Vendredi ou les limbes du Pacifique. Une histoire de la postmodernité ?

Qui ignore l’histoire, devenue mythe, du roman de Daniel Defoe ? Tout en reprenant le thème de celui-ci, le récit de Michel Tournier le déplace considérablement. Nous en résumerons le récit (1), puis reprendrons l’interprétation qu’en propose Gilles Deleuze dans une postface célèbre (2), avant de proposer une herméneutique au second degré (3).

1) Histoire

 Le roman de Tournier se découpe en trois phases :

– fuite ou dénégation de la situation ;

– organisation ou reconstruction de l’île (la « voie végétale ») ;

– libération et découverte du culte du soleil. Ce qui est l’originalité indéniable de Tournier.

Le jeune Robinson Crusoë échoue, seul survivant, sur une île qui n’est même pas indiquée sur la carte. Au début, il tentera de se fabriquer une embarcation pour se sauver, mais cette tentative échouera (pour une sotte raison : il ne pourra pas la tirer jusqu’à la mer). Alors, après un épisode de désespérance dans la souille, Robinson va décider d’organiser sa vie dans l’île nouvellement baptisée Speranza. Son administration hors pair, ses réussites ne comblent pas le manque extraordinairement douloureux de la présence d’autrui. Il manque de finir sa vie dans une grotte enfouie au cœur de l’île. Il en réchappe en commençant à aimer Speranza non plus comme une mère, mais comme une épouse, son union avec elle donnant naissance à des mandragores. Mais l’équilibre nouveau est précaire et ne dissimule pas l’inanité de sa fonction de gouverneur. Or, voilà qu’un indien Auracan réchappé d’un massacre rituel qu’il sauve par hasard et même contre son gré, se retrouve être son compagnon forcé. Robinson l’appelle Vendredi et en fait son esclave. L’autre l’accepte, sans toutefois jouer le jeu jusqu’au bout ni accepter le traitement que Robinson fait subir à Speranza. Un jour, par insouciance autant que par transgression, Vendredi fait exploser une partie l’île qui ne demande qu’à retourner à l’état sauvage. Dès lors, Robinson commence une nouvelle vie que, depuis longtemps, il pressentait. Il abandonne ses fonctions d’administrateur, arrête de nombrer le temps. Vendredi devient un frère, différent ; la nature retourne à l’élémentaire ; Robinson divinise le soleil.

Jusqu’au jour où l’inévitable se produit : la rencontre avec la « civilisation », sous ses dehors les plus frustes : un bateau anglais qui accoste sur l’île et la dépouille. Robinson découvre alors qu’il était sur Speranza depuis plus de vingt-huit ans. Vendredi est séduit, mais nullement Robinson. Il n’y a pas d’hésitation. Il décide de retourner sur Speranza avec Vendredi. Le lendemain, lorsqu’il se réveille sur son île, il découvre alors qu’il est seul, l’indien ayant préféré retourner avec le bâtiment anglais. Un désespoir suicidaire le prend, lorsqu’il se rend compte que le petit mousse du bateau, brimé, est resté sur l’île. Robinson reprend espérance et sa dernière parole qui est aussi le dernier mot du livre, plonge son nouveau compagnon dans sa nouvelle identité, solaire : « Désormais, tu t’appelleras Jeudi. C’est le jour de Jupiter, dieu du Ciel. C’est aussi le dimanche des enfants [1] ».

2) Interprétation de Deleuze [2]

Gilles Deleuze a proposé une passionnante herméneutique, mi-philosophique, mi-psychanalytique de ce « roman extraordinaire [3] ». Pour le philosophe français, le Robinson de Tournier est un homme sans autrui. Mais, à la différence du Robinson de Defoë, c’est un homme à part entière : d’une part, il est sexué ; d’autre part, il explore pas seulement sa relation (nostalgique) à l’origine (la culture perdue, mais qui perdure dans la mémoire), mais la destination vers laquelle il avance.

Pour Deleuze, Tournier décrit, avec une précision d’entomologiste, mais sans jamais tomber dans le verbiage ni la philosophie, sans jamais quitter le genre littéraire du roman, ce que devient un homme, lorsqu’il est contraint de structurer son univers sans la présence d’autrui. Deleuze avance ainsi une thèse passionnante : l’autre (homme) est nécessaire pour me faire accéder à la connaissance du monde. Et l’axe de sa démonstration, son moyen terme est l’ouverture au possible. En effet, autrui dévoile une infinité de possibles dans le monde : il ouvre différentes perspectives. Sans autrui, le monde qui nous entoure n’est qu’une extension du moi, il est comme solidifié, dans une actuation dénuée de toute nouveauté. Par exemple, « un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore [4] ». Tournier l’explique à un moment donné, lorsqu’il met Robinson en scène face aux anglais venus accoster, à la fin : « Chacun de ces hommes était un monde possible, assez cohérent, avec ses valeurs, ses foyers d’attraction et de répulsion, son centre de gravité. Pour différents qu’ils fussent les uns des autres, ces possibles avaient actuellement en commun une petite image de Speranza – combien sommaire et superficielle ! – autour de laquelle ils s’organisaient, et dans un coin de laquelle se trouvaient un naufragé nommé Robinson et son serviteur métis. […] Et chacun de ces mondes possibles proclamait naïvement sa réalité. C’était cela autrui : un possible qui s’acharne à passer pour réel [5] ». Chaque autrui et donc chaque moi est menacé par la tyrannie de sa prédominance. Autrui est donc une chance qui m’interdit d’absolutiser ma perspective et de priver le monde de toute autre potentialité, de développement, d’autre point de vue. On retrouve en quelque sorte, mais pour l’En-soi, le monde, ce qu’un Sartre à dit du Pour-soi qu’autrui « gèle » en ses possibilités.

Robinson montre, en creux, cette thèse. Dans un monde où autrui fait défaut pour structurer le champ perceptif, la catégorie du possible s’écroule ; alors, peu à peu, l’objet s’efface et les éléments, libérés, se redressent.

Précisons. Le processus de déstructuration s’effectue en trois stades [6] : 1. Le premier est névrotique. Ici, Autrui joue encore un rôle, mais, du fait de son absence, comme en creux. Aussi, l’espérance déçue, Robinson régresse dans la souille, où il est indissociable de l’élément liquide. 2. Dans un deuxième temps, Robinson frôle la psychose. Ici, Autrui s’effrite et est remplacé par le substitut qu’est l’ordre et le travail. Robinson se lance dans une production frénétique, sans fin, et il accumule des objets schizophréniques inconsommables. Il connaît un épisode de régression plus radicale, au sein de la Terre-Mère. Ici, c’est l’élément tellurique qui prédomine. Cette aventure de la profondeur qu’est la psychose s’achève dans une sorte de fusion avec l’île, au fond d’une grotte, alternant avec une étreinte amoureuse. 3. Mais le génie de Tournier est de ne pas en être resté à cette espèce d’alternance entre phase de construction et de régression. Un salut, c’est-à-dire une structure, fragile mais réelle, se met en place. Désormais, le psychisme de Robinson ne peut aller plus profondément ; le monde sera de surface. Robinson est tellement dégradé qu’il ne peut plus qu’éclater et retrouver les éléments, seuls constituants stables sur quoi construire sa vie. En effet, « autrui présidait à l’organisation du monde en objets [7] » ; or, le monde, laissé à lui seul, est chaos d’éléments ; aussi, la disparition d’autrui est naissance d’un monde élémentaire. Mais désormais, l’élément prédominant n’est plus l’eau et la terre qui, solides et inférieurs, ont dominé, mais c’est l’air et le feu-soleil. Vendredi, en faisant voler et chanter le bouc-mort, métaphore de Robinson, conduit celui-ci à cette guérison et permet cette métamorphose où le solitaire se découvre élément parmi les éléments et le plus ouranien de tous. Il double le monde réel.

Là est l’originalité de l’interprétation de Deleuze. Une lecture superficielle du roman pourrait nous faire croire que Robinson supporte assez bien sa solitude, moyennant quelques régressions et dysfonctionnements partiels. Deleuze pointe une déstructuration beaucoup plus profonde et peu apparente ; mais l’indifférence à la présence du vaisseau, après 28 ans de solitude, est pour le moins alarmante. La compagnie de Vendredi est trompeuse : on pense sa fonction thérapeutique, alors qu’elle survient bien après toute capacité à pouvoir pénétrer dans l’univers d’un Robinson qui s’est constitué sans autrui. On croit que l’anglais va revenir et de fait revient en-deça de sa névrose, alors qu’il a pénétré au-delà. « Vendredi fonctionne tout autrement, lui qui indique un autre monde supposé vrai, un double irréductible seul véritable, et sur cet autre monde un double de l’autrui qu’il n’est plus, qu’il ne peut pas être [8] ». D’où ce culte du double.

Gilles Deleuze enrichit donc notre compréhension du mystère dialogal de l’homme. On savait que celui-ci ne pouvait conquérir son identité que la médiation de l’autre, que la personne ne pouvait dire Je que par la présence d’un Tu. Du moins restait-il à chacun le loisir d’explorer, de connaître la nature. Or, si l’autre se dérobe, c’est aussi les choses qui s’effacent. « Autrui rabat : il rabat les éléments en terre, la terre en corps, les corps en objets ». (p. 278)

Il faudrait aussi parler de la relation à Dieu, au temps et à la perversion. La médiation de la Parole biblique demanderait à être évaluée pour elle-même ; indéniablement, cette Parole n’apparaît pas comme un autre, objectif, structurant, mais comme un lieu magique de lumière, confirmant Robinson dans ses obscures intuitions, plus que le convoquant à un lieu qui le déplace et le fasse émerger de sa pathologie.

3) Relecture personnelle

Dans Le vent Paraclet, Michel Tournier dit rêver de « faire sortir un roman de Ponson du Terrail de la machine à écrire de Hegel ». Il aurait voulu être professeur de philosophie. Ses romans et ses nouvelles conjuguent heureusement une narration réaliste à la Zola, une réflexion métaphysique inspirée de la philosophie allemande, autant que des grands mythes de notre Occident.

Mis à part les multiples correspondances qu’il est possible d’opérer entre les différents stades du roman, en son évolution dynamique (entre les quatre éléments, les relations familiales, la nature des liens, conflictuels, communionnels ou fusionnels à l’île-nature, les différentes relations au temps, au couleur), je vois dans ce roman une topique des relations de l’homme à la nature et peut-être aussi un raccourci de l’histoire. [9]

Celle-ci commence avec Descartes dont on sait combien le rapport à la nature est violente, dialectique. Robinson ne peut l’envisager autrement, que ce soit pour fuir l’île ou non pas la domestiquer, mais la tyranniser, lui imposer son ordre, aussi factice que dénué de sens. D’ailleurs, il lui faut peu de temps pour reprendre ses droits et redevenir sauvage. Vendredi, son métis ne fait que confirmer cette attitude : métis et sauvage, il est presque plus proche de la nature que de l’être d’esprit que Robinson estime être, ne serait-ce que par sa religion. L’ambivalence, la fragilité de cette attitude se caractérise par les fréquentes et nécessaires régressions, le recours à une perversion sexuelle très archaïque (géophilie ?). Dès lors, que peuvent signifier l’apparition du nouveau Robinson et de la nouvelle île, ainsi que son attitude à l’égard de la nature ? Aurait-il enfin trouvé le remède ? Il ne semble pas, car Robinson a abdiqué sa spécificité, sa culture. Serait-ce alors une réaction similaire au naturalisme Nouvel Age ? Pour une part, sans doute. En fait, les épisodes de régression avec la combe rose sont plus de cet ordre. Mais la structuration néopaïenne, le culte solaire, l’éclatement en éléments, l’admiration pour la sauvage beauté de Vendredi font plus penser au monde nietzschéen. Or, on sait combien il est né de la destitution du cogito. Le roman de Tournier serait donc comme un résumé d’histoire contemporaine : il passe du cogito exalté au cogito humilié, selon les catégories théorisées par Paul Ricœur dans son introduction à Soi-même comme un autre.

Peut-être aussi la lecture de Deleuze est-elle trop pessimiste : rétrospectivement, son ouverture, travail d’orfèvrerie, qui annonce superbement, de manière cryptée et symbolique, tout le restant de l’ouvrage, présente comme un relent de fatalisme, de déterminisme. Pour lui, il est assurément certain que Robinson ne peut que s’enfoncer davantage dans un monde sans autrui ni possible.

Dès lors, ne pourrait-on ébaucher une issue, voire une voie de salut ? Sans autrui, la juste attitude n’eût-elle pas été celle de l’accueil, de l’ouverture, dans le respect qui n’est pas dénégation réactive à l’égard de notre liberté et de notre culture ? D’emblée, Robinson s’est fermé à son île et à lui-même ; il s’est positionné dialectiquement en maître. Voilà pourquoi, après son échec massif, par culpabilité ou par découragement, il a inversé la relation de domination pour devenir l’esclave de l’île-nature et de son ancien serviteur, dans une sorte de monisme néopaïen. Hegel vers qui Tournier lorgne ne nous a-t-il pas appris que la pensée trouve son repos seulement dans un troisième temps, négation de la négation, riche des déterminations antérieures, enfin intégrées ? Concrètement, dans une juste réconciliation de l’homme et de la nature qui ne cède ni à la violence de l’anthropocentrisme ni à la violence inversée de l’écocentrisme ? Mais une telle harmonisation est-elle possible sans la médiation d’un troisième terme, incommensurable, en l’occurrence, ce Souffle qui est aussi Paraclet ?

Pascal Ide

[1] Ibid., p. 254.

[2] Gilles Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1972, p. 257-283. Cf. Id., Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.

[3] Ibid., p. 283.

[4] Ibid., p. 265.

[5] Ibid., p. 238-239.

[6] Cf. Ibid., p. 273-277.

[7] Ibid., p. 271.

[8] Ibid., p. 277 et 278.

[9] Y. Stalloni remarque à juste titre que la quête initiatique du naufragé, régulièrement scandée par la préparation souterraine d’une nouveauté : c’est « la parabole métonymique de l’Occident sommé d’abandonner son arrogance technologique, ses prétentions ethnocentriques pour redécouvrir, en conformité avec un dépouillement stoïcien, avec l’idéalisme spinoziste, avec l’élan nietzschéen, avec la poétique bachelardienne les vertus de l’émancipation et de la jouissance naturelle ‘en commun avec les éléments’ » (Yves Stalloni, « Tournier (Michel) », Jean-François Mattéi éd., Encyclopédie philosophique universelle. III. Les œuvres philosophiques. Dictionnaire, Paris, P.U.F., 1992, p. 3805).

23.3.2023
 

Comments are closed.