Article pour les Cahiers d’Edifa sur blessures et guérison, été 1998
Des frontières brouillées :
Aujourd’hui, les frontières entre blessures et péchés se brouillent de plus en plus. L’accompagnateur spirituel rencontre des personnes qui sont incapables de distinguer en leurs propres vies, souffrances et fautes. Et la culpabilité qui s’en mêle emmêle…
Il y a à cela des raisons historiques que l’on peut résumer par le mouvement pendulaire suivant : à des siècles de moralisme, où, par un gonflement prométhéen des capacités de la liberté, la blessure s’est résorbée dans le péché, succède un xxe siècle psychologisant, où, par le jeu des conditionnements, le péché se réduit à la culpabilité et à la blessure.
Eugen Drewermann est un témoin privilégié de cette confusion. Dans une interview, le penseur allemand estime que sa formation théologique était en décalage avec son ministère [1] : jeune prêtre, les personnes rencontrées lui « parlaient de leur maladie, de leur comportement, de leur angoisse, de tout ce à quoi ils ne comprenaient rien ; et, à juste titre, je pense, ils attendaient de moi, prêtre, une réponse adaptée à leurs problèmes. » Or, continue Drewermann, « j’avais uniquement appris à juger des formes extérieures de comportement, autrement dit à ne considérer que ce que les gens font, mais non ce qui leur arrive. » Mais « ce que les gens font », relève de leur responsabilité, dans le bien comme dans le mal. En revanche, « ce qui leur arrive », c’est l’arrière-fond inconscient, leur histoire blessée. Dès lors, le péché s’identifie au mal-être et à l’angoisse, la cause du mal à la loi par nature répressive et le salut chrétien à la guérison des âmes dont la psychanalyse, forme contemporaine du sacrement de la réconciliation, est un moyen privilégié. « Le signe que Dieu nous parle, c’est bien le fait qu’il nous ouvre des chemins nous permettant d’atteindre notre plein épanouissement. »
Drewermann pose de bonnes questions, mais il y répond mal et de plus en plus mal. Il réalise le même tour de passe-passe que la théologie de la libération, il y a vingt ans, mais ici au nom d’une théologie de la guérison. Comme celle-ci, elle opère un redoutable escamotage verbal : elle conserve les termes essentiels de la foi chrétienne (culpabilité, pardon, amour, vie) en réinterprétant du tout au tout leur contenu. D’où, « la disparition de la perspective éthique [2] » et, pire encore, de la dimension proprement théologale, surnaturelle, au profit du seul psychologique. Des trois ordres distingués par Blaise Pascal, les deux derniers, l’esprit et la charité, se résorbent dans le premier, l’ordre du corps dont la psychologie fait partie.
Il est donc urgent d’opérer un discernement entre ces deux maux intérieurs : blessure et péché. Je les comparerai sur trois points : nature, cause, effets (l’introduction les a confrontés quant au remède).
1) Comparaison quant à la nature :
De prime abord, blessure et péché se ressemblent. Ce sont des fermetures : la blessure affecte notre épanouissement humain, le péché nous clôt à l’œuvre de la grâce. On le comprend d’autant mieux que l’homme est, par nature, disposé à l’ouverture et, par l’éducation et la culture, invité à s’ouvrir de plus en plus.
Mais il y a deux sortes de fermetures : subie et voulue. Nous pâtissons nos blessures, mais nous ‘agissons’ nos péchés. Même le péché par omission n’est pas déserté par la volonté : un secret consentement l’habite. Qu’une personne licenciée abusivement, donc blessée, ne puisse plus penser à son patron sans ressentir de la colère, est subi, donc involontaire. Mais qu’elle se mette à justifier son agressivité et se répande en médisances sur son ancien employeur : cet acte voulu est péché.
Jésus fait allusion à cette différence lorsqu’il dit : « rien de ce qui pénètre du dehors dans l’homme ne peut le souiller, parce que cela ne pénètre pas dans le cœur ». En revanche, « ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille l’homme. Car c’est du dedans, du cœur des hommes que sortent les desseins pervers : débauches, vols, meurtres », etc. (Mc 7,18-23) Or, pour le sémite, le cœur est le centre de la personne, la liberté éclairée par l’intelligence. Jésus distingue donc le mal qui souille la personne de l’intérieur, car la liberté en est la source – c’est le péché – et le mal qui arrive à l’homme de l’extérieur, car l’origine n’est pas la liberté – c’est la blessure. Le péché nous engage donc beaucoup plus. Si profonde soit-elle, la blessure n’affecte pas à l’intime de nous-mêmes, c’est-à-dire en notre liberté. C’est pour cela que, selon l’enseignement du Christ, le péché est infiniment plus grave que la blessure. Déjà Platon soulignait qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Qu’il est donc étonnant que nous demandions plus à Dieu de nous guérir de la moisissure de nos blessures que de nous pardonner la lèpre du péché !
2) Comparaison quant à la cause :
C’est peut-être sur ce point que la question des relations entre péché et blessure est la plus embrouillée [3]. Distinguons péché originel et péchés actuels (les péchés que nous commettons aujourd’hui).
a) Péché originel et blessure :
Nos premiers parents, enseigne le Concile de Trente, ont été créés en état « de sainteté et de justice originelle [4] ». La sainteté, œuvre de la grâce sanctifiante, les unissait à Dieu, par « participation à la vie divine [5] » ; la justice dite originelle, les ajustait intérieurement, c’est-à-dire harmonisait parfaitement la sensibilité et l’esprit (intelligence et volonté). Et c’était la communion avec le Dieu trois fois saint qui fondait l’unité intérieure. Adam et Eve étaient donc sains parce que saints. En conséquence, ils ne pouvaient pas se blesser : leur unité intérieure les préservait de tout conflit endopsychique ; or, la blessure naît toujours d’une guerre intestine, ainsi que Freud l’a montré. Par contre, ils pouvaient pécher et, malheureusement, en ont fait la triste expérience. Que ce péché originel soit orgueil (saint Augustin) ou impatience (saint Irénée) importe peu ici. L’effet fut une double perte : la vie de la grâce et de la justice originelle. Là encore, il y a relation de cause à effet : si la vie théologale était source de l’unité intime, la perte de celle-là engendre la privation de celle-ci. Désormais, l’homme se retrouve intérieurement divisé : la sensibilité va comploter contre l’esprit et l’esprit se sentir déloger de sa primauté par la sensibilité. Or, la blessure est privation du plein épanouissement. En conséquence, chez Adam et Eve, le péché a nécessairement précédé la blessure et en est la cause obligatoire.
Qu’en est-il maintenant de la relation péché originel-blessure en chacun de nous (péché originel originé) ?
Rappelons d’abord que si le péché originel originant (c’est-à-dire en nos premiers parents) est un péché personnel et actuel, chez nous, le péché originel originé est un péché de nature et un état ; il est contracté et non pas commis. La distinction est décisive. « C’est pourquoi le péché originel est appelé ‘péché’ de façon analogique [6] ». C’est donner un sens univoque au péché originel que de parler d’une culpabilité universelle héritée depuis la première faute.
L’état de péché induit par le péché originel originé nous fragilise, en ce qu’il disjoint la fine attache du psychisme et de l’esprit (cf. He 4,12). Il est désormais très approprié de parler de blessure du péché : « Tout homme qui vient à l’existence reçoit dès lors une humanité blessée [7] ». Cela s’entend en un double sens. D’une part, le péché originel prive tout homme de cette santé psychique qu’est la justice originelle et que même la grâce baptismale ne rétablira pas ; or, la blessure est privation d’un bien qui perfectionne mon être. On pourrait qualifier d’entitative cette première blessure car elle affecte notre être. D’autre part, cette désunité intérieure va favoriser les multiples blessures de notre vie : touchant notre agir, nos opérations, elles peuvent être qualifiées d’opératives. En effet, la sensibilité n’étant plus spontanément soumise à notre liberté responsable, lui échappera tôt ou tard. D’où cet égoïsme spontané de l’enfant qui, sans l’attention vigilante des mères de famille, transforme si vite un paisible tas de sable en terrain de catch. Comprenons bien : l’enfant n’est pas pervers, mais fragile ; il n’est pas méchant, mais blessé. Autrement dit, il n’est pas unifié, il ne sait pas maîtriser ses pulsions. Jean Daujat aime raconter l’histoire de cette mère de famille entendant sa petite fille hurler : « Maman, au secours ! » Elle se précipite, s’attendant au pire et trouve son enfant… sur un tabouret, dans la cuisine, un pot de confiture à la main : « Maman, explique sa fille, j’étais trop tentée, aide-moi ».
Cette expérience de faiblesse est aussi celle de l’adulte. C’est d’elle que parle saint Paul lorsqu’il dit « je » au nom de l’humanité commune : « Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. […] Malheureux homme que je suis ! » (Rm 7, 19 et 24)
Ainsi l’homme naît blessé et cette blessure précède tout péché actuel. Dès son surgissement dans l’être, il est sujet de la blessure du péché originel (originé), blessure antérieure à tout acte, tant vertueux que pécheur, et à la grâce baptismale.
Précisons encore mieux en quoi consiste la blessure entitative du péché des origines. En aucun cas, il ne crée une perversion, une inclination au mal. Cette conception luthérienne du péché originel qui fait aussi partie de l’inconscient collectif du catholicisme, notamment par le biais du jansénisme, a déformé notre regard sur l’homme : noircissant indûment sa nature, elle en a désespéré. « Le cœur de l’homme est malade et compliqué », dit le prophète (Jr 17, 9, selon la traduction liturgique), non pas pervers. La malice n’est pas le fruit de la blessure, mais du péché actuel « qui a poussé ses racines de souffrances à mon côté, dès l’âge de raison », selon le mot de Rimbaud [8].
Chez nos premiers parents, le péché originel qui est un acte a donc nécessairement précédé et engendré la blessure intérieure. Chez nous, en revanche, la blessure entitative du péché originel précède le péché actuel.
b) Péché actuel et blessure :
Si le péché originel trouve son origine au-delà de nous, le péché actuel prend sa source en nous. Précède-t-il la blessure intérieure ou la suit-il ? Je parle maintenant de blessure opérative, psychologique, non plus de la blessure entitative du péché originel, inscrite en chacun de nous ni de la blessure du péché qui est l’effet de ce dernier. De prime abord, il semble impossible de répondre à la question en général ; chaque cas est particulier. Parfois la blessure est manifestement première par rapport à la faute et l’a favorisée : un père autoritaire a précipité la personne dans le manque de confiance en soi (blessure) qui a elle-même préparé la haine de soi et la désespérance (péchés). Parfois le péché a servi de porte d’entrée de la blessure. Dans son célèbre ouvrage sur la schizophrénie, Minkowski rapporte certains propos de malades, comme celui-ci : « On me croit philosophe, quelle erreur ! Simplement je pense par abstraction pour me débarrasser des choses. C’est très commode [9]. »
Néanmoins, sous l’infinie variété des circonstances particulières, sommeillent quelques constantes. Notamment, dans les vies personnelles, la blessure précède souvent la faute et la favorise : le péché vient se greffer sur une blessure préexistante. Je veux parler ici de blessures subies très tôt et de décisions elles-mêmes plus précoces que ce que l’on veut souvent dire. L’expérience des cheminements de guérison psychospirituelle autant qu’un certain nombre d’études psychiatriques, en Europe et surtout aux États-Unis, montrent que les blessures remontent tôt, et souvent dans le sein maternel : en effet, plus on se rapproche de la conception, plus l’enfant est vulnérable aux marques d’affection. La vie même de Freud invite à croire que l’enfant est plus précoce que lui-même ne l’affirme. Il dit qu’il est presque impossible à un enfant de 15 mois d’être jaloux. Or, jusqu’à la naissance de Julius, de 11 mois son cadet, le petit Sigmund est « seul détenteur de l’amour et du lait maternel et l’expérience lui apprit alors quelle force peut avoir, chez un enfant, la jalousie ». Or, son petit frère Julius mourut à l’âge de 8 mois, alors que Sigmund Freud avait 19 mois. Et, en 1897, Freud écrivit dans une lettre à Fliess [10] qu’il avait nourri à l’égard de son frère des sentiments de rivalité et de haine ; aussi la mort de Julius suscita en lui des sentiments de culpabilité qui ne l’abandonnèrent jamais.
Voici un exemple tiré de la petite enfance. Amicie, 28 ans, a des difficultés relationnelles, entre autres avec toute personne qui représente l’autorité. Elle pique régulièrement des crises de colère réputées autant qu’inattendues et culpabilisantes. A l’âge de 4 ans et demi, elle avait une grande admiration pour sa maîtresse. Elle aimait le grand tablier bleu clair qu’elle mettait à l’école. Un jour, l’envie lui prend de l’emporter à la maison. Pour cela, elle décide d’y mettre des crayons et de dire à la sortie : « J’ai oublié mes crayons », de rentrer dans la classe, alors qu’il n’y a plus personne et de mettre les crayons et le tablier dans son cartable. Discrètement, elle glisse les crayons dans sa poche. A ce moment, la maîtresse dit à la cantonade : « Surtout regardez bien si vous n’avez rien oublié dans vos poches ». Amicie se dit : « C’est sûr, elle m’a vue, c’est pour cela qu’elle fait la remarque ». Elle retire donc les crayons de sa poche. L’institutrice la pointe alors du doigt et l’accuse tout fort : « Ouh la voleuse ! » Et de lui faire les cornes : « Allez, tout le monde, faites les cornes à la voleuse ! » Amicie rentre alors dans une colère épouvantable contre la maîtresse qui se trouve contrainte à reculer, à monter sur une table (ce qui en dit long sur la culpabilité rétrospective de la maîtresse) où Amicie continue à la poursuivre, avant de s’écrouler en larmes dans les bras de sa maman, à la sortie.
Très émue en racontant ce souvenir, elle prend alors conscience qu’elle hurle ou qu’elle pleure dès qu’elle sent qu’on la soupçonne de malhonnêteté ou qu’on fait mine de ne pas lui accorder de confiance. Et si elle ne peut pas manifester son courroux, elle détale, elle fuit. Amicie se souvient aussi qu’elle ne cesse, depuis des années, de faire le même rêve où sa mère la poursuit en la frappant : ici, la maîtresse est devenue la mère.
Lui demandant si elle a eu conscience de la colère qu’elle avait alors manifestée, Amicie répond : « Je me rappelle parfaitement la scène. J’ai décidé d’aller jusqu’au bout de ma colère ». Depuis ce jour, Amicie a pris un pli et cette option primordiale a décidé d’un certain nombre d’autres attitudes capitales pour sa vie ultérieure.
Il ne s’agit pas de mesurer l’engagement de la volonté et donc la culpabilité objective. On sait que le curé d’Ars disait qu’un enfant de cinq ans peut pécher. Mais on ne peut nier que sur la blessure (ici, la crainte d’être rejetée par la maîtresse) est venue se fixer, très tôt, une libre décision (de colère) qui l’a surinfectée, comme la bactérie se greffe sur une invasion virale.
Un signe de la participation de la volonté est que la guérison est possible seulement si la personne elle-même opte contre ce choix et accepte de défaire ce à quoi elle a d’abord consenti. La vie de Jean est une suite presque ininterrompue d’accidents. En fait, ses accidents n’ont commencé qu’à l’âge de cinq ans. Certains diront que c’est l’âge « casse-cou ». A y regarder de plus près, c’est le moment où est née Julia, sa petite sœur. Jean se rappelle que, lorsque sa maman est rentrée de la clinique avec Julia, il s’est volontairement jeté dans l’escalier. Ce jour-là, il a fait un choix de mort. Certes, sa liberté était bien liée par le drame affectif qu’il ressentait : il a vécu la présence de Julia comme une rivalité et un rejet. Il n’empêche qu’il s’est fermé à la vie et la suite de son existence a entériné ce refus primordial.
Après tout un chemin de prise de conscience, Jean a accepté de redonner à sa sœur le droit de vivre et de respirer. Par la grâce de Dieu, en ressuscitant Julia en son cœur, en permettant qu’elle ‘envahisse’ son territoire, qu’elle prenne sa juste place, en acceptant de partager, et donc en quittant la fusion parentale, Jean a guéri. A la prise de conscience psychologique du processus qui, isolément eût été inefficace, il fallait joindre la décision de refaire ce que le péché avait défait.
3) Comparaison quant aux effets :
Il est enfin utile de distinguer blessure et péché quant à leurs conséquences. La blessure s’accompagne tôt ou tard d’un cortège de signes affectifs (angoisse, culpabilité), somatiques (tensions musculaires, troubles du transit intestinal), etc. Le péché, par nature, ne s’accompagne pas de tels signes dont la nature est spirituelle et non pas psychologique. Certes, au point de départ, la morsure de la conscience, voire l’angoisse signalent au pécheur qu’il contrevient à ce qui est bon pour l’homme (Rm 2,14-15). Malheureusement, chez le pécheur endurci, la conscience morale s’anesthésie. Au début, on se culpabilise de ne plus aller à la messe le dimanche. Puis, au bout de quelques semaines ou mois, ne ressentant plus ni tristesse, ni manque, on finit par conclure que l’on n’avait pas besoin de leur eucharistie dominicale. Marthe Robin disait craindre le pécheur s’enfermant dans le péché mortel habituel, ce qu’elle appelait « le suicide spirituel ». Et Bernanos soulignait déjà qu’il y a pire qu’une âme perverse : une âme habituée, car « sur elle, la grâce ne mouille plus ».
Par ailleurs, la personne blessée a du mal à accomplir le bien, à se donner et s’en trouve fautive. Le pécheur, quant à lui, ne fait pas le mal parce qu’il lui apparaît difficile, mais rebutant ; et il ne s’en culpabilise pas. Au contraire, il se justifie.
Ces distinctions sont générales. Elles demanderaient à être précisées, nuancées, corrigées. Mais, dans un premier temps, elles peuvent aider.
Le péché capital présente un cas particulier de discernement difficile et délicat. Les blessures miment les sept péchés capitaux avec une fidélité singulière [11]. A cause de ces similitudes, la personne blessée souvent se juge et est jugée pécheresse. « La blessure me replie sur moi. L’autre jour, Untel a dit que j’étais égoïste. C’est cela : je suis orgueilleux ». Le bien qui arrive à l’autre rappelle à la personne blessée qu’elle souffre du manque : « Ne serais-je pas jaloux ? » « Ne plus penser à ma souffrance, me remplir : cette boulimie ne serait-elle pas de la gourmandise ? » La blessure insécurise : accumuler, pour ne plus manquer : « Mais n’est-ce pas me refuser à la générosité, agir par avarice ? » La blessure isole et endurcit : « Les autres ne comprennent pas ce que je souffre et ne pensent même pas me téléphoner. Mais pourquoi suis-je aussi en colère ? Je ne l’étais pas tant auparavant. » La personne blessée mobilise toute une partie de son énergie à lutter contre sa blessure. Elle désespère, perd son ancien punch. « Tout me coûte. Qu’est-ce que je suis devenu paresseux ! » La personne blessée s’attriste, cherche des consolations et la sexualité lui offre un plaisir immédiat : « Comment sortir de cette masturbation compulsive ? Je suis devenu luxurieux ».
Pourquoi la blessure est-elle si intimement connectée aux péchés capitaux ? En première approche, on peut dire que la personne blessée qui a manqué d’amour va chercher les biens qui lui ont manqué, ou des substituts accessibles et désirables. Et les biens poursuivis par les péchés capitaux sont les consolations les plus immédiates, les plus à la portée de l’homme. J’ai bien conscience que les mécanismes sont beaucoup plus complexes. Je ne peux qu’appeler de mes vœux un travail précis, pluridisciplinaire sur cette question à mon sens… capitale.
En tout cas, le confesseur, comme le pénitent, doivent être avertis qu’en touchant les racines des péchés que sont les péchés capitaux, ils sont aussi au plus près des blessures. Dès lors, il peut être précieux d’entrelacer chemin vers la sainteté et cheminement de reconstruction.
Pascal Ide
[1] Eugen Drewermann, La Parole qui guérit, trad. Jean-Pierre Bagot, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 1991.
[2] Gérard Leclerc, Pourquoi veut-on tuer l’Eglise ?, Paris, Fayard, 1996, p. 31. Cf. de manière générale tout le chap. 1. Ce n’est pas un hasard si Drewermann est maintenant conduit vers une forme de pensée Nouvel Age. En effet, cette nébuleuse mystico-gélatineuse exerce d’abord une fonction thérapeutique : guérir et épanouir l’égo en le dilatant aux dimensions de l’univers divinisé.
[3] Cf. les développements dans Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, Ed. de l’Emmanuel, 1992, p. 121 à 146.
[4] DS 1511, repris et développé par le Catéchisme de l’Eglise Catholique, Paris, Mame/Plon, 1992, n. 375, p. 86 (texte auquel je renvoie ; de même pour l’exposé relatif au péché originel : n. 385 à 412, p. 87 à 93).
[5] Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium, chap. 1, n. 2.
[6] Catéchisme de l’Eglise Catholique, n. 404, p. 91.
[7] Les évêques de France, Catéchisme pour Adultes. L’Alliance de Dieu avec les hommes, Paris, Centurion, Le Cerf, etc., 1991, n. 122, p. 84. Cf. tout l’excellent développement simple et pédagogique, sur le péché originel, n. 117 à 123, p. 81 à 84.
[8] Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, in Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1972, p. 96.
[9] Eugène Minkowski, La schizophrénie, trad. Honoré Lesage, Paris, DDB, 1953, p. 146 et 150. Il n’est pas indifférent à la recherche médicale que, tant que le déficit massif de la schizophrénie n’est pas consommé, il y ait sens à parler de responsabilité du malade dans sa propre aliénation, qui est coupure du monde et de lui-même.
[10] Les trois références sont tirées, respectivement de : Sigmund Freud, Gesammelte Werke, XII, p. 20. Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, tome 1, La jeunesse de Freud (1856-1900), trad. Anne Berman, coll. « Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique », Paris, PUF, 1958, p. 8. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, trad. Anne Berman, « Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique », Paris, PUF, 1956, p. 194.
[11] Bon nombre d’observateurs, notamment des médecins, l’ont souligné. Par exemple : Dr. J. Laumonier, Thérapeutique des péchés capitaux, Paris, Alcan, 1922. Dr. Henri Amoroso, Les sept péchés capitaux vus par un psychiatre, Paris, Pensée moderne, 1965. Erich Fromm, Le cœur de l’homme, sa propension au bien et au mal, Paris, Payot, 1979.