La vocation de Saint Matthieu de Caravage ou l’entrée de l’art dans la modernité

1) Introduction

Andrea Dall’asta [1], spécialiste de l’histoire de l’art baroque à Florence, soutient que Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit en français Caravage ou le Caravage (1571-1610), est en quelque sorte le gond sur lequel pivote l’histoire de l’art. Autrement dit, le peintre italien est celui qui a fait entrer l’art pictural dans la modernité. Il a pressenti la nouveauté du monde introduite par la Renaissance et lui a fait franchir le seuil des Temps modernes.

En effet, le monde antique place l’homme au sein du cosmos. Le monde médiéval transforme la nature en création et fait de l’homme le sommet de celle-ci. Même si désormais le triangle Dieu-homme-nature est devenu une ligne hiérarchique, le projet médiéval s’inscrit dans le prolongement de la voie cosmologique ouverte par les Anciens. Quoi qu’il en soit, si l’homme est au sommet de la nature devenue création, il ne lui est pas étranger. Puis, le Quattrocento, la Renaissance vont se passionner pour le naturalisme, placer l’observation scientifique de la nature au centre ; une brève réaction se produit avec le maniérisme qui survalorise le pôle divin. Apparemment, rien n’a changé. Pourtant, avec l’activité scientifique, le regard mathématique et bientôt l’activité technique, désormais, l’homme cesse d’être l’hôte de la nature pour en devenir le maître.

C’est ici que Caravage entre en scène. Nous allons le voir : pour lui, désormais, la nature n’est plus ce milieu accueillant qui héberge l’homme ; et l’homme n’est plus l’hôte tranquille d’un cosmos fini et serein. [2]

Pour montrer concrètement la vision inédite qu’il introduit et l’influence immense qu’il va exercer sur l’art, nous allons analyser en détail un de ses tableaux les plus célèbres, sinon le plus fameux : La vocation de Saint Matthieu [3]. Je suivrai un plan historique : avant (2), pendant (3) et après le Caravage (4).

2) Avant Caravage

a) Cadre général

En fait, nous sommes en présence de trois regards sur l’art. La distinction est autant structurelle qu’historique, synchronique que diachronique :

– à partir de la nature : c’est l’attitude de la Renaissance qui insiste sur l’observation scientifique honorant la nature, œuvre de Dieu, en la décrivant ; ce qui n’empêche pas que la finalité soit la gloire de Dieu ;

– à partir de Dieu : certains courants du maniérisme, de la Maniera, qu’on qualifie parfois d’ »académiques », placent non plus la nature, mais Dieu au centre : la beauté a pour source première la mens Dei ; aussi l’artiste doit-il imiter non pas la nature, mais les Idées créatrices. L’influence néo-platonicienne est manifeste ; elle s’accompagne parfois d’une tendance anti-rationaliste, anti-scientifique. Cette tendance régentera le goût à Rome jusqu’à la première moitié du xviie siècle où elle cèdera la place à l’art baroque [4].

– Mais une troisième attitude existe : à partir de l’homme ; et c’est cette attitude qui va se développer à partir du baroque et avec le Caravage.

b) Cadre particulier : le baroque

1’) Le rôle de S. Ignace

Saint Ignace exercera une influence considérable sur l’art baroque. En effet, les Exercices soulignent fortement l’importance des images : il invite le fidèle à se représenter les scènes de la vie du Christ, etc. Plus encore, c’est tout le corps, les cinq sens qui sont convoqués dans cette construction narrative. Par ailleurs, Ignace finalise tout par sa devise Ad majorem gloriam Dei et entend ainsi répondre à la Réforme. Or, un Gian Lorenzo Bernini fut très proche de l’ordre des Jésuites. Voilà pourquoi les conseils d’Ignace seront au cœur du principe dynamique de l’art baroque en général, d’un Bernini en particulier : le langage plastique visera à susciter et développer le sentiment de la foi à partir des émotions humaines elles-mêmes engendrées par les images de Dieu ou de la beauté de l’univers. De plus, à Rome, S. Philippe Néri, qui pratiqua les Exercices spirituels, a exercé la même influence décisive que S. Charles Borromée sur la sensibilité religieuse de Caravage.

2’) L’influence de l’aristotélisme de Carracci

L’intuition fondamentale du baroque se comprend à partir de l’artiste Annibale Carracci [5]. Celui-ci est un lecteur de la Poétique d’Aristote. Le philosophe grec [6] souligne d’abord que la poésie, le théâtre agit par mimésis : ces arts imitent le réel ; ensuite que ces arts présentent une réelle valeur cognitive ; enfin qu’ils sont supérieurs à l’histoire en tant que celle-ci ne représente que les faits individuels, alors que la poésie, bien qu’utilisant des images sensibles, peut décrire des actions susceptibles de se retrouver chez chaque homme, donc douées d’universalité. Or, la peinture, comme la poésie, est un art. Pourquoi donc ne pas appliquer les catégories conceptuelles de la Poétique d’Aristote à la peinture ? Ce sera le grand œuvre de Carracci et, par-delà, de tout l’art baroque. Et cela dans l’esprit de la Réforme catholique qui caractérise cette époque et dont l’intention est la connaissance et la diffusion des vérités de foi. Dès lors, la peinture aura une fonction d’imitation, ici du monde divin ; elle présentera une authentique valeur cognitive ; enfin, ce qui est représenté n’est pas seulement telle ou telle scène d’histoire sainte, mais les universels présents dans le monde des Idées divines : en respectant la loi de la vraisemblance, l’art va montrer des réalités dépassant l’expérience sensible. Voilà pourquoi le baroque rompt avec l’idéal classique empruntant son inspiration à la mythologie, aux modèles de l’Antiquité ; il rompt aussi avec le naturalisme de la Renaissance qui ne s’intéresse qu’à la nature observée et ne cherche pas à persuader de la foi ; il rompt enfin avec le néoplatonisme qui fait l’économie de la nature pour symboliser directement le monde divin. Désormais, l’art baroque va imiter la nature qui elle-même imite Dieu.

c) Confirmation : petite histoire de la représentation de la lumière dans l’art pictural

Au Moyen Âge, la lumière est considérée du point de vue divin. Certes, il y a une grande différence entre la conception d’un Robert Grosseteste pour qui la lumière est une énergie créatrice se diffusant dans la création et s’y matérialisant en se divisant et la conception beaucoup plus physique de l’aristotélicien Thomas d’Aquin pour qui la lumière est la propriété des corps translucides. Il demeure que, pour l’Aquinate, la lumière présente aussi une signification spirituelle, pas seulement au sens analogique (la lumière des esprits, chère à Augustin), mais aussi en un sens quasi matériel : la transfiguration montre que la gloire est à l’âme ce que la lumière est au corps ; on se souvient des discussions sur les tailles des auréoles en fonction de la sainteté. L’art pictural entendra la leçon : c’est l’or qui rend compte de la lumière. Dès lors, la lumière, naturelle comme surnaturelle, sera matérialisée et symbolisée par la couleur chaude de l’or. L’or présente une valeur théophanique : il signifie l’ordre de la grâce, de la vie divine ; plus encore, la lumière assure une sorte de cohérence entre l’univers visible et invisible, mais l’unité venant d’en haut, de l’éternel, diffusant comme une lumière.

Avec Giotto et surtout la Renaissance italienne, la lumière sera surtout considérée comme un phénomène physique qui permet la perception des réalités matérielles. Donc, la lumière est un élément cosmique ; on en cherche les lois et on le traite comme une composante dans le monde de la nature dans la peinture. Par ailleurs, ainsi qu’on l’a vu, le néoplatonisme de la Maniera fera de la lumière le symbole du lumen intellectuale et donc donnera une interprétation picturale de la lumière qui sera de nature métaphysique.

Tout autre est le choix de Caravage, notamment dans son Appel de S. Matthieu.

3) La vocation de S. Matthieu de Caravage

Le cycle de la vie de l’évangéliste et Apôtre fut peint par Caravage au début de sa carrière publique, dans la chapelle Contarelli, dans l’église S. Louis des Français. Le commanditaire de l’œuvre, Matteo Contarelli (le français Matthieu Cointrel) a fixé le programme iconographique dans son contrat, en 1565. L’œuvre fut achevée par Caravage entre 1599 et 1602 [7].

a) Les problèmes

1’) Extrinsèque : le décalage entre la demande et le tableau

Il est intéressant de noter le grand décalage entre le programme, à visée nettement apologétique, et la réalisation de Caravage. Le contrat demande que la scène se passe dans un entrepôt. A l’appel du Christ passant dans la rue, Matthieu, habillé en collecteur d’impôts, se lève avec élan pour le suivre car son choix est déjà fait. Le contraste essentiel est donc entre l’espace de ténèbres et de misère humaine de l’entrepôt et l’attitude de foi de l’Apôtre qui répond à l’appel du Christ. Voici les termes du contrat : « S. Matthieu dans un entrepôt […] Notre Seigneur qui, en passant dans la rue, l’appelle à l’apostolat [8] ».

Que montre le tableau ? De prime abord, l’interprétation iconographique est claire. Soulignons trois points. D’abord, l’imitation par Pierre du geste de Jésus signifie que « l’Eglise prolonge les gestes du Christ, en se proclamant ainsi médiatrice entre Dieu et les hommes [9] ». Ensuite, les personnages habillés en costumes d’époque montrent que la scène qui se déroule vaut pour l’aujourd’hui du Caravage ; or, c’est exactement ce que requiert la sensibilité ignatienne et la réalité de la foi. Enfin, l’image est réaliste, incarnée, « humble » en quelque sorte ; or, elle représente aussi une scène évangélique où Dieu fait irruption dans nos vies ; la peinture signifie donc combien le surnaturel est proche de l’homme.

Mais, ce qui est problématique, c’est que Caravage a fait à peu près tout le contraire de ce qui a été demandé. D’abord, tout se passe dans un espace familier, simple et sobre ; le lieu est peut-être un bureau de collecteur d’impôts, il peut aussi être un tripot, à en juger par l’écritoire, la bourse sur la table. Ensuite, les quatre personnages du groupe de Matthieu, à gauche de la fenêtre, sont habillés de manière voyante, alors que les deux personnages de droite sont pieds nus et drapés à l’antique. Enfin, tout suggère la surprise : sauf un, tout le monde suspend son activité ; voire, le jeune garçon du milieu, qui est armé, semble esquisser un mouvement vaguement menaçant ; surtout, Matthieu est indécis, il doute.

2’) Intrinsèque : la lisibilité du tableau

Un premier problème est posé par cet espace : pourquoi le noir est-il la couleur dominante ? pourquoi ces ombres vigoureuses qui se détachent de ce fond sombre ?

Seconde question : où sommes-nous ? Dans un entrepôt comme le demande le contrat, ou à l’extérieur, voire dans une cour ? Plus encore : d’où viennent Pierre et le Christ ? Différentes interprétations s’affrontent qui montrent la difficulté à rendre compte de la logique de l’espace.

Enfin, le principal problème est celui posé par la lumière. D’où vient-elle ? Ce cône de lumière surgit d’en haut sur la partie droite du fond, sans qu’une origine lui soit assignée. Le clair-obscur né des alternances de lumière et d’ombre semble sans relation avec la représentation de la scène, donnant une impression de mystère dont la clé nous échappe. Par exemple, pourquoi un personnage aussi important que le Christ est-il en partie dans l’ombre [10]? On s’attend spontanément à une peinture plus lisible.

Il y aurait d’autres questions à poser, par exemple sur le doute de Matthieu, etc.

b) Les réponses

Comment comprendre les choix de Caravage ? Ses contemporains ont vu l’originalité, mais n’ont pas vu le génie ; ils ont cru à un désir sensé de non-sens, à l’expression crue de la révolte tapie au cœur de ce personnage hors du commun. Il suffisait que le romantisme s’en saisisse pour que cette explication devienne séduisante.

En réalité, avec Caravage, s’opère le virage que thématisera plus tard la philosophie : le centre de gravité de l’attention n’est plus la nature ni Dieu, mais l’homme (mais l’homme encore en situation de tension avec son Créateur et Sauveur).

1’) Présupposés d’histoire des doctrines

Pour expliquer ce choix, Dall’asta prend du recul et part de la révolution épistémologique et plus encore métaphysique opérée par Copernic. Je me permettrais d’élargir et peut-être de préciser ici ou là telle ou telle interprétation philosophique, pour mieux manifester mon propos.

Le Quattrocento puis la Maniera commencent à découvrir la lecture mathématique du réel : une première révolution est due à la perspective. Mais celle-ci suppose encore un monde unitaire, objectif, mesurable où l’homme est au cœur du cosmos. Le tableau est alors comme une « fenêtre ouverte », selon l’expression de L. B. Alberti [11], par laquelle on peut regarder le monde de l’homme.

Mais avec la découverte de l’infinité du monde, la perte du centre est irrémédiable. Dès lors, l’espace s’homogénéise, perd sa structure hiérarchique : il devient un arrière-fond neutralisé ; de plus, il peut se quantifier, se mesurer, se numériser. A ce fait, se joint l’affirmation du Cogito de Descartes. Bref, on peut envisager le monde etsi Deus non daretur (« comme si Dieu n’était pas donné », c’est-à-dire était absent). Donc, l’homme surgit seul et sa liberté prend une place, une singularité unique.

Cette révolution métaphysique sera interprétée en deux sens différents. D’un côté Annibale Carracci (et, avec lui, une bonne partie de l’art baroque) représente des espaces infinis, sans limites ni contours. Cette infinité sera alors le théâtre de l’imaginaire. L’espace devient l’occasion de fondre réalité et fiction, vérité et apparence : la vie est un songe, dira Calderon. Et c’est le triomphe de la foi catholique qui remplira cet espace immense et splendide où palpiteront les signes de l’infinie miséricorde et de la gloire céleste anticipée.

2’) L’espace selon Caravage

Mais Caravage a pris une autre option.

De manière générale, l’espace, dans un tableau, est plutôt un lieu, au sens aristotélicien : il n’est pas seulement une donnée objective mais présente toujours une valeur symbolique. Il est en effet étroitement lié à la perception de la société, du monde, de Dieu, il en dépend ; or, le propre du symbole est d’unifier ces points de vue.

L’espace infini auquel a laissé place l’espace ordonné, unitaire du monde médiéval et de la Renaissance, va devenir, chez Michelangelo Merisi, un espace inquiétant. Le peintre représente des espaces aveugles et sans profondeur : l’ombre y est indéfinie et insondable. Plus de centre rassurant : on ne sait d’où part la lumière ; on sait encore moins sur qui elle repose ; elle diffuse mais sans uniformité, se concentrant de manière inégale sur les visages, les mains, les étoffes. Un signe en est que l’attention du spectateur ne se concentre pas sur un personnage précis.

En fait, tout, notamment l’atmosphère si mystérieuse tend à montrer, que nous sommes en face d’un espace non pas extérieur, mais intérieur : « cette certitude de réalité physique semble se dissoudre dans une dialectique ombre-lumière pour révéler une dimension différente, intérieure ». De plus, en renforçant les couleurs foncées, Caravage dissout les détails pour attirer l’attention sur le seul mystère des personnages. Enfin, « les objets et les personnages apparaissent comme des émergences, des êtres en soi dans leur individualité, singularité et altérité [12] ».

Tous ces faits sont donc en faveur d’une priorité accordée aux sujets, aux libertés. On le comprendra mieux à la suite de ce qui va être dit : ici se joue la rencontre du Christ qui part à la recherche de tout homme pécheur, l’Absolu vient se manifester dans la facticité de notre quotidien ; or, toute rencontre, tout appel suppose un terrain, un espace. D’est donc que l’espace décrit par le Caravage est intime : « L’espace sacré est transposé à l’intérieur de la conscience même de l’homme face à la révélation de Dieu ». Il est un « espace de la conscience » où « chacun est appelé à une réponse personnelle [13] ».

3’) La lumière selon Caravage

On a vu ci-dessus qu’il est possible de proposer une histoire de la lumière assez parallèle à celle de la place du triangle Dieu-homme-nature. En quoi consiste l’originalité de l’emploi caravagesque de la lumière ? Comment comprendre ce flot lumineux qui semble surgir d’un monde inconnu ?

Selon Calvesi [14], la lumière symbolise la grâce du Christ qui fait passer des ténèbres du péché et de la mort éternelle à la lumière de la Rédemption. En effet, elle vient du côté du Christ et passe par la médiation de l’Eglise, représentée par Pierre. De plus, seul celui qui regarde vers Jésus est sauvé ; or, seuls les deux jeunes qui tournent leur regard vers le Christ sont vraiment éclairés, alors que le vieillard à besicles et le troisième jeune qui est penché sur l’argent qu’il compte ne sont pas illuminés.

Mais cette explication ne rend pas compte notamment de l’origine énigmatique de la lumière. Elle n’est que partiellement satisfaisante. Selon Dall’asta, cette lumière présente une caractéristique capitale : c’est son instantanéité imprévisible et inattendue ; elle semble faire irruption ; elle perce l’obscurité de l’espace [15]. Or, de même la liberté s’exerce dans l’instant. De même, toute rencontre s’effectue de manière instantanée dans la reconnaissance de la personne qui se donne. Donc, la lumière est là pour symboliser la liberté, plus encore la liberté en acte dans une décision, plus encore en acte de la décision la plus essentielle d’une vie : le choix entre le péché et la vie éternelle, entre l’égoïsme des passions (ici la cupidité) et la suite du Christ, le dilemme entre être et ne pas être. Tant il n’y a de véritable acte de liberté qu’entre ciel et terre. Donc, la lumière ne fait rien moins que synthétiser la rencontre de la liberté de l’homme et de Dieu passant dans son histoire.

Confirmation de l’interprétation est donnée par le fait qu’il semble exister un lien étroit entre Caravage et la pensée philosophique de son contemporain Giordano Bruno [16] ; or, celui-ci adopte une conception anti-aristotélicienne du temps qui est constitué d’une succession d’instants contigus, de sorte que chaque instant est hétérogène à l’autre. De même ici, il s’agit d’un kairos, c’est-à-dire d’un temps opportun, d’un événement d’une grande intensité existentielle.

Dès lors, on comprend que Matthieu soit plus habité par l’étonnement, voire le doute que par le désir : l’enjeu est tellement essentiel et dramatique. On comprend, plus encore, que le fond soit d’obscurité : car Dieu passe, gratuitement ; car la grâce est un don qui surgit sur fond de gratuité ; car l’homme doit s’arracher au péché, aux puissances de mort pour choisir la vie, dans l’instant ; car le cœur est l’inouï du « oui » de la liberté répondant au « oui » de la grâce : « Si Caravage renforce le noir, qui sépare et détache violemment les figures du fond, c’est donc pour obtenir un effet visuel avec le but de souligner une émergence et un surgissement qui naît de l’irruption d’une lumière s’inscrivant dans la durée d’un instant ». De plus, « si le fond devient noir, seul le rayon de lumière peut illuminer la forme. Mais cette forme est l’homme lui-même qui se présente sur la scène de la vie dans la vérité de sa conscience [17] ». C’est donc que le noir fait ressortir le drame de la conscience humaine confronté à la Parole de Dieu qui, entrant dans son intimité, l’appelle.

En tout cas, on comprend que la perspective de Caravage est essentiellement non pas cosmologique ou même théologique mais anthropologique – certes, d’une anthropologie théocentrée. Ici, Caravage veut représenter l’homme dans la vérité dramatique de son action qui est d’accepter ou non de reconnaître la grâce du Christ qui passe dans sa vie. Caravage n’est plus intéressé par les essences éternelles ou les possibilités futures : il considère l’homme dans la contingence de sa condition et de sa finitude.

4’) Confirmation : le geste de la main

La fresque nous présente la main du Christ qui franchit l’espace séparant les deux groupes de personnage (deux à droite et cinq à gauche), comme assurant la continuité. Quel est le sens de ce geste ? Il va confirmer le primat et l’originalité de l’intérêt anthropologique du peintre.

Comparons ce geste avec un autre geste de la main, très connu et dont on a souvent dit qu’il est l’origine de la peinture de Caravage : la création d’Adam par Michel-Ange à la chapelle Sixtine. La ressemblance est évidente, quant au signifiant (le mouvement de la main de Dieu vers l’homme) et quant au signifié (le Christ franchissant le « néant » pour appeler Lévi, comme Dieu franchit le néant pour créer). Mais la différence ne l’est pas moins. Elle tient toute dans le geste de la main de l’homme. D’un côté, dans la création, il est tout d’abandon passif, de réceptivité ; dans l’appel de Lévi, le geste est actif et nullement tourné vers Dieu, mais vers le Christ. Or, dans le premier cas, l’homme reçoit en don son être créé (et la vie divine qu’il perdra) ; sa liberté n’est en rien impliquée, car il faut bien la recevoir avant de l’exercer. Dans le second cas, c’est non plus l’être mais l’agir qui est en cause : il y va de l’acceptation – ou du refus – de la grâce, donc de la mise en jeu de la liberté. Le mouvement de la main qui pourrait être soit repli narcissique sur soi (je me garde) soit surprise de se savoir élu, traduit donc l’intervention de la liberté humaine.

Un signe parlant le confirme : la main droite du Christ est peinte perpendiculairement au motif dessiné par la fenêtre à meneaux entrecroisés, de sorte qu’elle est mise en relation avec la figure de la croix. Or, la Croix est l’acte du Christ qui nous donne le salut, qui offre la liberté la capacité de choisir la lumière contre l’obscurité, la résurrection contre la mort. Donc, là encore l’enjeu est la liberté, rédimée et perdue.

Mais on pourrait objecter que si ce tableau est tout d’intériorité, le Christ viole l’intimité humaine. Répondre qu’il ne viole que ce qu’il a créé n’est pas suffisant. En fait Dieu répond au désir le plus profond de l’homme. Un signe en est qu’au geste impérieux de la droite est comme tempéré par la douceur amoureuse de la gauche. Dall’asta souligne que

 

« si la main droite du Christ appelle Matthieu, l’autre esquisse un geste d’accueil et d’invitation. Mais cette dernière main reste dans l’ombre. Pour qu’elle se laisse éclairer par la lumière de la grâce, faut-il attendre la réponse de sequela de Matthieu [18] ? »

5’) Autre confirmation : l’entrée

Enfin, Jésus et Pierre sont pieds nus ; or, cette image symbolise l’obéissance et la fidélité du croyant à la parole de Dieu, dans la pauvreté et la simplicité [19] ; mais c’est par son obéissance que Jésus nous sauve (cf. Ph 2,8) ; c’est par notre obéissance qui, comme Pierre, nous fait fixer notre regard sur Jésus et le suivre que nous somme sauvés.

Voilà aussi pourquoi Jésus apparaît non dans le nimbe de la gloire, dans l’éblouissement d’une théophanie, mais dans l’ombre. Seule l’auréole suggère sa divinité. En effet, tout est là pour dire le travail de la liberté accueillant la grâce ; or, la discrétion de Jésus favorise sa liberté alors que l’expression de sa divinité suscite l’assentiment de la réponse. Il y a suffisamment de lumière pour que Matthieu croit et suffisamment d’ombre pour que cette foi ne soit pas contrainte.

4) Après Caravage

Dall’Asta note qu’il serait intéressant de noter l’importance jouée, dans cette évolution par les peintures hollandaises au xviie siècle : en effet, elles présentent avec Caravage, mais dans un autre contexte et avec un autre génie, le même souci de s’inscrire dans le réalisme de la vie quotidienne et de privilégier l’instant présent.

a) La postérité immédiate

Ses contemporains critiqueront et excluront Caravage pour son naturalisme représentant la nature dans sa réalité brute et parfois brutale, laide. Or, c’est au nom de l’idéal contemplé, de la transcendance que le néoplatonisme idéalisant de la Maniera (du maniérisme) exige la beauté, l’élimination des imperfections. Voilà pourquoi mais le jugement est d’abord négatif, « Caravage sera considéré comme le premier peintre ‘réaliste’ qui a su dépouiller la réalité de toute signification transcendante pour en dénoncer le caractère de violence et de souffrance [20] ».

Il faudra attendre pour que l’on comprenne en positif l’originalité géniale du Caravage. Mais le monde aura évolué et de la mise en scène de l’intériorité de l’homme face à son Dieu, la peinture ne retiendra que la vérité de l’homme face à lui-même : elle ne conservera que la représentation de l’espace intérieur. Caravage présente un intérêt pour la réalité sensible, humaine pour sa consistance propre. Or, cette consistance propre est humaine, psychologique et éthique, et s’oppose à une signification transcendante, métaphysique. En ce sens, le réalisme caravagesque est, pour la première fois, éthique, voire politique (lorsqu’il dénonce les atrocités, les aliénations). Chez Caravage, Dieu passe pour laisser l’homme répondre ; chez ses successeurs, Dieu est passé, on en a perdu la trace et l’homme reste seul à répondre à une question dont il ignore l’origine et bientôt qu’elle a un sens. Par exemple, pour le réalisme du xixe siècle (Gustave Courbet), la peinture est un « art concret » dont le but est de représenter les choses réelles, chimiquement pures de toute transcendance suprasensible, « sans idéal et sans religion [21] ».

b) L’impressionnisme, du Caravage sécularisé ?

Cela est particulièrement clair avec l’impressionnisme. Celui-ci garde du Caravage deux caractéristiques centrales : la rencontre avec le monde tel qu’il se donne à moi, donc à mes impressions, qui, d’autonome chez Caravage, devient indépendant et donc dénué de toute visée transcendante chez l’impressionniste ; l’importance de l’instant qui devient, pour l’impressionniste, le respect de chaque phénomène se donnant à voir dans sa durée transitoire et irremplaçable. Dès lors, la lumière qui, chez Caravage, est toujours la lumière de la grâce, deviendra une lumière purement physique.

5) Conclusion

L’influence du Caravage tient à sa nouvelle vision du monde et de Dieu, tranchant avec la vision médiévale et introduisant à ce qui deviendra la sécularisation du xixe siècle. C’est ce que montre en particulier la représentation et la symbolique de la lumière chez Caravage. En effet, au Moyen Age, les tableaux sont représentés sur un fond or ; or, ce fond or représente la gloire divine ; donc, toute réalité se comprend à partir de Dieu, viennent de sa gloire et s’y résorbent. Avec Caravage, désormais, le fond est noir, ténébreux ; un rayon de lumière en surgit et disparaît ; or, il symbolise la présence de la grâce ; c’est donc que désormais, si Dieu se révèle à tout homme de bonne volonté, son intervention se fait dans l’instant, laissant à l’homme la responsabilité de son histoire et le convoquant à sa liberté. Caravage représente le retournement caractéristique, le coup de force de la modernité : désormais, c’est la liberté humaine qui est au cœur des préoccupations dans un monde qui ne pointe plus vers Dieu. L’homme ne se reçoit plus de Dieu. Bientôt, il ne se donnera plus à lui. L’évidence première est celle du don 2.

Pascal Ide

[1] Andrea Dall’asta, « L’image d’un Dieu qui passe. Lecture théologique de la Vocation de S. Matthieu de Caravage », Recherches de Science Religieuse, 85 (1997) n° 3, p. 335-367. Je suis ce passionnant et riche article, me permettant de corriger telle ou telle expression ou notation philosophiques.

[2] L’on pourrait poursuivre cette évolution avec le monde moderne, notamment l’impressionnisme qui a retenu les leçons du Caravage et s’est d’ailleurs passionné pour lui ; mais si l’homme, ses impressions, la nature subjectivée par l’homme sont bien au centre, le référentiel divin, l’originale relation entre humain et divin mis en scène par le Caravage ont disparu.

[3] La bibliographie est immense. Pour une approche théologique, cf. par exemple Francesco Saracino, « Caravaggio e i pittori dell’Ispirazione », Gregorianum, 86 (2005) n° 3, p. 496-522.

[4] Cf. Anthony Blunt, La théorie des arts en Italie de 1450 à 1600, trad. Jacques Debouzy, Paris, Julliard, 1956. Cf. aussi Erwin Panosfky, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. Henri Joly, Paris, Gallimard, 1984 ; coll. « Tel » n° 146, 1989.

[5] Cf. Giulio Carlo Argan, Storia dell’arte italiana, Firenze, Sansoni Nuova Editrice, 3 vol., 1967-1968, tome 3, p. 257-271 ; Charles Dempsey, « La riforma pittorica dei Carracci », Andrea Emiliani (éd.), Nell’età del Correggio et dei Carracci, Pittura in Emilia dei secoli XVI e XVII, Catalogue de l’exposition, Bologna, Pinacoteca Nazionale, 1986, p. 237-320 ; Enrico Berti, Profilo d’Aristotele, coll. « Studium », Roma, Nuova Universale Studium, 34) 1989.

[6] Cf. Aristote, Poétique, 9, 1451 a 36-b 11.

[7] Cf. Dominique Ponnau, Caravage. Une lecture, coll. « La voie esthétique », Paris, Le Cerf, 1993, p. 130. Sur la signification théologique et politique des trois tableaux, cf. Maurizio Calvesi, Le realtà del Caravaggio, Torino, Einaudi, 1992.

[8] Cité par Andrea Dall’asta, « L’image d’un Dieu qui passe », p. 348, note 19.

[9] Andrea Dall’asta, « L’image d’un Dieu qui passe », p. 346.

[10] Cf. G. Alberto Dell’Acqua-Cinotti, Il Caravaggio e le sue grandi opere da San Luigi dei Francesi, Milano, Sizzoli, 1971.

[11] Citée par Andrea Dall’asta, « L’image d’un Dieu qui passe », p. 349.

[12] Andrea Dall’asta, « L’image d’un Dieu qui passe », p. 352.

[13] Ibid., p. 361.

[14] Cf. Maurizio Calvesi, La realtà del Caravaggio, p. 5-66.

[15] C’est pour cela qu’Henri Maldiney fait de l’instant de l’apparition/disparition d’une forme en devenir le cœur de l’espace baroque (Regard, Parole, Espace, coll. « Amers », Lausanne, Éd. l’Âge d’homme, 1973, p. 171)

[16] Cf. Giulio Carlo Argan, « Il realismo nella poetica del Caravaggio », Scritti di storia dell’Arte in onore di Lionello Venturi, Roma, De Luca, 2 vol., 1956, p. 41.

[17] Andrea Dall’asta, « L’image d’un Dieu qui passe », p. 361.

[18] Ibid., p. 362.

[19] Selon les indications de Federico Borromeo, dans De pictura sacra, 1624. Cf. Maurizio Calvesi, « Alla luce di Caravaggio », Art et dossier, Firenze, 25 (1985), p. 64.

[20] Andrea Dall’asta, « L’image d’un Dieu qui passe », p. 343.

[21] Lionello Venturi, Histoire de la critique d’art, trad. Juliette Bertrand, coll. « Images et idées », Paris, Flammarion, 1969, p. 244-245.

6.6.2019
 

Les commentaires sont fermés.