« Veillez » (1er dimanche de l’Avent 2020)

« Veillez ! » (Mc 13,36). Ce n’est pas seulement un conseil que Jésus nous donne, mais un commandement (« demandé » : v. 34). Or, il y a trois sortes de veille ou de vigilance : à l’instant présent ; au futur certain ; au futur incertain.

 

  1. Veiller, c’est d’abord être attentif au présent. Le grec Héraclite avait déjà noté avec profondeur que la plupart des hommes dorment en plein jour ; même s’ils baignent dans la lumière de la réalité, ils lui préfèrent leur monde propre [1]. Ce monde privé, pour le philosophe présocratique, était celui du rêve (ou de la rêverie). Aujourd’hui, il s’identifie à l’écran ou au casque sur les oreilles qui transforme le passant ou l’usager des moyens de transport en zombie, absent au présent (don) du présent (maintenant).

Or, Dieu est celui qui est toujours intensément présent. C’est même là le sens du mot « éternel » : non pas ce qui ne finit pas, mais ce qui résume toute la densité du temps et plus que lui dans un instant infiniment riche et stable. Concrètement, être vigilant, c’est être présent à Dieu qui, aujourd’hui, en ce premier dimanche me parle, par exemple, à la messe. Non pas écouter d’une oreille distraite, encore moins être dans le ressassement du passé (une parole qui a « coincé » et que je me répète en boucle) ou le désir de l’avenir (la super rencontre que je vais faire, le bon déjeuner de tout à l’heure, le film détendant que je vais regarder sur Netflix), mais être là. Et décider d’être là. Car l’attention, cela se décide. Et le degré d’attention aussi.

Écoutons saint Jérôme :

 

« Sans doute le texte ‘Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang’ trouve toute son application dans le mystère eucharistique ; mais le vrai Corps du Christ et son vrai Sang, c’est aussi la parole des Écritures, la doctrine divine. Quand nous allons à l’Eucharistie si une parcelle du corps du Christ vient à tomber par terre nous sommes inquiets ; quand nous entendons la Parole de Dieu si nous pensons à autre chose pendant qu’elle entre dans nos oreilles, quelle responsabilité n’encourons-nous pas [2] ? ».

 

Bien évidemment, qui, d’entre nous, laissant tomber par inadvertance une parcelle de l’hostie, ne la recueillerait avec une révérence infinie ? Alors, pourquoi laissons-nous tomber à terre chaque bribe de la Parole que Dieu nous adresse ? Prenons la résolution de l’écouter avec la même attention que nous recevons son Corps. Et d’ailleurs, pour elle aussi vaut l’avertissement de l’auteur de la Vulgate : quand nous communions et revenons à notre place, combien de fois laissons-nous notre esprit vagabonder, alors que ce n’est rien moins que le Roi des Rois qui vient jusqu’à moi et se rend présent, se fait présent, se fait pressant ?

 

  1. Celui qui est éveillé n’est pas seulement attentif au présent, mais au futur, et d’abord au futur qui est assuré. Tel est le cas du veilleur qui attend l’aurore. Il est certain que le ciel nocturne pâlira et que le soleil pointera. Et toute son activité est tendue vers la fin de la nuit.

Cette attitude éminemment biblique s’applique à Dieu : « Je vais me tenir à mon poste de garde, rester debout sur mon rempart, guetter ce que Dieu me dira » (Ha 2,1). Et tel est le sens particulier de ce temps liturgique qu’est l’Avent : être tendu vers Noël, c’est-à-dire vers la venue de Jésus. Pourquoi est-ce si important de prendre tout ce temps ? Pour nous préparer, pour recevoir Jésus à la mesure à laquelle Il veut se donner. Ce que nous attendons peu, nous le recevons peu. Un directeur d’agence de voyage me disait que les clients ont changé depuis une vingtaine d’années. Avant, les personnes venaient leur demander un voyage en Thaïlande ou en Patagonie six mois à l’avance. Ils en rêvaient donc la moitié de l’année. Leurs yeux scintillaient quand ils en parlaient. Maintenant, disait-il, certains me parlent du même projet, mais dans quinze jours. Et si je leur dis que, malheureusement, tous les hôtels sont pris, qu’il ne reste plus de place dans les avions, les clients sont, certes, déçus, mais vaguement. À petit désir, petit plaisir. À grande attente, grande joie.

Dieu nous donne ainsi presque un mois pour nous disposer, pour que la crèche de nos cœurs puisse l’accueillir pleinement. Qu’allons-nous attendre ? Que demanderons-nous à Dieu ? Quel cadeau souhaitons-nous qu’il dépose au pied de notre sapin intérieur ? Comment allons-nous nous préparer ? Nos frères orthodoxes vivent ce temps comme celui du Carême, avec la même exigence ascétique. Certains installent sur la table de la salle à manger une couronne d’Avent dont ils allument, dimanche après dimanche, une bougie. Qu’allons-nous décider : nous confesser ? jeûner de cette activité compulsive ? poser un acte d’amour quotidien ? lire la Parole de Dieu régulièrement ? être fidèle à un temps fixe de prière journalier ? etc.

 

  1. Enfin, le veilleur de l’Évangile est celui qui n’attend pas seulement ce qui est certain, mais ce qui est, au sens étymologique du terme, in-ouï, c’est-à-dire jamais entendu. Tel est d’ailleurs le sens de la parabole avec laquelle Jésus illustre son commandement : « Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin » (Mc 13,35). Cela vaut bien entendu pour le retour du Christ ou le jour de notre mort : personne n’en connaît ni le jour ni l’heure. Mais cela vaut aussi pour les signes que Dieu nous donne, toujours surprenant. Vous connaissez peut-être l’histoire suivante. Je vous la raconte dans la version qu’en donne un film américain qui se trouve être un touchant biopic. Un petit garçon la narre à son père :

 

« Papa, j’ai une histoire. Un jour, un Monsieur se noya dans la mer. Et un bateau passe et lui dit : ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Un autre bateau passe : ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Il se noya et il arriva au Paradis. Et il dit : ‘Dieu, pourquoi tu ne m’as pas sauvé ?’ Et Dieu lui dit : ‘Je t’ai envoyé deux gros bateaux, imbécile [dummy] [3] ».

 

Si souvent, nous pensons que Dieu ne nous parle pas ou n’écoute pas nos prières. Et si, plutôt, nous étions sourds et aveugles aux signes qu’il nous envoie ? En effet, si Dieu répondait exactement à nos attentes, cela signifierait que Dieu serait limité à nos désirs. Voire, nous tomberions sous le coup de la critique athée (de Feuerbach, Freud) selon laquelle Dieu n’est au fond que la projection de nos désirs.

Soyons honnêtes. Arrêtons de dire que Dieu ne nous parle pas. Et osons-le reconnaître : nous n’écoutons pas Dieu parce qu’il nous dérange ! C’est ainsi que, aujourd’hui, certains écartent les propos du pape François, parce qu’ils nous donnent le prurit !

Et si, pendant ce temps d’Avent, nous acceptions d’être vigilants à ce que Dieu veut nous dire – même si cela nous déplaît, même si cela contrarie mes représentations ? Ma femme me dit que je suis trop pessimiste. Ce n’est pas vrai, je suis seulement réaliste. Et si ma femme avait raison ? D’ailleurs, mes amis me le disent aussi, mais, comme je les rabroue, ils n’osent plus aborder le sujet. Mon mari me dit que je ne cesse de lui faire des reproches. Mais il ne se rend pas compte que c’est pour son bien et pour celui de ses enfants. Et si je l’écoutais ? Et si, au lieu de toujours commencer par le négatif, je soulignais d’abord tout le positif que j’aime chez lui ? Une petite voix intérieure me dit qu’il faudrait que j’aille me confesser. Je voudrais bien, mais, franchement, je ne me vois pas avouer mes fautes à mon curé et puis, je n’ai pas le temps. Et si, au lieu de me justifier, je reconnaissais que cette voix est celle de ma conscience, qui est de Dieu ? Et si, au lieu de me justifier en affirmant : je n’ai pas le temps, je disais en vérité : je ne prends pas le temps ?

 

« Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez !»

Pascal Ide

[1] Cf. Héraclite, Fragments, fr. 2 et 7, éd. et trad. Marcel Conche, Paris, p.u.f., 1986, p. 449. « Pour les éveillés il y a un monde un et commun. Mais parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre » (Héraclite, Fragments B lxxxix, in Les Présocratiques, éd. Jean-Paul Dumont, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 166).

[2] Saint Jérôme, Traité sur le Psaume 147. Cité par Claude Ollivier, Jérôme, coll. « Église d’hier et d’aujourd’hui », Paris, Éd. ouvrières, 1963, p. 98.

[3] À la recherche du bonheur (The Pursuit of Happyness), biopic américain de Gabriele Muccino, 2006. La faute d’orthographe présente dans le titre original est intentionnelle, comme le film l’explique. Adapté de l’autobiographie éponyme de Chris Gardner. Avec Will Smith et Jaden Smith.

29.11.2020
 

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