Une rencontre mythique et emblématique : Tony et Maria

S’il est une rencontre célèbre au cinéma, c’est bien celle de Tony et Maria dans West Side Story ! De fait, elle comporte tous les ingrédients de la rencontre amoureuse qui, ici, est un coup de foudre radical. Tout en vous conseillant de revoir la scène [1], nous donnons le screenplay auquel nous nous permettons d’ajouter notre propre didascalie. Nous nous centrerons sur la version de 1961 (Jerome Robbins et Robert Wise) avant de la comparer avec celle de 2021 (Steven Spielberg)

1) Script commenté

(Tony et Maria remarquent soudain leur présence chacun à un bout de la salle. Progressivement, ils se rapprochent alors que le reste de la salle de danse, personnes, mouvements, bruits s’estoment. Ils se retrouvent tout près l’un de l’autre, et commencent à échanger).Tony. – You’re not thinkin’ l’m someone else?Tu ne penses pas que je suis quelqu’un d’autre ?Maria. – l know you are not.Je sais que ce n’est pas le cas.Tony. – Or that we met before?Ou que nous nous sommes déjà rencontrés ?Maria. – l know we have not.Je sais que non.Tony. – l felt… l knew something never before was going to happen… had to happen, but this is so much more.Je savais que quelque chose allait arriver… devait arriver, mais ceci est tellement plus.Maria, tendant vers lui les deux mains jointes comme une prière. – My hands are cold.Mes mains sont froides.(Tony enveloppe ses mains dans les siennes. Elle sourit) Yours too.Les vôtres aussi.(Elle lui touche la joue, alors qu’il accompagne son mouvement) So warm.Si chaude.Tony, posant à son tour sa main sur le visage de Maria. – So beautiful.Si belle.Maria, répétant en écho, toujours les yeux dans les yeux. – Beautiful.Beau.Tony. – lt’s so much to believe. You’re not makin’ a joke.C’est si difficile à croire. Me faites-vous un tour (une blague) ?Maria, sérieuse, déniant de la tête. – l have not yet learned how to joke that way.Je n’ai pas appris à jouer ce type de tour (blague).l think now l never will.Je pense maintenant que je ne saurai jamais.(Ils se rapprochent progressivement, tandis que les personnes alentour accélèrent le mouvement, et la musique de même. Pendant que Tony se penche vers Maria et que, tendrement, leurs lèvres se touchent, l’entourage sur la piste a progressivement repris toute sa consistance et sa couleur. Et, au moment où retentit un coup de sifflet et que nous revenons dans la réalité, Bernardo, en colère, intervient et repousse violemment Tony).Bernardo, avec un geste menaçant de la main. – Get your hands off, American! Stay away from my sister.Bas les pattes, Américain ! Éloigne-toi de ma sœur.

2) Commentaire systématique

Toute rencontre comporte cinq éléments, et la rencontre amoureuse en ajoute quatre autres qui la spécifient.

a) Le hasard

Tony et Maria se croisent par ce qui est la médiation la plus habituelle : le regard. « Leurs yeux se rencontrèrent ». Or, telle est l’essence du hasard : la coïncidence de deux séries causales, ici humaines, donc intentionnelles.Mais il nous faut préciser. Il ne suffit pas de dire que Tony et Maria ne se sont jamais vus pour affirmer qu’ils se rencontrent par hasard. Encore faut-il qu’il n’y ait nulle intention, non seulement de leur part, mais aussi de ceux qu’ils accompagnent. Or, de fait, les deux jeunes gens sont venus, chacun de leur côté. Et ceux qui les ont incités à venir au bal non seulement n’ont rien en commun, mais ont tout pour se repousser. Donc, leur croisement serait au plus haut point fortuit et le fruit du plus improbable des hasards. Ce qui lui donne une valeur singulière.

b) La surprise

Au hasard correspond la surprise. Loin d’être accidentelle, cette deuxième composante est essentielle, c’est-à-dire constitutive de la rencontre. En effet, la personne humaine est douée d’une subjectivité, de sorte que tout événement qui se déroule au-dehors retentit au-dedans. Précisément, le vécu subjectif de l’événement fortuit est l’étonnement. Autrement dit, la signature, en l’occurrence affective, du hasard est la surprise. Donc, sans ce ressenti, on ne pourra parler d’expérience de rencontre. Et c’est encore ce sentiment qui nous poussera plus tard à raconter la rencontre.Or, tout dit l’extrême étonnement des deux jeunes gens. C’est même là l’objet de leurs deux premiers échanges. Tony y pose les objections qui conjurent le hasard. La première, synchronique, est la confusion avec quelqu’un de déjà connu, qui transformerait la rencontre en une erreur sur la personne : « Tu ne penses pas que je suis quelqu’un d’autre ? ». La seconde, diachronique, est l’oubli d’une précédente rencontre, qui transformerait celle-ci en des retrouvailles : « Ou que nous nous sommes déjà rencontrés ? »

c) Le heureux hasard

En fait, dans l’usage courant, toute rencontre n’est pas hasard. Nous réservons souvent ce terme à un événement qualifié : plus fréquemment, heureux (auquel cas, le hasard devient synonyme de chance) ; parfois, malheureux (auquel cas la rencontre devient malchance). Par exemple, croisant Alcazar dans la rue, nous nous exclamerons : « Çà alors, quel hasard ! » Pour signifier : « Quelle heureuse surprise ! »Or, dès que Tony et Maria croisent leurs regards, à la surprise s’adjoint une attention, un émerveillement, une joie, un attrait, une promesse. C’est ce que nous allons maintenant détailler.

d) La focalisation

Nous avons dit de la rencontre que l’événement extérieur se double comme de son ombre, d’une réalité intérieure. Il faut dire plus : elle opère un changement intime. Et cette transformation se diffracte triplement, selon nos trois puissances de cognition (intelligence), d’émotion (l’affectivité) et d’action (la volonté libre). La rencontre se traduit d’abord cognitivement par une focalisation. On le sait, et les études psychologiques l’ont confirmé, l’attention est un processus double : d’une part, de polarisation sur un objet ; d’autre part, de distraction ou d’exclusion des autres objets.Or, la scène ici filmée est emblématique de ce double processus : contre toute probabilité, dans le brouhaha de la foule, dans le tourbillon des danses et dans l’anonymat des visages inconnus, les deux jeunes gens s’aperçoivent, plus, se voient, davantage encore, ne voient plus que l’autre. Au point que les deux sens les plus informatifs, la vue et l’ouïe, ne donnent désormais à connaître que le visage et la voix de la personne rencontrée.

e) L’attrait

Cette attention exclusive précède autant qu’elle succède à ce qui la porte et qui est infiniment affriandant : l’amour, et l’amour sous sa forme première, l’érôs, c’est-à-dire l’attirance, l’inclination vers ce qui est désirable. Et comme toute passion, le désir prend le corps (qui pâtit) et surprend l’âme (qui éprouve).Or, les deux jeunes gens non seulement ressentent cet intense attirance, mais, fait plutôt rare, en expriment les manifestations physiques : la froideur des mains et la chaleur des joues. Mais le corps n’est saisi que parce que l’âme est dessaisie d’elle-même par l’objet qui suscite sa passion. Et nous retrouvons le fondement de l’émotion qu’est la cognition. En effet, souvent, et plus particulièrement chez l’homme, l’amour est éveillé par la beauté. Or, Tony s’écrie « Si belle », en caressant le visage de Maria qui répète l’adjectif, sans que l’on sache si elle fait écho ou si elle admire à son tour le jeune homme, puisque « beautiful » est autant masculin que féminin.

f) L’intensité du sentiment

En français, le terme passion possède deux sens : celui commun à tout sentiment [2] qui ne renvoie à aucune gradation particulière ; celui propre à l’amour qui, alors, signifie l’intensité de ce sentiment.Or, bien évidemment, tout dit ici la puissance du sentiment qui incendie le cœur de Tony et Maria, au point que l’on est en droit de parler d’un véritable coup de foudre. Si l’intensité coruscante des regards révèle la déflagration flamboyante des cœurs, c’est le contraste des sensations tactiles chaud-froid qui exprime le bouleversement des corps. Mais comment expliquer ce paradoxe ? Si l’amour suscite la chaleur (ne parle-t-on pas d’un incendium amoris ?), pourquoi s’y joint-il aussi la sensation opposée, la froideur ?Je ne vois qu’une seule explication : la crainte qui chasse le sang. Or, déjà, toute surprise est, par essence, une crainte – même si elle accompagne un heureux événement. Mais, en plus, il convient de convoquer, je pense, une autre cause : la possible illusion, préparation de la possible perte (« me suis-je trompé ? »). En effet, c’est elle qui fait l’objet du dialogue suivant : « C’est si difficile à croire. Me faites-vous un tour (une blague) ? », demande Tony. Et Maria de répondre avec un sérieux inattendu qui leste d’une gravité singulière une scène jusqu’ici aérienne : « Je n’ai pas appris à jouer ce type de tour » (« à faire ce genre de blague »). On ne badine pas avec l’amour.

g) La secrète préparation

Si la rencontre n’est en rien préméditée, elle est en tout préparée. Ce hasard qui ne sourit qu’aux personnes qui y sont disposées est si connu que l’heuristique la désigne par un néologisme : sérendipité. Ce qui est vrai de la surprise cognitive, l’est encore davantage de la surprise amative. Et c’est le désir qui prépare au don ; c’est lui qui ouvre au plus près et au plus grand le cœur à l’aimé qui vient.Or, tous ceux qui se sont enchantés du film ou de la pièce le savent. Avant de se balancer aux accords du Mambo (la danse défi de la soirée), ils ont frissonné à ceux de Maybe tonight… Les paroles de Tony qu’il faudra analyser ailleurs sont l’expression par excellence d’un désir aussi puissant qu’indifférent (au sens ignatien), donc d’un cœur ouvert au maximum à la surprise que lui réservait la vie. Voilà pourquoi il dit à lui-même encore plus qu’à Maria : « Je le pressentais… Je savais que quelque chose qui n’était jamais arrivé auparavant… devait arriver ».

h) Le débordement de l’attente

Le désir prépare au don de la rencontre, mais il ne le mesure pas. Sinon, il court le péril majeur quoique souvent inaperçu de transformer l’autre en même, l’aimant dans l’aimé, et bientôt de reconduire le don au dû et la gratuité à la banalité.Or, plus encore que le langage non-verbal de la froideur (des mains), c’est l’expression verbale qui affirme ce surcroît, cet excessus qui est la méta-loi de l’amour. C’est ainsi que Maria affirme, là aussi pour elle, combien elle est totalement dépassée par ce qui lui arrive : « Je pense maintenant que je ne saurai jamais ». Et, dans la suite des mots cités, Tony continue en assurant que « ceci », c’est-à-dire cette rencontre, « est beaucoup plus [much more] », c’est-à-dire que ce qui « devait arriver ».

i) Le fruit tant désiré

Enfin, si le désir est pour le don, le don, lui, est pour la communion. Et telle est la troisième composante intérieure de toute rencontre, celle qui achève les composantes émotive (ou affective) et cognitive : la composante active (volitive ou conative). La personne qui aime veut être unie à la personne qu’elle aime. L’amour, disait le théologien mystique qui s’est fait appelé Denys l’Aéropagite, est « vis unitiva, puissance ou énergie de communion ».Or, la rencontre de Tony et Maria n’atteste cette puissance d’aimantation ou d’attraction que parce qu’elle est puissance d’union : d’abord, dans le croisement des regards qui se fige, hypnotique, dans une fascination mutuelle ; puis, dans le progressif effacement de l’espace qu’est le rapprochement des corps ; ensuite, dans la jonction des mains et la répétition en écho des paroles ; enfin, dans le contact des lèvres et l’échange des souffles où le touchant et le touché deviennent indiscernables.Donc, avant d’être l’expression d’un désir libidinal qui est toujours régionalisé (attirance par les seules valeurs sexuelles de l’autre), la mobilisation de tous les sens et, pour le toucher, de toutes ses virtualités, atteste que ce sont non pas les corps mais les personnes en leur totalité qui ici s’assemblent : la communion est interpersonnelle (intersubjective) ou n’est pas. Avant d’être l’embrasement des corps qui est passager, cet embrassement toujours plus grand témoigne de l’attente d’une communion qui est définitive. Avant d’être un plaisir qui, isolé, est menacé de captation, donc d’instrumentalisation, la centration sur l’autre qu’exprime l’échange triangulaire entre Bernardo, Maria et Tony (« Ils ne veulent qu’une seule chose d’une fille portoricaine. – C’est un mensonge ») fructifiera dans la jubilation enthousiaste d’une oblation mutuelle.

3) Confirmation

Il est riche de sens de comparer cette scène avec celle, symétrique, dans le film de Spielberg, 60 ans plus tard. J’en donne le script sans commentaire en annexe ; mais, là encore, il vaut mieux la regarder [3]. Alors que le cinéaste américain est connu pour faire rêver son public, ici, on croirait qu’il s’évertue de le déniaiser.

Sans doute est-il utile d’expliquer que, ingénument, María n’ait pas repéré que Tony est un Américain et non un Portoricain (« De là où j’étais, je n’étais pas sûre »). Sans doute également est-il heureux d’injecter de la légèreté (« Tu es grand » ; « Tu viens juste de comprendre ça ? »), à l’école même de Shakespeare, dans la pesanteur d’une tragédie. Sans doute enfin est-il plus réaliste que la scène se déroule derrière les gradins, à l’abri des regards indiscrets. La focalisation qui vaut pour les amants aurait valu pour leur entourage, mais pour aboutir à un effet opposé ! Bernardo, Chino ou Luz n’auraient pas permis que Tony et Maria se rapprochent, se touchent, se parlent et seraient intervenus bien avant qu’ils ne s’embrassent. Toutefois, ce souci de clarification, d’humour et de réalisme s’accompagne de la disparition de presque tous les éléments constitutifs de la rencontre, hors la surprise initiale et le baiser final. Il serait lassant et peu courtois de les passer en revue.

Décidément, notre époque est au dégrisement et à l’acédie, plus encore qu’au cynisme et à la déconstruction. Voilà pourquoi nous avons opté pour la version de 61 : non pas par nostalgie, mais par vérité. Si elle est plus romantique, elle est aussi autrement plus emblématique de ce que promet la rencontre, ainsi que la conclusion va le redire.

4) Conclusion

L’Occident, je veux dire le grand récit amoureux que celui-ci (se) raconte depuis des siècles, fait rimer érôs avec thanatos. Pourtant, en ses commencements béatifiants, ceux du rare coup de foudre, ceux que narre la rencontre de Tony et Maria, la passion amoureuse est promesse et prémisse de vie. Mais l’amour ne conduit pas à la mort des amants (derechef, la voie de l’Occident, que j’oserais qualifier de païen) ou à la mort de l’amour (la voie qu’a suivie l’Orient), à une seule condition : la mort non pas de la personne, mais de son ego, c’est-à-dire de la part égoïste d’elle-même. Et tel est le sens du mariage chrétien. Tel est aussi le sens profond de la Pâque du Christ que résume la mini-parabole du Christ : « si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24). Si l’amour-érôs de l’aimant, la passion d’amour qui est une graine, une semence, ne meurt pas à son narcissisme égocentré, il perd l’aimé et demeure seul ; mais s’il meurt à son autocentration pour renaître à la décentration de soi, transformé par l’agapè, il porte beaucoup de fruit : la communion et la vie.

Annexe

Je me contente de la didascalie du script (que l’on trouve sur Internet). Je précise juste que Tony et María se tiennent mutuellement par les deux mains et se rapprochent progressivement l’un de l’autre.

 

María moves to the music, showing Tony the steps, which he picks up quickly. They pause to take each other in.

María bouge au rythme de la musique, montrant les pas à Tony, qu’il reprend rapidement. Ils s’arrêtent pour s’admirer

Tony. – Funny, I wasn’t plannin on showin up tonight.

C’est drôle, je n’avais pas prévu de venir ce soir.

Maria. – You don’t like dancing?

Tu n’aimes pas danser ?

Tony. – No, I mean, yeah, I like it, I like it a lot, dancin with you. It’s just… (a beat, staring at her:)

You’re, um…

Non, je veux dire, ouais, j’aime ça, j’aime beaucoup danser avec toi. C’est juste… (un temps, la regardant :)

Tu es, euh…

Maria. – You’re tall.

Tu es grand.

Tony. – Yeah I know. You’re… not.

Ouais je sais. Vous n’êtes pas.

Maria. – You’re not Puerto Rican.

Vous n’êtes pas portoricain.

Tony. – You just figurin that out?

Tu viens juste de comprendre ça ?

Maria. – From down here I wasn’t sure.

De là où j’étais, je n’étais pas sûre.

Tony. – Is it OK? That I’m not?

Est-ce que c’est OK pour toi ? Que je ne le sois pas ?

Maria. – I don’t know. Creo que sí, pero… como yo nunca. Since I never seen you before. This is my first time dancing in New York City, so you tell me. Is it OK?

Je ne sais pas. Je le pense, mais… comme je ne l’ai jamais fait (en espagnol). Puisque je ne t’ai jamais vu auparavant. C’est la première fois que je danse à New York, alors dis-le-moi. Est-ce que c’est OK ?

Tony. – Not much I can do about it, but –

Je ne peux pas y faire grand-chose, mais…

María suddenly tries to kiss Tony. Startled, he pulls back.

María essaie soudain d’embrasser Tony. Surpris, il recule.

Tony. – Sorry, you just, caught me by surprise is all. I’m a by-the-book type, so…

Désolé, tu m’as juste pris par surprise, c’est tout. Je suis du genre à suivre les règles, donc…

Maria. – By the book?

Suivre les règles ?

Tony. – Try me again?

Veux-tu essayer à nouveau ?

They move in. They kiss. They’re interrupted by Luz, hissing at María from outside the bleachers.

Ils s’approchent progressivement. Leurs lèvres se joignent. Ils sont interrompus par Luz, qui siffle à María depuis l’extérieur des gradins.

Pascal Ide

[1] Cf. la video consultée le 19 mars 2024, à partir de 4 mn. 30 sec. jusqu’au terme : https://www.youtube.com/watch?v=Fl32I2CTzKs

[2] Il provient de ce que toute émotion retentit dans le corps qui s’en trouve altéré, autrement dit, pâtit.

[3] Cf. la vidéo consultée le 1er avril 2024 : https://www.youtube.com/watch?v=rKLht9LWVBA

3.4.2024
 

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