Est-il permis de transgresser le huitième commandement : « Tu ne mentiras pas » ? Nous ne parlons pas ici du cas délicat du mensonge à un nazi nous demandant si nous cachons chez nous des Juifs (et c’est le cas), mais du cas plus personnel et moins honorable où mentir nous permet d’éviter un dommage plus grand, voire de sauver notre vie. Plutôt que de parler en général, prenons l’exemple du docteur Augoyard développé par le moraliste fribourgeois Servais Pinckaers [1] :
« Ceux qui ont vu le film du procès de Kaboul montrant le Dr Augoyard en train d’avouer qu’il a fait de l’espionnage pour les puissances capitalistes, n’ont pu échapper à une question secrète. Ce médecin français venu apporter généreusement l’aide de ses soins à la population afghane dans les régions occupées par la rébellion, pouvait-il vraiment accepter de faire des ‘aveux’ évidemment faux, préfabriqués et imposés ? L’explication venait spontanément à l’esprit et elle s’est vérifiée rapidement : les ‘aveux’ étaient le prix de la libération. Le cas n’en pose pas moins un problème fondamental qu’il faut avoir le courage d’aborder, car il engage des valeurs fondamentales. Le Dr Augoyard l’a bien senti : ‘Un jour on m’a dit que j’allais être jugé, mais que ma condamnation ne serait que théorique pourvu que j’accepte de dénigrer les rebelles publiquement. J’ai accepté. Cela n’a pas été facile moralement…’ a-t-il déclaré à son retour en France.
« Certes il ne convient pas que nous jugions, à notre tour, le Dr Augoyard, car personne ne sait avec certitude ce qu’il aurait fait à sa place, dans ces circonstances dures où sa liberté et sa vie étaient en cause. De tels problèmes ne peuvent être traités qu’avec humilité et délicatesse. Il n’empêche qu’au-delà de la personne du Dr Augoyard, la question nous atteint ».
Or, cette question est celle du mensonge : peut-on « pour certaines raisons, sous la pression de la menace et de sévices éventuels, accepter de mentir, spécialement dans le cadre d’un procès public qui, par nature, doit être un organe de la vérité et de la justice ? »
« Les raisons du Dr Augoyard sont compréhensibles. ‘De toute façon ils m’auraient eu à l’usure’. Le choix était là cependant […] : ou les ‘aveux’ et la libération, ou le refus et le risque de la mort. Une telle proposition est cruciale pour tout homme : elle met en péril ce qu’il a naturellement de plus cher, sa liberté, son avenir, ses projets peut-être fort généreux, ses liens familiaux et culturels, son existence. […]
« Les dissidents soviétiques viennent ici à notre aide. Quand Soljenitsyne lance un mouvement qu’il intitule : ‘ne pas vivre dans le mensonge’, quand il donne comme consigne de ne jamais mentir, il ne pense pas à des problèmes de casuistique évidemment, mais il témoigne de son expérience. Il sait que le mensonge, accepté une fois, introduit dans l’engrenage du Système et y entraîne bientôt l’homme tout entier, précisément parce que le oui donné au mensonge blesse l’homme dans son être spirituel et le laisse désarmé devant la logique rigoureuse de l’‘utile’, où il devient un pur moyen pour réaliser une finalité politique ou économique. […] Les dissidents soviétiques sont plus lucides que nous à cause de leur expérience et de leur longue souffrance ».
On pourrait aussi citer le cas du dramaturge tchèque Vaclav Havel : la dissidence était pour lui une protestation en faveur de « la vie dans la vérité ». La Bible offre d’ailleurs une fine analyse de la psychologie du menteur : celui-ci est un inquiet, dont la crainte est constante (cf. Pr 12,19 ; 20, 17 ; 21,6) ; il vit dans un monde d’apparences et d’ombres ; orgueil, haine et mensonge sont étroitement connectés (Pr 7,16-19 ; 26,24-28). Les Juifs et les chrétiens ne sont d’ailleurs pas les seuls à témoigner de cette hiérarchie de valeurs qui accorde une primauté à la vérité sur la vie, au risque même du martyr qui trouve ici tout son sens : « Considère comme le plus grand des crimes – écrit le satiriste latin Juvénal – de préférer sa propre vie à l’honneur et, pour l’amour de la vie physique, de perdre ses raisons de vivre [2] ».
La seule position éthique humanisante est donc la suivante :
« Celui qui accepte, même par faiblesse, de mentir formellement et de collaborer sciemment avec l’injustice, blesse au fond de lui-même le sens de la vérité qui est constitutif de notre être spirituel ; il court le risque de se détruire, comme personne, en devenant l’esclave d’une sorte de système du mensonge mis en œuvre pour la réalisation d’une politique, le service d’une idéologie [3] ».
Cette question pose le problème plus général de l’existence des normes morales absolues. Ce sont des lois qu’aucune circonstance ou situation culturelle ne peuvent relativiser. De telles normes existent-elles, ainsi que nous avons l’air de le dire du mensonge ? Nous ne pouvons régler cette vaste question dans le détail : nous renvoyons à l’ouvrage clair et profond de Pinckaers sur ce sujet ; depuis, l’encyclique de saint Jean-Paul II sur les fondements de la morale a tranché en répondant clairement par l’affirmative, contre « les théories éthiques téléologiques (proportionnalisme, conséquentialisme) » qui « considèrent qu’on ne peut jamais formuler une interdiction absolue de comportements déterminés [4] » et « que l’on ne doive plus reconnaître le caractère absolu et indestructible d’aucune valeur morale [5] ». Relevons seulement une des confusions fondant la thèse selon laquelle les actes sont diversement bons et que l’on ne peut définir de lois éthiques ne connaissant aucune exception, la confusion entre fin éthique et fin technique, de la « bonté » et la « justesse » : l’utilitarisme. C’est ce que révèle la suite de l’analyse du moraliste fribourgeois.
« Mais en outre, l’offre (le choix : libération ou la mort) était très habile : elle atteignait le Dr Augoyard au point faible de sa mentalité d’Occidental. Nous vivons, en effet, dans nos sociétés occidentales, selon une conception de la vie largement dominée par la considération de l’utilité et de l’efficacité matérielle, qui risque d’emporter à la traîne des grands idéaux de liberté, de vérité, d’égalité, de démocratie et autres qui subsistent dans nos mémoires. Or par ce calcul utilitaire qui régit de plus en plus nos jugements pratiques, nous nous rapprochons beaucoup des marxistes. Il ne reste qu’un point de dissentiment : notre amour de la liberté individuelle et du bien-être qui se résume dans la sauvegarde de la vie. Ainsi a-t-on pu qualifier le monde occidental de société de consommation, et certains ont même brandi, de façon significative, le slogan : ‘Plutôt rouges que morts !’ [Mehr rot als tot]
« Le marché proposé au Dr Augoyard l’atteignait donc là où la mentalité occidentale le laissait le plus démuni pour résister : la priorité accordée à la vie et au bien-être, et il le poussait dans une logique de l’utile dont la conclusion devait finalement coïncider avec ce que voulaient obtenir les juges, quelle que fût la différence des intentions et des buts qui restait entière. Le Docteur devait arriver à se dire comme certains rebelles afghans, prisonniers avec lui, qu’il lui était utile d’être libéré après aveux, pour reprendre éventuellement ensuite le travail et la lutte ».
Ces comportements sont sous-tendus par un mécanisme : peu à peu, le laxiste fait de son action la loi, et donc la mesure même du juste. Ce faisant, subrepticement, il passe du péché de faiblesse au péché de malice. Comme le disait Dom Bayle, un personnage du roman de Paul Bourget, Le démon de midi : « Il faut vivre comme on pense, sinon, tôt ou tard, on finit par penser comme on a vécu [6] ».
Cet utilitarisme rime avec hédonisme (de hédonè, « plaisir »). Aujourd’hui, nous vivons dans le règne hédoniste autojustifié : « Quiquid placet sanctum est » [7], c’est-à-dire : « Tout ce qui plaît est saint ». Déjà saint Augustin notait notre tendance à flatter nos penchants et à les justifier. Ce qui se croit le plus résolument moderne est décidément aussi vieux que le monde…
Pascal Ide
[1] Cf. Servais-Thomas Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Le Cerf, 1986, chap. 1, p. 11-19. Les citations qui suivent lui sont empruntées.
[2] Juvénal, Satires, VIII, 83-84.
[3] Servais-Thomas Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire, note, p. 19.
[4] Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Eglise, le 6 août 1993, n. 75, § 2. Souligné dans le texte.
[5] Ibid., n. 84, § 3.
[6] Paul Bourget, Le Démon de midi, Paris, Plon-Nourrit, 1914, p. 375.
[7] Cité par Charles Sylvain, Flamme ardente au Carmel. Vie de Hermann Cohen, en religion Père Augustin-Marie du Très-Saint Sacrement, Carme déchaussé, 1880, réédité Flavigny-sur-Ozerain, Traditions Monastiques, 2009, p. 309.