Pascal Ide, « La dynamique du don », Pour l’Unité, n° 132, avril-juin 2003, p. 6-17.
Le Père Pascal Ide, de la communauté de l’Emmanuel, a participé au pèlerinage du 4 août 2002 dans le Périgord. Nous vous proposons la totalité de sa conférence sur le don de soi dans ce numéro (en 5 parties pour le site pascalide.fr). Nous avons souhaité garder son style oral.
Je vais me présenter brièvement. J’ai été neuf ans en paroisse à Paris et depuis trois ans, à la demande de mon évêque, le Cardinal Lustiger, je suis en poste à Rome où je travaille à la Curie Romaine [1]. Au sein de la Curie, il existe une Congrégation de l’éducation catholique qui serait l’équivalent du ministère de l’éducation nationale, en France, mais au niveau de l’Eglise universelle. Précisément, je suis en charge des universités catholiques de langue française qui se trouvent un peu partout dans le monde.
La querelle « altruisme-égoïsme » :
Philippe Rayet m’a demandé de vous parler d’un sujet qui est au cœur de toutes vos vies, de toutes nos vies – quand je dirai vous, n’hésitez pas à corriger, car je devrais dire nous – : le don de soi. C’est une question qui a traversé la pensée des hommes depuis bien longtemps. Aux XVIe et XVIIe siècles par exemple, il y eut une querelle fameuse dite querelle de l’amour pur. On se demandait alors : « Peut-on véritablement aimer l’autre d’un cœur pur, c’est-à-dire sans retour, sans se chercher ? » Double était la réponse. Soit affirmative : « Oui, on peut se donner totalement, mais le don de soi doit aller jusqu’à l’immolation de soi, mais alors finalement on s’immole ». Soit négative : « On ne peut aimer l’autre sans s’aimer soi-même. Au fond, quand on donne de la main droite, on reprend toujoursde la main gauche ». La première position était défendue par Fénelon, l’évêque de Cambrais et la seconde par Bossuet, l’évêque de Meaux. Elle a tellement agité la France que lorsque les esprits se sont un peu apaisées, le philosophe Leibniz a pu dire : « Enfin, on cessera de parler de cela à tous les repas ».
Aujourd’hui encore c’est une question très actuelle. Ainsi le philosophe Emmanuel Levinas (1905-1995) estime que le devoir de tout homme est d’être responsable de l’autre homme, en d’autres termes, de se donner à lui. Autrui nous convoque à une infinie responsabilité. Mais le psychanalyste Daniel Sibony répond à Lévinas qu’un tel don de soi est une perte de soi, une immolation, une disparition de soi. On peut éventuellement se partager, dit-il, mais pas se donner.
Et vous, dans nos vies, croyez-vous au don désintéressé de soi ? Avez-vous déjà posé une seule fois dans votre vie un acte d’amour vraiment pur ? Ne me répondez pas, je serai peut-être terrorisé ! C’est une vraie question. Peut-on vraiment se donner sans se chercher, ou faut-il choisir entre l’altruisme et l’égoïsme ? Nous le savons bien : il y a une manière de se donner qui est toujours une façon de se chercher. En ce domaine, nous faisons preuve d’une redoutable astuce : « Chéri, que penses-tu des Baléares pour cet été ? J’ai déjà repéré un hôtel pas cher. Je pense qu’ainsi tu pourras te reposer de cette année de travail qui fut si fatigante pour toi. » Quel sens de l’autre, pensez-vous ? Pourtant, la « chérie » n’est si convaincante que parce qu’elle veut à tout prix éviter de passer un nouvel été chez ses beaux-parents.
Ou bien, inversement, n’est-il pas juste, légitime de se donner jusqu’à s’immoler ? N’est-ce pas l’exemple que nous présentent le Christ, les Saints ? Je pense à une personne qui un jour vient me voir à l’accueil et me dit : « Mon Père, je ne comprends pas. Je suis toute donnée : je visite les malades, quand quelqu’un me téléphone, j’y passe tout le temps qu’il faut. Pourtant, je suis triste. J’ai même mal au dos. J’ai du mal à vivre et je suis même malade. – Dites-moi, je lui réponds, votre vie d’altruisme, n’en auriez-vous pas plein le dos ? » Parce que, lorsque nous ne parlons pas, le corps parle à notre place ! La maladie, c’est « le mal a dit ». J’appelle cette attitude le « syndrôme Saint-Bernard ». Apparemment, ces personnes se donnent tellement qu’on a l’impression qu’elles s’effacent, qu’elles s’oublient totalement pour l’autre. Mais s’agit-il réellement d’un don sans retour ? En fait, au bout d’un certain temps (qui peut-être très long), les Saint-Bernard vous envoient la facture, une lourde facture ! Ce sont par exemple ces parents qui se sacrifient et, au bout de vingt ans, lorsque leurs enfants sont grands, lâchent brusquement leur amertume : « C’est ainsi que tu nous payes de tout ce que nous t’avons donné. Quelle ingratitude ! » Alors je pose volontiers la question : « Mais avez-vous vraiment donné ? N’êtes-vous pas en train de demander d’être payés en retour ? » Certes, je comprends cette réaction. Mais soyons clair : une personne qui donne apparemment sans retour puis réclame sa part doit reconnaître qu’elle n’a pas vraiment donné.
Vous voyez finalement que cette question : « Est-ce que je me donne ? » est bien concrète et très importante. Elle est d’autant plus importante, mes amis, que nous avons l’immense chance, parce que nous sommes chrétiens, de savoir que le bonheur tient en un petit mot qui ne fait que trois lettres : don, ou plus précisément le don. C’est le don qui est le secret du bonheur.
Le don, mouvement à trois temps :
Je pense que la querelle « altruisme-égoïsme » est un faux débat. En effet, plus je médite sur le don, plus je crois que celui-ci n’est pas un mouvement à deux temps : est-ce que je donne, ou est-ce que je prends ? Ou est-ce que je donne et est-ce que je reçois ? Mais un mouvement à trois temps. Dès lors, la première question n’est pas qu’est-ce qui est pour moi ou qu’est-ce qui est pour l’autre, mais : où est-ce que je me ressource ? Quand je vois quelqu’un qui grelotte spirituellement de froid, qui est triste, le bon conseil n’est pas : « Donne-toi un peu plus » ou : « Pense plus à toi », mais : « Où te réchauffes-tu ? » Ainsi, le don est rythmé par trois moments : recevoir-s’approprier-se donner.
Cette idée du don comme mouvement à trois temps m’est venue progressivement. Je me souviens d’un moment décisif, en Turquie, lors d’un voyage-pèlerinage organisé par la paroisse, pour des célibataires. Nous étions près d’Ephèse. J’ai vu une espèce de montagne de sel. D’en bas, on observait une succession de vagues blanches, la colline semblait moutonner : l’impression était extraordinaire. Je me suis demandé : « Mais d’où vient le fait qu’elle soit toute blanche ? Et surtout, d’où lui vient cette forme rebondissante ? » Pour savoir, j’ai grimpé sur cette montagne, et je l’ai vue de l’autre côté, par en haut. Nous étions en plein soleil, ce ne pouvait pas être de la neige. C’était du sel. Arrivé au sommet, j’ai vu un petit filet d’eau chargé de sel qui s’écoulait vers le bas. Mais il était arrêté par les irrégularités du terrain. Alors, il s’accumulait dans des espèces de creux, jusqu’au moment où l’eau débordait, comme d’une vasque et poursuivait alors son chemin vers le bas. Mais, en passant, le sel se déposait. Ainsi, au fur et à mesure des millénaires, ce filet d’eau avait créé ces vagues successives immaculées. Entre celles-ci, il y avait des espèces de flaques où l’eau demeurait. Stagnate, elle chauffait ; à la fois chaude et chargée de sel, elle servait pour les bains de cures thermales et les personnes venaient s’y baigner à certaines époques.
En méditant sur ce spectacle extraordinaire, je fus comme illuminé ! Le don était comme une vasque : celle-ci doit recevoir de l’eau pour être constituée ; mais, une fois remplie, elle déborde et donne l’eau par surabondance ; enfin, entre les deux, la vasque existait, avec sa forme, lieu où il était bon voire curatif de se reposer. Le don de soi devait donc supposer et que j’ai reçu et que je sois rempli, que je sois moi-même. Par conséquent, le don est une dynamique et une dynamique en trois temps : en premier, il faut recevoir et je reçois de plus grand que moi, de plus haut que moi ; en un second temps, je m’approprie ce qui m’est donné, je le conserve en moi-même ; et c’est seulement en un troisième temps que je donne de manière créative.
La théologie chrétienne du don n’est pas une théologie du glanage : je donne, je reçois, je donne, je reçois, etc. Ce n’est pas non plus une espèce de vidange de soi-même. C’est une théologie de la vasque. Vous recevez, vous vous appropriez et vous donnez. Rappelez-vous la si belle parabole du semeur (v. Mc 4, 1-20). Elle est un résumé de la dynamique ternaire du don. Le semeur sort pour semer. Il y a ceux qui n’écoutent pas la parole et qui ne la reçoivent pas. Ensuite, il y a les hommes d’un instant, ceux qui ne gardent pas la parole. Un exemple, le mari qui rentre avec sa femme de la messe du dimanche : « Alors, qu’est-ce qu’il a dit le père ? – Et bien, il a parlé du péché. – Ah oui, et qu’est-ce qu’il a dit ? – Oh, il est contre ! » On entend mais on n’écoute pas. Enfin, il y a ceux qui qui écoutent et qui gardent mais qui ne mettent pas en pratique. Ce sont les trois moments du don : je reçois et je m’approprie, j’intériorise, je donne. Vous comprenez donc que la question du don de soi est triple : comment écoutez-vous, comment intériorisez-vous et comment vous donnez-vous ? On s’arrête trop souvent au troisième temps (l’amour de l’autre) ou au second (l’amour de soi), alors que c’est le premier moment le plus important.
Pascal Ide
[1] Ensemble des administrations qui constituent le Saint-Siège de Rome, le gouvernement pontifical. (Le Petit Robert)