Autant la première génération de chrétiens a aspiré à une venue très prochaine du Christ, autant est devenue évidente pour nous la durée entre sa première venue dans l’humilité la chair et sa deuxième venue où « Il viendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts », c’est-à-dire le temps intermédiaire de l’Église. Mais comment comprendre le délai de la Parousie ?
Cette interrogation a intéressé autant les théologiens protestants – notamment Albert Schweitzer (qui parle d’« eschatologie conséquente »), Charles Dodd (l’« eschatologie réalisée »), Rudolf Bultmann (l’« eschatologie existentiale »), Oscar Cullmann – que catholiques – notamment Jean Daniélou et Joseph Ratzinger. Considérons trois d’entre eux : Oscar Cullmann, Jean Daniélou et Joseph Ratzinger (A) [1], avant d’explorer quelques sources (B). Nous proposerons alors une détermination théologique (C), en tirerons quelques conséquences pratiques (D) et enfin relirons la question à la lumière du don (E).
A) Topique
1) Oscar Cullmann
a) Exposé
Le maître ouvrage du théologien suisse Oscar Cullmann (1902-1999) est Christ et le temps. Sa thèse se concentre sur l’originalité de l’eschatologie chrétienne à l’égard du judaïsme. Elle se résume dans le double schéma suivant : pour l’eschatologie juive, le centre se situe à la parousie, dans l’avenir ; pour l’eschatologie chrétienne, elle se situe dans le passé, lors de la venue du Christ. Précisons [2].
Les points communs sont doubles. D’un côté, « la ligne du temps […] se divise en trois parties : le temps antérieur à la création, le temps compris entre la création et la parousie, le temps postérieur à la parousie ». D’autre part, à cette division tripartite se superpose une division bipartite liée à la venue du Messie : avant et après. « La grande coupure de l’histoire dans son ensemble, coupure qui la divise en deux moitiés », entre l’aiôn (âge) antérieur et l’aiôn (âge) postérieur est donc la même pour le judaïsme et le christianisme.
La divergence est la suivante. Pour le judaïsme, cette venue est encore à venir. Par conséquent, « le milieu de la ligne, le salut, est placé dans l’avenir ». En revanche, pour les chrétiens, le Messie est le Christ, et il a apporté le salut en mourant et ressuscitant. Donc,
« l’élément nouveau apporté par le Christ à la foi du christianisme primitif, est que, depuis Pâques le centre n’est plus situé, pour le croyant, dans l’avenir […]. Le milieu de l’histoire est déjà atteint […]. Le centre du temps n’est plus l’apparition future du Messie mais un fait historique, déjà accompli dans le passé ».
Pour faire comprendre son propos, Cullmann l’illustre en prenant l’image devenue célèbre du Victory Day (ou D-Day, littéralement « Jour-J », celui où les Forces Alliées ont débuté leur débarquement en Normandie lors de la Seconde Guerre mondiale, le mardi 6 juin 1944) :
« Dans une guerre, la bataille décisive peut avoir été livrée au cours de l’une des premières phases de la campagne, et pourtant les hostilités se poursuivent encore longtemps. Bien que la portée décisive de cette bataille ne soit peut-être pas reconnue par tout le monde, elle signifie néanmoins déjà la victoire. Pourtant la guerre doit être poursuivie pendant un temps indéfini jusqu’au Victory Day. Telle est exactement la situation où le Nouveau Testament, une fois reconnue la division nouvelle du temps, a la conviction de se trouver : la révélation est précisément le fait de proclamer que la mort sur la croix, suivie de la résurrection, est la bataille décisive déjà gagnée. C’est par cette certitude, objet de la foi et qui permet, en même temps, de jouir des fruits de cette victoire, que le croyant participe à la souveraineté de Dieu sur le temps [3] ».
Le théologien reprendra souvent, par la suite, cette image [4].
On trouve d’ailleurs une analogie similaire chez Karl Barth, celle de la partie d’échecs :
« L’existence concrète du Royaume n’annonce pas seulement que l’opposition se trouve ‘contrée’ ; elle annonce sa défaite ; il en est comme dans une partie d’échecs où l’adversaire déclaré ‘mat’ n’est pas assez raisonnable pour le reconnaître et cherche encore, pendant quelques minutes, s’il ne pourrait pas s’en sortir. Tant que le joueur déjà battu ne se rend pas à la raison, la partie semble encore vouloir et pouvoir se poursuivre, le royaume des cieux semble n’être pas venu, ou s’être seulement approché et ne rester qu’une simple perspective dans le cadre de la vie humaine [5] ».
b) Évaluation critique
La théorie de Culmann souligne surtout la Toute-Puissance de Dieu. Or, celle-ci n’est sauvegardée que si elle est parfaitement indépendante de toute détermination humaine. Pour cela, le théologien réformé soulignera que Dieu seul mesure la durée de l’attente de la Parousie :
« Dieu seul règne sur le temps, car, lui seul, il peut le saisir dans son étendue totale et le mesurer avec des mesures qui sont aussi différentes des nôtres que la durée d’un jour l’est de celle de mille ans. Sa souveraineté lui permet de ‘comprimer’ le temps (1 Co 7,29 : ho kairos synestalménos), en fixant la durée des différentes époques (aiônes). Il est aussi en son pouvoir d’ ‘abréger’ les jours, ainsi qu’il est dit dans Mt 24,22. C’est à lui seul qu’il appartient d’assigner la date de ses kairoi [6] ».
Par conséquent, « du point de vue historique et humain le choix des kairoi qui forment l’histoire du salut est arbitraire. Le Nouveau Testament ne donne en effet d’autres raisons au choix que Dieu fait des kairoi que ‘la propre autorité de Dieu’ [7] ».
Jean Daniélou va dans le même sens. Alors qu’il salue ce qu’il appelle l’« eschatologie anticipée » de Cullmann, il émet une réserve qui rejoint la critique adressée au protestantisme de ne pas accorder assez de consistance au temps de l’Église : « Peut-être [Culmann] met-il l’accent trop uniquement sur le commencement et le terme des ‘derniers temps’ et néglige-t-il l’intervalle qui est celui où nous vivons [8] ».
2) Jean Daniélou
Plus que Cullmann, Jean Daniélou (1905-1974) articule constamment action de Dieu et action de l’homme dans l’histoire. D’un côté, « cette histoire [de l’humanité durant l’attente de la Parousie] n’a d’autre loi que la souveraine sagesse et liberté de Dieu ». De l’autre, le « salut n’est pas opéré dans l’homme sans l’homme [9] ». Le fondement de cette double dimension se trouve dans le prolongement de la définition chalcédonienne. En effet, dans le Christ, les deux natures s’unissent sans confusion ni séparation. Or, l’histoire conjugue l’action divine et l’action humaine. Ainsi, « c’est le dogme de Chalécédoine qui permet donc une vraie théologie de l’histoire [10] ». L’union des deux natures dans la personne du Christ présente alors une portée proprement eschatologique : « La relation du dogme de Chalcédoine à l’eschatologie n’est donc pas un aspect secondaire de celle-ci [11] ». Inversement, de même que la vérité du Christ se dissout dans les deux hérésies opposées qui sont les deux vérités partielles, Christ seulement homme ou seulement Dieu, la théologie de l’histoire opine vers une eschatologie seulement transcendante (la venue de la fin dépend exclusivement de la souveraineté de Dieu) ou seulement immanente (la parousie est conditionnée par le seul développement de l’Église) :
« En dehors de lui, celle-ci risque toujours de se perdre dans un pur devenir ou de se dissoudre en un idéal intemporel. Ce sont ces dangers que nous rencontrons dans le christianisme primitif, avec l’ébionisme d’un côté et le gnosticisme de l’autre. Ce sont les derniers vestiges de ces déviations qui subsistaient avec le nestorianisme et le monophysisme [12] ».
Donc, par opposition avec la posture de Cullmann, la position du jésuite français se caractérise par une importance plus grande accordée à l’homme : « Ce délai n’a d’autres raisons que de donner le temps de la décision ; ce n’est pas que Dieu s’éloigne, ce n’est pas que Dieu soit moins proche : il est toujours proche ; mais sa miséricorde donne ces délais et ces temps pour la conversion des nations [13] ». Le théologien français le formule encore plus clairement dans un texte postérieur :
« L’existence d’un salut qui serait donné à l’homme sans que l’homme ait à y coopérer serait destructrice de la responsabilité. Certes, le salut est d’abord un don de Dieu. Dieu a toujours l’initiative […]. Mais à ce don de Dieu, l’homme coopère. Le salut n’est pas donné tout fait. L’homme doit y participer […]. Si Dieu n’accomplit rien sans la coopération de l’homme, l’homme n’accomplit rien sans l’opération de Dieu [14] ».
3) Joseph Ratzinger
Le futur pape Benoît XVI (1927-) part, lui aussi, du hiatus souligné et représenté en graphique par Cullmann entre le centre de l’histoire qui est la première venue du Messie et sa fin qui est la seconde venue du Messie. Or, cette dissociation, cette diastase suscite le scandale : « Dans cet intervalle prend place toute notre misère, s’enracinent notre impatience et notre perplexité. Il est le véritable scandale ». Ratzinger se laisse surprendre donc de ce Zwischenzeit, de « cet étonnant ajournement du Victory Day [15] ». Ailleurs, il formule son étonnement aussi en termes métaphysiques : « Peut-être la théologie de l’histoire du salut devrait-elle considérer comme sa tâche d’élucider le contenu interne de cette diastase entre télos et péras [16] ».
B) Les sources
1) Les sources scripturaires
Le Nouveau Testament traite à plusieurs reprises du délai de la Parousie. Il en parle dans les Évangiles. Ce sujet est abordé avant tout dans les paraboles : l’ivraie et le bon grain (Mt 13,24-30) ; le filet (Mt 13,47-48) ; la semence qui pousse d’elle-même (Mc 4,26-29) ; le figuier improductif (Lc 13,6-9). Mais il est aussi traité dans la prédication directe à propos de l’évangélisation des nations (Mc 13,10 et ses parallèles : Mt 24,14 ; Lc 21,24 ; Ac 1,6-11).
Les Épîtres pauliniennes affrontent la question, par exemple en 2 Th 2,1-12, dans le prolongement de Mc 13,10 ; l’objection du retard de la Parousie qui est le texte théologique le plus long et le plus décisif de l’Écriture sur le sujet nous intéressant (2 P 3,3-15a).
Il ne faut pas oublier l’Apocalypse, par exemple, le cri des martyrs sous l’autel (Ap 6,9-11).
2) Les sources traditionnelles
Nombreux sont les Pères qui traitent de ce moment intermédiaire. Voici un florilège de leurs affirmations, dans l’ordre chronologique.
L’épître à Diognète a cette formule très suggestive : Dieu a envoyé son Fils parmi les hommes « pour les sauver, par la persuasion [ôs peithôn] non par la violence, car il n’y a pas de violence en Dieu [17] ».
- Irénée :
« Le Verbe de Dieu s’est tourné contre l’Apostasie elle-même, lui rachetant son propre bien à lui non par la violence, de la manière que celle-là avait dominé sur nous au commencement en s’emparant insatiablement de ce qui n’était pas à elle, mais par la persuasion [secundum suadelam], comme il convenait que Dieu fît, en recevant par persuasion et non par violence ce qu’il voulait, afin que tout à la fois la justice fût sauvegardée et que l’antique ouvrage modelé par Dieu ne pérît point [18] ».
Dans son traité sur la colère de Dieu, Lactance écrit : « Si Dieu faisait justice immédiatement, nul ne subsisterait [19] ! »
« Le châtiment n’est appliqué à l’impie et au pécheur qu’au moment où le repentir du péché ne peut plus être utile », affirme S. Cyprien de Carthage [20].
En Afrique du Nord fleurit toute une littérature sur la patience, depuis le De patientia de Tertullien écrit vers 200 jusqu’au De la patience de saint Augustin en passant par le De bono patientiæ de Cyprien, rédigé un demi-siècle plus tard, vers 255 [21]. Bien que Cyprien s’inscrive en continuité avec le traité tertullianéen, on peut noter une évolution. Elle est au moins triple. Elle concerne d’abord les sources : plus philosophiques (la pensée stoïcienne) chez Tertullien, beaucoup plus scripturaires chez Cyprien. Elle concerne donc la perspective : plus philosophique d’un côté, plus théologique et même plus christologique de l’autre (précisément, le Christ est le modèle parfait de la patience). Enfin, elle intéresse le contenu même de la vertu : marquée par la « raideur » et l’ « impassibilité » chez Tertullien ; « nettement associée à la douceur, à l’humilité, à l’espérance, à la foi » chez Cyprien [22].
C) Détermination théologique
Quelle est la raison d’être de ce délai entre la première et la deuxième venue du Christ ?
Suivant la systématisation proposée par Joël Spronck [23], nous distinguerons cinq arguments principaux :
« – Argument de la mesure eschatologique : dans sa souveraineté et sa sagesse, Dieu a en quelque sorte fixé une mesure pour le temps avant le jugement final et celle-ci n’est pas encore remplie (cf. Mt 13,24-30, 47-48).
– Argument de la coopération humaine : la venue plénière du Royaume est étroitement liée à la maturité de la libre réponse des hommes (cf. Mc 4,26-29).
– Argument missionnaire : il est nécessaire que l’Évangile soit préalablement annoncé à toutes les nations (cf. Mc 13,10 et //).
– Argument sotériologique : Dieu fait preuve de patience à l’égard des hommes ; il retarde sans cesse l’heure du jugement, dans l’espoir que tous aient le temps de se convertir et soient ainsi sauvés (cf. Lc 13,6-9 ; 2 P 3,9).
– Argument social ou communautaire : entre tous les membres de l’unique Corps du Christ, il existe une grande solidarité. Dès lors, la fête eschatologique ne pourra commencer qu’une fois atteinte la plénitude du ‘nombre des élus’ (Christus totus) (cf. Ap 6,9-11) ».
Ces cinq herméneutiques peuvent se regrouper et répartir entre deux tendances interprétatives majeures. La première « met l’accent sur la transcendance de Dieu, sur sa maîtrise souveraine du temps et de l’histoire », alors que la seconde souligne « la collaboration responsable des hommes dans l’avènement final du Royaume [24] ». À la tendance plus augustinienne, c’est-à-dire verticale, appartient au fond le seul premier argument, alors qu’à la tendance plus thomasienne, c’est-à-dire plus horizontale ou immanente, appartiennent les autres explications.
L’argument missionnaire est pris du côté de la médiation ecclésiale.
D) Conséquences. Quelques attitudes concrètes
1) Une attente assidue
Lisons un passage d’Origène :
« Le Seigneur ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup. C’est une accumulation de désirs qui doit faire éclater la Parousie. »
« Chrétiens, chargés après Israël de garder toujours vivante sur terre la flamme du désir, vingt siècles seulement après l’Ascension, qu’avons-nous fait de l’attente ? […] Nous avons laissé baisser le feu dans nos cœurs endormis. […] En vérité, combien sont-ils parmi nous qui tressaillent réellement, au fond de leur cœur, à l’espoir fou d’une refonte de notre Terre ? […] Nous continuons à dire que nous veillons dans l’expectation du Maître. Mais, en réalité, si nous voulons être sincères, nous serons forcés d’avouer que nous n’attendons plus rien. Il faut, coûte que coûte, raviver la flamme. Il faut à tout prix renouveler en nous-mêmes le désir et l’espoir du grand Avènement [25] ».
2) La patience, une vertu plus qu’humaine
Certes, les Grecs connaissent la patience, voire la glorifient. Qui ignore la phrase d’Ulysse de retour à Ithaque : « Patience, ô mon âme ». Mais la mesure demeure encore tout humaine. Ici, il s’agit d’entrer dans un temps divin qui déjoue toute chronologie humaine. Voilà pourquoi un Romano Guardini disait de la patience qu’elle n’est pas une vertu humaine. Déjà, dans un traité qui lui était consacré, saint Augustin en faisait un fruit éminent de la charité, en cela disciple de saint Paul : « La vraie patience a besoin d’être aidée et enflammée par une puissance d’en haut. C’est l’Esprit-Saint qui est son feu […]. Nous tenons donc la patience de celui qui diffuse en nous la charité [26] ».
E) Détermination à la lumière du don
Le délai se justifie pour trois raisons théologiques principales qui épousent la dynamique du don : le don originaire, le don approprié et le don offert.
1) Le point de vue de Dieu ou le don originaire de la patience
Nous avons vu que le délai de la Parousie se justifie du côté de Dieu au nom de sa patience. Le délai atteste la patience de Dieu, ainsi que l’affirmait Benoît XVI lors de la messe inaugurale de son pontificat : « Le monde est racheté par la patience de Dieu et détruit par l’impatience des hommes [27] ». Or, celle-ci est l’une des expressions les plus radicales de la charité : elle est la charité faite temps. Voilà pourquoi saint Paul peut affirmer que « la charité prend patience […], espère tout, endure tout » (1 Co 13,4.7) ; en retour, « l’hymne à l’amour recèle une étonnante tonalité eschatologique [28] ». Une homélie du pape allemand le dit encore plus explicitement :
« À la violence, il [le Christ] oppose précisément le contraire : l’amour jusqu’au bout, sa croix. C’est la manière humble de vaincre de Dieu : par son amour – et ce n’est qu’ainsi que c’est possible – il met une limite à la violence. C’est une manière de vaincre qui nous semble très lente, mais c’est la véritable manière de vaincre le mal, de vaincre la violence, et nous devons faire confiance à cette manière divine de vaincre […]. Nous pouvons apporter au monde cette victoire qui est la sienne, en participant activement à sa charité [29] ».
Je me permettrais d’ajouter une lecture complémentaire : ce délai signifie aussi combien le temps lui-même participe de la loi générale de l’apudité. Tout temps créé ne peut exister qu’enveloppé par le temps pneumatologique. Cela signifie donc que le temps n’est pas seulement fondé dans l’éternité divine mais qu’il a besoin de cet accompagnement de l’origine qu’est l’inclusion aimante tout au long de l’histoire et qu’il se présente sous la forme d’un milieu qui lui donne chaleur et sens.
Il y a plus. Avec bien d’autres théologiens, Charles Journet a montré avec profondeur que l’Église était coextensive de l’humanité (au nom du principe de coextensivité de l’âme et du corps, auquel il tenait beaucoup). Par conséquent, l’enveloppement trinitaire n’est pas seulement transcendant, il passe par la médiation divinement instituée de l’Église.
2) Du point de vue de l’homme ou le respect de la liberté
Le délai est la preuve la plus décisive de l’importance de la liberté humaine, donc de notre don à soi. Ce délai est la projection sur la ligne du temps de la profondeur abyssale de la capacité humaine de décision. Elle est l’attestation empiriquement la plus vérifiable du sérieux avec lequel Dieu prend soin de l’ipséité de la créature. Au point que ce délai est souvent interprété aujourd’hui comme un silence ou un retrait. À côté de louables mais peu convaincants efforts de renouveler la problématique, ces nouvelles herméneutiques théologiques ne seraient-elles pas plutôt le reflet de nos impatiences qui, chez les sceptiques ne s’embarrassant pas beaucoup de délicatesse, se transforment en accusation ?
3) Du point de vue de l’homme ou la fécondité de la liberté
Enfin, le délai offert par la libre et patience de Dieu et approprié par la liberté humaine, appelle l’homme, en retour, à entrer dans cette patience envers autrui. De fait, cette vertu plus humaine, ainsi que l’observait Romano Guardini, est la première des quinze notes de la charité : « La charité est longanime » (1 Co 13,4). La patience rythme aussi la foi.
Enfin, et le fait est moins souvent aperçu, cette pulsation ternaire se retrouve dans la dynamique de l’espérance, ainsi qu’Origène la résume génialement. En effet, le Père alexandrin nous interpelle afin que nous vivions pour nos semblables de la patience messianique que le Christ a eu à notre égard : « Toi aussi, tu attendras les autres, comme tu fus toi-même attendu [30] ». Ou, dans une phrase qui n’intègre pas le modèle de la patience christique : « Pourquoi toi, ne patienterais-tu pas, pour que d’autres hommes soient sauvés [31] ? ».
Ainsi, le délai éclaire en retour d’une manière nouvelle la logique du don.
4) Une triple nouveauté
Dans le cadre d’une ontochronologie, la Révélation chrétienne introduit une nouvelle vision du temps. La différence peut-être essentielle avec la vision païenne du temps réside dans la radicale nouveauté christique : « Il apporta toute nouveauté [Omnem novitatem attulit] », écrivait saint Irénée. En fait, l’inédit chrétien s’inscrit dans un cadre plus global qui peut être approprié aux trois Personnes divines : au Père créateur (le monde a commencé d’exister et, avec lui, le temps qui, saint Augustin l’a affirmé avec force, est créé au même titre que l’univers ; au Fils rédempteur (au sein du temps, la plus grande rupture est celle de l’Incarnation s’accomplissant dans la Rédemption. Aussi l’articulation de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament constitue-t-elle la matrice de tout surgissement original dans l’épaisseur de l’histoire) ; à l’Esprit, âme de l’Église (le temps ecclésial qui est lui-même contenu dans le temps pneumatique enveloppe toute durée créée depuis la Pentecôte et, par anticipation, toute durée). Nous nous sommes centrés sur ce dernier temps.
Pascal Ide
[1] Nous nous aiderons de la bonne thèse de Joël Spronck, La patience de Dieu. Justifications théologiques du délai de la Parousie, coll. « Tesi Gregoriana. Serie Teologia » n° 160, Roma, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2008.
[2] L’exposé suit Oscar Cullmann, Christ et le temps. Temps et histoire dans le christianisme primitif, coll. « Série théologique de l’actualité protestante », Paris – Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1947, 21965, ici p. 57-58.
[3] Oscar Cullmann, Christ et le temps, p. 59. Souligné par l’auteur.
[4] Oscar Cullmann, Immortalité de l’âme ou résurrection des morts ?, coll. « L’actualité protestante », Paris – Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956, p. 58 ; « L’avvento presente e futuro del regno di Dio nel messagio di Gesù », Protestantesimo, 16 (1960), p. 65-76, ici p. 70-71 ; « Il problema del ‘ritardo’ del regno », Protestantesimo, 17 (1962), p. 65-73, ici p. 68-69 ; Le salut dans l’histoire, p. 38 et 184 ; « Les conséquences éthiques », p. 560 ; La prière dans le Nouveau Testament. Essai de réponse à des questions contemporaines, trad., Paris, 1995, p. 93 et 237 ; etc.
[5] Karl Barth, Dogmatique, trad. Fernand Ryser, Genève, Labor et Fides, 1953-1969, 26 fascicules, II/2**, p. 186.
[6] Oscar Cullmann, Christ et le temps, p. 56.
[7] Ibid., p. 28.
[8] Jean Daniélou, « Perspectives eschatologiques. Autour d’un problème d’exégèse », Études, 264 (1950), p. 359-368, ici p. 364. Texte repris dans Essai sur le mystère de l’histoire, Paris, Seuil, 1953, p. 261-270, ici p. 263.
[9] « Christologie et eschatologie », p. 284-285 : Essai sur le mystère de l’histoire, p. 198-199.
[10] « Christologie et eschatologie », p. 270 : Essai sur le mystère de l’histoire, p. 183.
[11] « Christologie et eschatologie », p. 274 : Essai sur le mystère de l’histoire, p. 187.
[12] « Christologie et eschatologie », p. 270 : Essai sur le mystère de l’histoire, p. 183.
[13] Essai sur le mystère de l’histoire, p. 278.
[14] Jean Daniélou, Pourquoi l’Église ?, coll. « Le signe », Paris, Fayard, 1972, p. 157-158.
[15] Joseph Ratzinger, La mort et l’au-delà, court traité d’espérance chrétienne, trad. Henri Rochais, coll. « Communio », Paris, Fayard, 1979, p. 69.
[16] Joseph Ratzinger, Les principes de la théologie catholique. Esquisse et matériaux, trad. dom Jacques Maltier, coll. « Croire et savoir » n° 6, Paris, Téqui, 1985, p. 210.
[17] L’épître à Diognète, 7, 4, trad. Henri-Irénée Marrou, coll. « Sources chrétiennes » n° 33 bis, Paris, Le Cerf, p. 69.
[18] S. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, L. V, 1, 1.
[19] Lactance, La colère de Dieu, 20, 4, trad. Christiane Ingremeau, coll. « Sources chrétiennes » n° 289, Paris, Le Cerf, 1982, p. 192.
[20] S. Cyprien de Carthage, La vertu de patience, 6, trad. Jean Molager, coll. « Sources chrétiennes » n° 291, Paris, Le Cerf, 1982, p. 191.
[21] Cf., par exemple, Kossi Adiavu Ayedze, Tertullian, Cyprian and Augustine on Patience. A Comparative and Critical Study of Three Treatises on a toic-Christian Virtue in Early North African Christianity, Dissertation, Princeton, Theological Seminary, 2000.
[22] Jean-Claude Fredouille, « Introduction », Tertullien, De la patience, trad. Jean-Claude Fredouille, coll. « Sources chrétiennes » n° 310, Paris, Le Cerf, 1984, 21999, p. 34-35.
[23] Joël Spronck, La patience de Dieu, p. 183. Souligné dans le texte.
[24] Joël Spronck, La patience de Dieu, p. 222-223. Souligné dans le texte.
[25] Pierre Teilhard de Chardin, Le milieu divin. Essai de vie intérieure, Paris, Seuil, 1957, p. 197-198. Souligné dans le texte. Cf. p. 193-202 : « L’attente de la Parousie ».
[26] Saint Augustin, La patience, 17, 23, trad. Gustave Combès, coll. « Bibliothèque Augustinienne » n° 2, Paris, DDB, 1937, p. 491 et 503.
[27] Benoît XVI, Homélie à la messe d’inauguration de son pontificat, 24 avril 2005.
[28] Joël Spronck, La patience de Dieu, p. 281.
[29] Benoît XVI, Homélie à Rhêmes Saint-Georges, 23 juillet 2006.
[30] Origène, Homélies sur le Lévitique, VII, 2, trad. Marcel Borret, 2 vol., coll. « Sources chrétiennes » n° 286, Paris, Le Cerf, 1981, p. 319.
[31] Saint Hippolyte, Commentaire sur Daniel, IV, 22, trad. Maurice Lefèvre, coll. « Sources chrétiennes » n° 14, Paris, Le Cerf, 1947, p. 186.