La chair, visibilité du cœur. L’exemple de saint Irénée

L’intérêt de Hans Urs von Balthasar pour saint Irénée tient à ce que, selon lui, le théologien de l’Adversus Haereses montre que Dieu se donne à travers la figure finie du sensible. Or, tout au contraire, l’école platonicienne estime que « le monde divin serait purement spirituel, donc ne pourrait s’exprimer en images sensibles que d’une manière inadéquate et, pour nous hommes, trompeuse [1] ». Donc, la théologie irénéenne controuve le postulat platonicien. Or, la théologie des Pères, « en réaction contre le montanisme », « surtout depuis Augustin, frappe d’une suspicion foncière tout ce qui est sensible et imaginaire dans les expériences mystiques [2] ». Et, toujours selon Balthasar, cette influence fut très durable : « il faudra attendre Claudel pour que surgisse de nouveau, dans le christianisme, un semblable langage », à savoir selon lequel « l’homme spirituel l’expérience existentielle est proche de la terre et de la sensibilité [3] ». Donc, Irénée permet de nous guérir de cette « décision », de cette « fatale option préalable » prise par tout un courant patristique. Voilà pourquoi le théologien suisse accorde une place unique à l’évêque de Lyon : « Par son eschatologie, Irénée forme un important contrepoids aux eschatologies chrétiennes platonisantes, qui fuient le monde et ne prennent pas au sérieux la résurrection de la chair [4] ». De manière générale, pour le théologien suisse,

 

« si la résurrection de la chair n’existait pas, la gnose aurait raison, de même que toute forme d’idéalisme jusqu’à Shopenhauer et Hegel, d’après lequel le fini doit réellement finir pour devenir spirituel et infini. Mais la résurrection de la chair donne raison aux poètes en un sens définitif : le schéma esthétique qui nous fait posséder l’infini dans la figure finie […] est le juste (ist das rechte). C’est pourquoi il faut choisir entre mythe et révélation [5] ».

 

Pour établir sa thèse, Balthasar réunit les thèmes dispersés dans l’œuvre d’Irénée relatifs à la « chair [6] ». Ne relevons qu’un point. « C’est de ces deux choses qu’est fait l’homme vivant (vivens homo) : vivant (vivens) grâce à la participation de l’Esprit, homme (homo) par la substance de la chair [7] ». Mais comment l’homme fini peut-il se rapporter à l’infinité de Dieu ? Est-il possible de trouver une mesure commune ? Le théologien-martyr la donne lui-même, celle de l’amour. Et il l’établit à partir d’une distinction suggestive : « on ne peut connaître Dieu selon sa grandeur, car il est impossible de mesurer le Père, mais on peut le connaître selon son amour [8] ».

 

Ce que saint Irénée montre en plein, la gnose (de Valentin, des docètes) est à la fois anticosmique (le monde matériel, visible est mauvais), antihistorique (le temps, la cosmogonie est une dégradation progressive) et anticharnelle (le corps est incapable de salut, certes au sens actif, mais aussi au sens passif, c’est-à-dire de recevoir la rédemption).

Une critique essentielle d’Irénée à l’égard de la gnose est sa transgression de la mesure (mensura, to metron), sa démesure, face à l’infinité de Dieu : « Garde donc le rang qui convient à ta science et ne prétends pas, dans ton ignorance des biens, dépasser Dieu lui-même, car il est indépassable […]. Ne va pas comme si tu l’avais mesuré tout entier […] : tu ne découvriras rien [9] ».

 

Relevons pour finir que, pour Balthasar, la chair, le sensible ne dit l’invisible qu’est Dieu, qu’à travers l’exinanition, l’humiliation, la kénose de la chair. Autrement dit, c’est par la mort des sens, ceux-ci laissent Dieu être ce qu’il est. Serait-il possible de développer une théologie de la chair qui la valorise positivement ?

Pascal Ide

[1] Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. I. Apparition, trad. Robert Givord, coll. « Théologie » n° 61, Paris, Aubier, 1965 [désormais GC I], p. 352.

[2] Ibid., p. 348.

[3] Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. II. Styles. 1. D’Irénée à Dante, trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, coll. « Théologie » n° 74, Paris, Aubier, 1968 [désormais GC II.1], p. 71.

[4] Ibid., p. 84.

[5] GC I, p. 130.

[6] GC II.1, p. 55-62.

[7] Ibid., L. V, 9, 2.

[8] S. Irénée de Lyon, Adversus Haereses, L. IV, 20, 1.

[9] Ibid., L. II, 25, 4.

8.11.2024
 

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