La destruction créatrice. Un modèle pour affronter les crises au sein des mouvements et des communautés 1/2

Dans un petit livre bienvenu, Luigino Bruni [1], membre des Foccolari, analyse les crises traversées par ce qu’il appelle les organisations à mouvance idéale (OMI), en l’occurrence, les mouvements et les communautés nouvelles au sein de l’Église, à partir d’une grille nouvelle inspirée de l’entreprise et, plus généralement, des sciences de l’organisation – grille d’autant mieux venue qu’il est professeur d’économie à Rome. Il propose une grammaire de ces crises et suggère des remèdes.

1) Quelques faits

Le point de départ de Bruni est les crises que vivent les mouvements et communautés charismatiques. Plus encore, « l’histoire nous montre qu’une longue série de communautés charismatiques » a « connu le déclin et la mort » (p. 17).

Ces crises présentent trois caractéristiques. Primo, elles sont nécessaires. La question n’est donc pas de les éviter, mais de les traverser. Nous verrons plus bas en quoi consiste cette crise. Et c’est parce que la crise est nécessaire que Bruni emprunte à l’économiste Joseph A. Schumpeter l’oxymore « destruction créatrice » (p. 17).

Secundo, elles sont inaperçues, comme un « crépuscule en plein midi » : « Il est quasiment impossible de se rendre compte à temps du déclin spirituel et social des mouvements charismatiques » (p. 12). En effet, « les grandes crises s’amorcent alors que tout parle de réussite et de développement, lorsque les leaders n’ont pas la sagesse de changer au moment où personne ne le souhaite (encore) » (p. 13). Bruni note même plus loin : « La maladie commence au moment où l’OMI atteint son stade maximal de développement et de réussite » (p. 52. Tous les soulignements, ici et ailleurs, sont ceux de l’auteur). Voilà pourquoi l’intention du livre de Bruni est de « reconnaître les premières signaux faibles d’un déclin et d’agir au moment où le processus est encore réversible » (p. 17).

Tertio, elles sont involontaires. Bruni souligne « la non-intentionnalité de ces récits » (p. 15). « La non-intentionnalité est la note dominante de notre discours. Afin d’éviter de trop insister sur les fautes ou les responsabilités des personnes, il convient de ne pas oublier qu’en règle générale, elles sont subjectivement infimes, voire nulles » (note 17, p. 147).

2) Quelques mécanismes

Nous nous permettons d’autant plus d’introduire un ordre différent que celui suivi par le livre qu’il n’a pas été conçu de manière unifiée, mais est composé de chapitres provenant de quatre ouvrages italiens publiés entre 2016 et 2020 [2].

a) Le trop plein de structure

Il me semble que le diagnostic de fond posé par Bruni est que les OMI sont malades de leur trop plein de structure (ou organisation) – non pas de leur structure, mais de son excès. D’un mot, « l’accent, mis d’abord sur le charisme, se porte désormais vers l’œuvre ». Au départ, le « mouvement [est] né avec pour idéal de contribuer à l’évangélisation du monde ». Mais il « finit par investir toutes ses forces pour maintenir debout sa structure », notamment lorsque « le cours de l’existence de ses fondateurs s’achève » (p. 15).

Ajoutons que les collectivités qui concèdent trop à l’organisation ont le plus souvent une structure hiérarchique, descendante et contrôlante. « Toutes les communautés immunitaires sont foncièrement hiérarchiques » (p. 23).

Il est significatif que le sommet de dysfonctionnement de l’humanité, juste après le déluge, après la chute est contemporain du sommet de structuration : la tour de Babel. Celle-ci n’a-t-elle pas la structure pyramidale d’une ziggourat ? « Au lieu de suivre le commandement de Dieu et de se disperser sur la surface de la terre, l’humanité sauvée par Noé préfère s’arrêter et se construire une forteresse, avec une seule langue, sans aucune diversité » (p. 149).

En revanche, les OMI vivantes sont beaucoup plus horizontales et communionnelles : les biens circulent dans les deux sens.

Il ne s’agit pas de nier l’importance de l’organisation, mais de ne jamais s’identifier avec elle : « La vitalité prophétique d’un mouvement charismatique consiste en ce qu’il engendre de nombreuses OMI, sans devenir lui-même une grande OMI » (p. 143).

b) Le refus de la vulnérabilité et la société immunitaire

Selon une idée qui lui est chère et qu’il a développée longuement ailleurs [3], Luigino Bruni affirme qu’une OMI saine se caractérise par l’accueil de la vulnérabilité. Il ne définit pas son essence, qui semble s’identifier à la fragilité, mais son sujet qui est à la fois l’autre et la relation ou la rencontre : « La vie naît des relations qui se risquent à la blessure de la rencontre » (p. 20).

Quoi qu’il en soit, notre société en général et les grandes entreprises mondialisées en particulier non seulement refusent la vulnérabilité des relations, mais la refoulent : « Montrer ses blessures et sa fragilité sur le lieu de travail passe pour de l’incompétence, un manque d’efficience et devient un motif de blâme » (p. 22). Or, l’un des moyens de nier cette vulnérabilité est de mettre en avant l’immunité. C’est ce qu’atteste l’étymologie. Le terme communauté, du latin communitas, est construit sur le préfixe cum, « avec », et la racine munus, « devoir », « office », « charge », « fonction », mais aussi « service », « don » ; il signifie donc échange de biens, de services, de dons. Tout à l’inverse, immunitas associe le préfixe négatif in, « non », et la même racine munus, donc signale le refus de la réciprocité et de la circulation des biens. Ainsi le pire ennemi de la communitas est-il l’immunitas. Passant de l’étymologie au sens actuel, l’immunité désigne le système par lequel le vivant se défend d’autres vivants considérés comme dangereux et les écarte activement. Elle se traduit au minimum par l’écart et l’intouchabilité et au maximum par l’exclusion et la mise à mort. Ce faisant, la communauté en régime immune se refuse donc au mélange, donc à la rencontre, donc à la vulnérabilité.

c) La confusion entre l’idéal et l’œuvre

Nous avons vu que la maladie, la crise principale des OMI est la distance entre l’idéal et la réalité qui s’incarne dans des pratiques et des œuvres : actions, rites, règles collectives. Or, le hiatus est insupportable ; de plus, irréalisé (mais non pas irréalisable), l’idéal n’est pas visible ; surtout, « les fondateurs et membres des communautés […] croient que sans cette modélisation de ces idéaux [c’est-à-dire cette identification entre le concret et l’idéal], leur communauté n’a pas d’avenir ». Donc, la communauté court le risque d’oublier l’excès de l’idéal sur la réalité, et donc de confondre celui-ci avec celle-là : « trop de communautés » et d’OMI « se présentent comme l’incarnation parfaite des idéaux qui les inspirent […]. Tout le monde se persuade, en toute bonne foi, que les règles, les règlements et les pratiques sont la copie conforme de l’idéal » (p. 119).

Un signe de cette dégénérescence est que la vie communautaire « se transforme progressivement en un répertoire de bonnes pratiques et de règles à suivre pour être ‘fidèles’ » (p. 120). Un autre effet de cette perte de « l’excédent » de l’idéal, donc de Dieu, est la « grave crise » vécue par « beaucoup de membres » : « ils s’aperçoivent que, même entourés de pratiques et de paroles exprimant seulement et sans cesse spiritualité et idéalité, ils ne savent plus ce que signifient vraiment la vie intérieure et la spiritualité » (p. 121).

Le remède est de se mettre à l’écoute de la Bible. Celle-ci distingue clairement les livres historiques et les livres prophétiques. Or, les premiers énoncent clairement l’idéal de la Loi, son institution, alors que les seconds montrent son application peineuse et souvent transgressive par le peuple, et les constants rappels à l’ordre des prophètes.

d) L’idéologie

« L’idéologie est la névrose de l’idéal » (p. 83). Bruni l’illustre par le conte fameux des Habits neufs de l’empereur – relu à partir de la version de Don Juan Manuel, Le comte Lucanor (chap. 9). Il montre l’essence de l’idéologie : le mensonge qui consiste à affirmer ce que l’on veut croire et non pas ce que l’on voit ; l’illusion partagée et entretenue par tous. L’idéologie naît lorsque au moins deux personnes « se mettent à croire ensemble à la même illusion et à affirmer qu’elles y croient » (p. 87). Les expériences de Salomon Asch l’ont montré.

Le récit en décrit aussi différentes causes : les faux prophètes qui séduisent le chef ; les serviteurs qui craignent d’être punis pour la liberté de leur regard ; les gouverneurs et les ministres qui se taisent par peur et par intérêt ; le chef qui s’est entouré de personnes qui ne l’ont pas protégé des faux prophètes ; « enfin, les très rares personnes qui continuent d’être conscientes du bluff de l’idéologie », mais « qui tirent le plus grand avantage de cette mise en scène collective » (p. 89).

Il en manifeste certains mécanismes : les responsables d’une communauté sont plus manipulables lorsqu’elle est en crise ; la lâcheté des membres qui savent et ne disent pas (tel est le cas, dans le conte, des serviteurs qui n’osent pas contredire les couturiers) ; la mise en place de l’idéologie lors du premier contact où les deux personnes s’autoconvainquant mutuellement ; son auto-entretien : « une fois enclenchée, elle [l’idéologie] s’autoalimente » (p. 89).

Enfin, heureusement, le conte offre un remède : le courage de la vérité. Ajoutons que celle-ci provient souvent des périphéries et des petits que l’on pourrait avoir tendance à mépriser. Truman ne sort de son show que lorsqu’il consent à faire passer l’amour de la vérité au-dessus de celui de sa propre vie.

e) Le parasitage des récits fondateurs

L’un des principaux capitaux constituant le patrimoine des communautés et des mouvements est narratif : c’est le récit des événements fondateurs, c’est-à-dire du miracle de l’origine. Un signe en est que eux qui écoutent cette « nouvelle Bonne Nouvelle » transmise par les témoins sont touchés et transformés. « Cette ressource est précieuse face aux premières difficultés » : « le fait d’échanger sur les grands épisodes d’hier nous donne le courage de continuer à espérer, à croire et à aimer aujourd’hui » (p. 76).

Or, « tout ce qui ne se régénère pas dégénère » (Edgar Morin, cité p. 78). Il est donc nécessaire que les récits des origines s’accompagnent des récits des deuxième et troisième générations ; il est aussi obligé que le vocabulaire et les défis se déplacent. Inversement, il arrive que le capital narratif vieillisse sans être renouvelé, qu’au « don narratif des pères » ne s’ajoute pas « le don des enfants » (p. 79). Alors apparaît ce que Bruni appelle le « syndrome parasitaire » (p. 77). Et toujours avec les mêmes caractéristiques : cette répétition mortifère opère au sein même de cette richesse (le crépuscule en plein midi), de manière inconsciente et involontaire (non intentionnelle). La conséquence en est que le récit fondateur « ne fait plus rêver personne » (p. 82).

Une autre pathologie, en quelque sorte opposée, « consiste à ajouter de nouvelles histoires plus faciles à comprendre ». Mais elles ne sont pas inspirées par l’ADN de l’histoire originelle et remplacent purement et simplement « le capital narratif originel » (p. 80). La conséquence en est que les personnes attirées ne peuvent donc plus être les mêmes : ce nouveau récit « ne choisit plus des vocations, mais de simples sympathisants » (p. 81).

Autant la première maladie est l’excès (parménidien) de continuité, autant la seconde est l’excès (héraclitéen) de rupture. Dans les deux cas, le capital narratif originel dépérit.

Bien évidemment, le remède consiste à conjuguer « le neuf et l’ancien », comme le scribe de l’Évangile.

f) Le refus de la nouvelle nouveauté

Une communauté se fonde au nom de la nouveauté d’un charisme. Mais, une fois fondée, cette nouveauté se traduit. Luigino Bruni le dit en termes forts :

 

« C’est une loi fondamentale du mouvement de l’histoire : la créativité à l’origine d’organisations et de communautés se met à produire en leur sein des anticorps contre les nouvelles créativités et innovations pourtant nécessaires à leur survie. Il s’agit d’une grave maladie auto-immune qui frappe nombre d’entre elles, et plus particulièrement les organisations et communautés charismatiques » (p. 44).

 

Le mécanisme est le suivant. Certains membres ont peur que se perde l’identité inédite du charisme. Or, nécessairement, la vie va de l’avant, apportant ses nouveautés. Donc, les « gardiens du temple » se raidissent et demandent d’imiter ce qui se faisait. Or, la véritable imitation concerne l’esprit et non la lettre, « le noyau immuable de l’inspiration originelle » et non « la forme d’organisation historique » (p. 44). Donc, on se met à entretenir la forme extérieure, au lieu d’imiter la vitalité intérieure du fondateur. Autrement dit, « protéger et sauver le charisme finit par bloquer toute tentative de réforme : au nom de la pureté du charisme, on le condamne à demeurer stérile » (p. 155 et 156).

Il s’en suit différentes conséquences qui sont autant de symptômes d’un grand corps malade : alors que, « lors de la période de fondation, […] les OMI attirent d’excellentes personnes, porteuses de talents et de ‘charismes’ en synergie avec celui du fondateur » (p. 46), après un certain temps, elles sont atteintes d’« une incapacité générale à attirer de nouvelles personnes créatives » (p. 44) ; les dirigeants « n’emploient les membres les plus innovateurs que pour des fonctions d’exécution, où leurs talents ne peuvent s’épanouir » (p. 45).

Inversement « saint François vit encore après plusieurs siècles parce que son charisme a engendré des centaines, voire des milliers de nouvelles communautés franciscaines, toutes semblables et différentes à la fois » (p. 45).

Luigino Bruni propose un moyen concret pour conjurer le misonéisme des communautés immunitaires : « En règle générale, il n’est pas bon de laisser ceux qui s’en vont nommer ceux qui restent ; hormis la toute première génération, où la désignation du successeur peut faire partie du charisme du fondateur, par la suite, c’est aux assemblées et aux chapitres généraux qu’il incombe d’élire leurs dirigeants » (note 13, p. 142).

Il offre aussi un critère pour choisir le réformateur : « Le premier critère permettant de reconnaître un vrai réformateur est qu’il ne se présente pas à la communauté comme tel » (p. 156).

g) La distance entre les membres

Les groupes dysfonctionnants introduisent de la distance : avant tout entre le sommet et la périphérie, mais aussi entre membres différents. Un signe est révélateur : le toucher devient suspect. « Dans toutes les sociétés de castes immunitaires, il est formellement interdit de toucher les personnes différentes » (p. 23). Il en est de même dans les entreprises : « Les membres des rangs ‘inférieurs’ ne peuvent être touchés par les supérieurs qu’au moyen d’instruments et de techniques, et non pas directement. Dans les grandes entreprises, on se mélange de moins en moins, même lorsque l’on travaille en open space, où les salariés restent strictement séparés par leur pouvoir et leur salaire » (p. 25). Voilà pourquoi la première distinction au sein de ce type de société est celle du pur et de l’impur. Or, en ne touchant plus, la tête « perd le contact avec le corps », « atrophie » ses « sentiments humains » (p. 97).

Cette mise à distance vaut particulièrement pour les fondateurs : « Passée la première phase de fraternité et horizontalité, très vite une distance s’instaure entre les fondateurs et les autres membres, puis s’accroît […]. Il devient de plus en plus difficile de rencontrer tout simplement les fondateurs parmi les membres de la communauté » (p. 92). Certes, on parle beaucoup de fraternité ; mais « nous sommes dans l’idéologie de la fraternité sans faire l’expérience de la fraternité » (p. 93). Certes aussi, le fondateur est éloigné « pour le protéger » (p. 94), afin qu’il ne se fasse pas manger. Certes enfin, c’est la communauté elle-même qui éloigne le chef, le rend intouchable comme « Pierre qui ne veut pas se laisser laver les pieds par Jésus » (p. 96). L’on sait combien l’une des causes et l’un des sens profonds de la crise des « Gilets jaunes » – qui n’est pas seulement sociale, mais politique – sont l’éloignement entre le centre et la périphérie (« ceusse qui sont à Paris », dit-on dans mon village du Lot-et-Garonne…).

Or, René Girard nous a appris que, contrairement à une illusion récurrente, le même, l’identitaire suscite de la mimésis qui fait le lit de la violence mimétique.

h) Le refus de la diversité

Plus le groupe introduit de la distance, ainsi que nous venons de le dire, plus il cloisonne. Or, le cloisonnement interdit de fréquenter des personnes vraiment autres.

La conséquence en est la perte de la fécondité. En effet, « seule la biodiversité est générative » (p. 23), c’est-à-dire créative. Voilà pourquoi, le capitalisme traverse « une profonde crise » : les « élites appauvries par leur immunité […] n’ont pas été fécondées par la bonne vulnérabilité des relations pleinement humaines » (p. 25).

Inversement, à leur naissance, au xiiie siècle, les ordres mendiants ont décloisonné, rapproché des classes sociales que la société féodale rendait étanches. Les couvents de franciscains et de dominicains accueillaient des personnes de régions différentes, des riches et des pauvres, des banquiers et des mystiques, des artisans et des artistes, des manuels et des intellectuels.

Or, « seuls des membres créatifs et innovants savent amener ces réalités [les richesses des communautés] à survivre au fondateur » (p. 43). Les OMI doivent donc veiller sur ces personnes inventives comme sur la prunelle de leurs yeux, au lieu de d’abord les surveiller et seulement choyer les membres légitimistes et loyalistes – ce que « les ouvrages économiques qualifient de ‘confomistes’ : des personnes heureuses de s’aligner sur les goûts, les valeurs et la culture dominante du groupe » (p. 48).

i) La distance entre jeunes et anciens

Une famille vivante est celle où les différentes générations cohabitent : « la joie et la promesse d’avenir des jeunes peut guérir la tristesse et la nostalgie du passé, qui sont naturelles chez les personnes âgées » (p. 135). Soulignant davantage le vieillissement des communautés, Bruni ne parle pas de l’apport des anciens, à savoir la transmission de l’héritage.

Quoi qu’il en soit, une communauté qui vieillit a un besoin vital d’être composée aussi de jeunes, ne serait-ce que pour attirer les jeunes. Il faut toutefois une condition : « que les jeunes voient dans les anciens des personnes intéressées par l’avenir, donc non nostalgiques » (p. 135). Résultat : « Une communauté mourante peut ressusciter dès lors qu’elle compte au moins une personne plus jeune pour prophétiser à l’intérieur d’un espace habité par les rêves de vie des anciens » (p. 136).

j) La perte de confiance dans les personnes

Derrière le développement des mesures incitatives, du contrôle et des motivations extrinsèques se trouve toute une vision de l’homme : « Les dirigeants […] pensent plus ou moins consciemment que le travailleur est en général un opportuniste et qu’il faut donc le contrôler » (p. 40). La société immunitaire n’a donc au fond pas confiance dans les personnes.

Tout à l’opposé, « les êtres humains sont bien […] plus complexes, plus riches et plus miséricordieux que les institutions et les entreprises ne le croient. Ils sont parfois pires, très souvent meilleurs » (p. 41).

j) L’absorption de la personne par la communauté

La personne est toujours plus riche qu’une communauté, quelle qu’elle soit. Bruni l’explique de manière originale non pas par le mystère de la personne, mais par sa mission : « Le ‘rôle’ que nous devons jouer dans le monde est toujours excédentaire par rapport à la mission de notre organisation ou communauté, qui reste plus petite, aussi et grande et extraordinaire soit-elle » (p. 109). En effet, « un franciscain vient au monde pour rendre la famille humaine meilleure, et pas seulement la famille franciscaine » (p. 111).

Or, il arrive qu’une OMI mesure la personne à elle : « la communauté qui génère et entretient une vocation cherche à en devenir le seul maître, en taillant les branches qui dépassent des haies domestiques » ; alors, « les personnes finissent par être consumées par leur propre communauté » (p. 110). Bruni ose alors parler de « relations incestueuses » (Ibid.).

Le remède est « la possibilité concrète de sortir » (p. 111). Cela est vrai pour les enfants qui doivent quitter leurs parents pour devenir parents. Mais cela est aussi vrai pour les communautés, mais ici pour une raison qui relève de la crise : le « désalignement » (p. 106), que, malheureusement, notre auteur ne définit pas. Bien évidemment, cette possibilité de la sortie s’accompagne de celle du retour. C’est ce que montre l’exemple de Jonas. Il fuit, donc sort, prend conscience qu’il fait souffrir les autres, et alors revient dans sa mission (cf. Jon 1). C’est aussi ce que montre l’exemple, tout différent, de Joseph le patriarche. « On quitte la maison en fils de la communauté pour y revenir en père et mère » (p. 115).

k) L’effacement de la motivation intrinsèque

Ce point est développé dans une autre étude. L’homme est mû par deux sortes de motivations : intrinsèques, c’est-à-dire venant du travail lui-même, de l’activité (par exemple, le don) et de son fruit (l’œuvre) ; extrinsèque, c’est-à-dire provenant d’une source extérieure au travail, comme l’argent ou la reconnaissance. L’on retrouve en partie derrière cette distinction celle de la norme personnaliste et de la norme utilitariste. Or, « les motivations intrinsèques sont les plus puissantes » (p. 29).

Or, dans notre société libérale, la motivation principale est celle de l’intérêt personnel, le calcul des coûts et des bénéfices. Donc, « l’une des tendances les plus marquées de l’humanisme immunitaire du capitalisme contemporain réside dans le besoin de contrôler, de canaliser et d’imposer des normes aux motivations les plus profondes de l’être humain » (p. 28). De plus, ce que l’on appelle les « mesures incitatives » (cf. chap. 3) des techniques managériales favorisent cet extrinsécisme.

Inversement, les personnes à motivation intrinsèque sont les vraies ressources d’une communauté en temps de crise ou de conflit. En effet, elles sont peu sensibles au pseudo-charme de l’avancement, de la reconnaissance ; en revanche, « elles sont infiniment sensibles aux dimensions idéales de l’organisation qu’elles ont fondée ou au sein de laquelle elles travaillent » (p. 31). Par conséquent, « elles sont prêtes à donner énormément » (p. 32). De plus, elles sont « loyales » au sens d’Albert Hirschman : elles sont suffisamment vraies pour contester l’institution et suffisamment droites pour ne pas la quitter. Par conséquent, elles possèdent « une grande résilience » (p. 33) en cas de crise.

m) L’éloignement de l’extérieur

Les problèmes nés du trop plein de structures ne concernent pas seulement les relations ad intra (les relations internes à la communauté), mais rejaillissent sur ses relations ad extra (les relations avec le monde extérieur) :

 

« À mesure que le mouvement se développe, l’exigence de renforcement des structures éloigne les personnes les plus créatives des périphéries, qui perdent ainsi le contact avec les personnes et les dynamiques de leur temps, car elles se concentrent de plus en plus à l’intérieur de l’organisation. C’est ainsi que, face à la demande de changement et au déclin, le gouvernement et les structures continuent de se centrer sur l’intérieur, créant de nouvelles commissions et de nouvelles charges ; autrement dit, ils continuent de se soucier des structures » (p. 145).

 

Bien évidemment, comme dans le tout premier signe, dont ce dernier n’est qu’un autre avatar, le remède consiste à « travaille[r] ardemment à alléger les structures de façon à libérer les énergies et redonner aux membres du souffle et du temps, sans même se rendre compte que, dans leur grande majorité, ces personnes ne sont plus en mesure d’annoncer vraiment le message et d’attirer de nouvelles vocations » (p. 145).

n) Résumé

Bruni observe en passant que la communauté invulnérable est « entièrement construite sur le registre masculin » (p. 22) ; et ce qui est vrai de l’immunité peut s’étendre à tous les autres traits de l’OMI malade. Ainsi, pour lui, la symbolique prédominante dans les sociétés en crise est masculine.

On pourrait résumer de manière synoptique les symptômes des communautés en crise, comparant avec une communauté saine :

 

 

Communauté saine

Communauté en crise (voire malade)

Structure ou organisation

A le moins possible de structure, ne se confond pas avec ses œuvres

A un excédent de structure, accorde le primat aux œuvres

Est vivifiée par le charisme fondateur

Est coupée du charisme fondateur

Est horizontale, ascendante

Est pyramidale, descendante

Privilégie la décentralisation et la délégation

Privilégie la centralisation et décourage la délégation

Retarde l’institutionnalisation

Accélère l’institutionnalisation

Vulnérabilité

Est intégrée

Est niée et cachée

Processus défensifs

Prédominance de la communauté (com-munitas)

Prédominance de l’immunité (im-munitas)

Idéal

Garde la distance avec les actions, normes, rites

S’identifie avec ses actions, normes, rites

Nomme courageusement la distance avec l’idéal

Est dans l’idéologie mensongère confondant idéal et réalité

Le récit fondateur

Est accompagné du récit des nouvelles générations

Est un récit isolé, répété, non renouvelé

Est au contraire un nouveau récit déconnecté du récit fondateur

Nouveauté

Multiplie les nouveautés en lien avec le charisme fondateur

Craint la nouveauté, cherche d’abord à préserver le charisme

Relation entre les personnes

Prédominance et éloge de la diversité

Prédominance et éloge de l’uniformité

Favorise la proximité, y compris du fondateur, permet de le toucher

Éloigne le fondateur, les responsables qui deviennent intouchables

Favorise la biodiversité

Uniformise

Jeunes et anciens se vivifient

Du fait du vieillissement, les jeunes disparaissent

Les responsables ont confiance dans les membres

Les responsables se méfient des membres

Motivation des membres

Le membre agit par motivation intrinsèque

Le membre agit par motivation extrinsèque

Relation à l’extérieur

L’énergie est dirigée vers les périphéries

L’énergie est dirigée vers le centre

Pascal Ide

[1] Luigino Bruni, La destruction créatrice. Affronter les crises au sein des mouvements et des communautés, trad. Claire Perfumo, Paris, Nouvelle Cité, 2021. La traduction est parfois trop littérale, jusqu’à en être incompréhensible. Par exemple : « par toutes ses vertus » au lieu de « de toutes ses forces » (p. 95).

[2] Ceux-ci, tous publiés à Roma, Città Nuova, la maison éditrice des Foccolari, sont cités p. 6 : La distruzione creatrice (2016) ; Elogio dell’autosovversione (2017) ; Il capitale narrativo (2018) ; I colori del cigno (2020).

[3] Cf. Luigino Bruni, La blessure de la rencontre. L’économie au risque de la relation, trad. Claire Perfumo, Paris, Nouvelle Cité, 2014.

7.8.2021
 

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