un Autre qui la fait être plus ou être mieux [7] ».

d) La guérison est une appropriation de son être

Nous nous trouvons probablement ici face à l’une des intuitions commandant l’ouvrage. C’est l’expérience que décrivent souvent les malades revenus d’une grave pathologie. Ils ont frôlé la mort comme on frôle un ravin : « Je vais vous aider à entreprendre le voyage le plus insolite et le plus extraordinaire que vous puissiez faire – écrit Thierry Gamelin, guéri d’un cancer à travers un itinéraire spirituel. Ce voyage vous conduira au cœur même de votre être [8] ». En effet, en guérissant, c’est son être même dont la personne fait l’expérience. La maladie nous fait parfois voisiner la mort. Or, la mort est la perte de la vie. Mais, pour un vivant, vivre, c’est être, selon le grand axiome de saint Thomas emprunté à Aristote. Voilà pourquoi la guérison est une expérience existentielle, d’existence, au sens non seulement subjectif mais objectif.

D’où le titre de l’ouvrage. « En s’astreignant à penser la vie du corps – dit Claude Bruaire –, l’existence du sujet recouvre son essence [9] ».

Mais, après avoir été reçue la guérison demande elle-même à être appropriée. Cela est vrai en particulier dans les expériences spirituelles de guérison. Laurent Camiade distingue trois temps : « la grâce de guérison proprement dite » ; la prise de conscience de la guérison ; la relecture et l’interprétation de la guérison [10]. De l’importance de la mise en récit, donc de l’identité narrative.

e) La guérison est une expérience de communication

Laurent Camiade fait appel au concept de « communication facilitée », décalquée de l’anglais Facilitated Communication (CF). Anne-Marguerite Vexiau en définit ainsi l’expérience fondatrice : « Le CF révèle une chose extraordinaire, incroyable : les ‘débiles’ sont intelligents [11] ». Sa finalité ? Aider les enfants autistes dans le quotidien, c’est-à-dire créer en eux la motivation de grandir, d’accéder à l’autonomie. Le fondement ? La certitude que « dans toute personne, au-delà du corps meurtri, du cerveau lésé, il y a une conscience intacte [12] ». Le moyen ? Aider l’enfant à s’exprimer, en tapant à la machine : un facilitateur doit avoir appris cela. Le résultat ? L’enfant autiste permet de combler le hiatus entre l’apparence trompeuse, celle de la parole parlée et l’être, en libérant une véritable parole, mais écrit [13].

J’interpréterais le facilitateur comme la personne de la douceur par excellence. En effet, la douceur est la vertu des petits pas [14]. Or, tout le travail du facilitateur consiste à s’effacer le plus possible pour laisser l’autre être, se dire. Un signe en est que l’on distingue deux niveaux de CF : le supérieur, obtenu après plusieurs années, permet à l’autiste de s’exprimer lui-même, avec ses mots, ses idées, voire ses néologismes ; l’inférieur, obtenu plus vite, n’obtient rien qui ne soit déjà dans la mémoire du facilitateur, comme si l’autiste pouvait lire dans sa pensée. En fait, c’est que le facilitateur ne s’est pas encore fait assez oublier.

f) La maladie, puis la guérison, est une expérience d’ouverture aux choses

Laurent Camiade tire une dernière leçon : « Les mots ne sont pas nécessaires pour penser », disait un homme qui a connu l’épreuve de l’aphasie totale et a découvert, à cette occasion, une communion inattendue avec les animaux familiers et les choses qui l’entourent. Il s’est alors rendu compte que l’on méprisait ces réalités parce qu’on les utilisait et les dominait : on ne les laissait pas venir jusqu’à nous nous dire leur mystère irréductible à nos mots [15].

3) Approche théologique

La guérison est bien présente dans l’Évangile, puisqu’il n’existe pas moins de 25 récits de guérison différents et cinq tableaux récapitulatifs.

a) Vision combative

La Bible, en général et Marc en particulier, ne distinguent pas clairement malade et possédé. En revanche, chez Luc le médecin, l’exorcisme est souvent présenté comme une guérison.

La vision évangélique de la maladie est obsidionale et surnaturelle : pour elle, l’être humain est assiégé par des forces mauvaises qu’il nous faut combattre tout au long de notre vie, jusqu’à ce que la mort l’emporte. La vie ressemble à une arène. En ce sens, la guérison ressemble fort à une libération.

b) Universalité de la guérison

Autre caractéristique : Jésus « guérit souvent des étrangers [16] ». Or, les guérisseurs de l’Antiquité païenne, eux, ne soignent que les hommes et les femmes de leur propre culture, de leur propre pays ; à de rares exceptions près comme Apollonios de Tyane ou Vespasien ; mais ce dernier cherche d’abord à raffermir son pouvoir [17]. C’est donc que le propre du sens chrétien de la guérison est son universalité. Plus encore, comme le propre du pouvoir est de ne pas tout donner à tous, c’est donc que le christianisme brise la tentation de pouvoir présente dans tout exercice de la médecine.

c) L’importance du médiateur, en particulier des anges

Laurent Camiade évoque l’importance, dans le processus de guérison, du médiateur en général et de l’ange en particulier. Les créatures célestes sont très présentes dans les religions non révélées, y compris dans les processus thérapeutiques. Pourquoi n’interviendraient-il pas ? Hypothèse : « Les anges peuvent influencer l’intelligence humaine pour l’aider à trouver les bons remèdes, pour découvrir les puissances que le Créateur a placées dans la nature [18] ».

d) La guérison révèle la Résurrection

En effet, les sacrements anticipent la guérison définitive. Toutefois, Laurent Camiade n’adopte-t-il pas une vision trop globale lorsqu’il affirme : « Guérir, c’est être sauvé par Dieu, sur un chemin de réconciliation [19] ». Toutefois, il revient en arrière dans les dernières pages : « La guérison telle que j’en ai parlé peut sembler très proche de la foi chrétienne, trop proche… N’ai-je pas tiré la couverture à Jésus-Christ ? N’ai-je pas confondu ‘guérison’ et ‘baptême’ [20]? »

e) Conséquences pastorales

L’expérience de la guérison est un lieu fondamental de l’échange interreligieux. C’est par exemple un terrain de dialogue avec le New Age, qui est une forme d’Évangile light et cool. Si celui-ci est singulièrement démobilisateur au plan social (l’ère du Verseau advient), en revanche, « la pertinence du New Age réside dans le fait qu’il postule la vocation de l’homme à occuper le temps de sa vie à la croissance de sa qualité d’existence. Ce principe est en harmonie avec l’espérance chrétienne [21] ».

4) Relecture à la lumière du don

Cette réinterprétation vaut surtout pour l’analyse philosophique ci-dessus. La dynamique ternaire du don se déploie en trois temps : réception (don 1), appropriation (don 2) et donation (don 3). Or, pour Georges Canguilhem, la maladie concerne le don 2 dans la relation au don 3, en l’occurrence elle est une adaptation moins grande au réel, une moins grande unité intérieure, une moins grande capacité normative : « La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme [22] ». En revanche, la guérison est une expérience existentiale qui permet de descendre dans les profondeurs du don 2, voire jusqu’au don 1 qui le fonde et de s’ouvrir à un certain don 3.

Pascal Ide

[1] Laurent Camiade, Je guéris donc je suis. Pour une théologie de la guérison, Paris, Le Sarment, 2001. Je n’indiquerai que les soulignements qui me sont propres.

[2] Ibid., p. 22.

[3] Cf. George Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, p.u.f., 1966, 21996.

[4] Laurent Camiade, Je guéris donc je suis, p. 33. Souligné en gras dans le texte.

[5] Ibid., p. 43.

[6] Ibid., p. 45.

[7] Ibid., p. 90.

[8] Thierry Gamelin, Chemin de guérison, Paris, Bayard-Centurion, 1985, p. 18.

[9] Claude Bruaire, Philosophie du corps, Paris, Seuil, 1968, p. 260.

[10] Laurent Camiade, Je guéris donc je suis, p. 175 et 176.

[11] Cf. Anne-Marguerite Vexiau, Je choisis ta main pour parler. Rendre la parole à ceux qui sont coupés du monde, coll. « Réponses », Paris, Robert Laffont, 1996. Cf. Laurent Camiade, Je guéris donc je suis, p. 50 s.

[12] Ibid., p. 292.

[13] Pour un témoignage sur l’efficacité de cette méthode, cf. « La Communication Facilitée favorise-t-elle la socialisation et la communication des personnes autistes ? », Rapport remis au Ministère de la Santé, mai 1998.

[14] Cf. Pascal Ide, « La douceur, vertu des petits pas », Sources vives. Violence et douceur, 114 (Carême 2004), p. 117-133.

[15] Cf. Michel Chartier, Rendez-moi mes mots, Isbergues, L’Ortho-Édition, 1998.

[16] Laurent Camiade, Je guéris donc je suis, p. 95.

[17] Cf. Hugues Cousin, Récits de miracles en milieux juif et païen, in Supplément au Cahier Evangile, n° 66, Paris, Le Cerf, 1988, p. 62 s et p. 51 s.

[18] Laurent Camiade, Je guéris donc je suis, p. 110. Cf. p. 105-114. Cf. Jean-Michel Maldamé, « Les anges, les puissances et la primauté du Christ », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, XCVI (1995), p. 121-134.

[19] Ibid., p. 224.

[20] Ibid., p. 220.

[21] Ibid., p. 153.

[22] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 119-120.

11.2.2023
 

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