Une perfection en ce monde ? L’exemple de l’écriture et de la numération

Un passionnant article du philosophe et mathématicien Louis-Émile Blanchet montre les règles présidant à l’élaboration progressive, très progressive de l’écriture et de la numération, jusqu’à leur pleine maturation [1]. Cette histoire, qui est extraordinairement longue (deux millénaires pour l’écriture et quatre millénaires pour la numération), offre un exemple très objectif et indiscutable d’évolution culturelle et donc de perfection transculturelle. Plusieurs signes l’assurent : l’irréversibilité de l’évolution (« l’écriture évolue et progresse dans un sens déterminé et irréversible [2] » ; la démocratisation, c’est-à-dire l’universalisation (toujours plus de personnes accèdent à cette écriture et à cette méthode de numération) ; la facilité technique et communicationnelle.

On peut dire que l’écriture et la numération sont enfin arrivés à leur état de maturité, autrement dit, d’achèvement ou de perfection. Ce qui est bien rare pour les œuvres humainesen ce monde.

1) Évolution du symbolisme littéraire

a) Mouvement général

Il a fallu, grosso modo, cinq étapes. Même si je répartis ces cinq étapes en deux sous-groupes pour mieux en éclairer les différences, l’évolution est progressive.

1’) Écriture figurative

En ces deux premiers temps, l’écriture représente le réel sans médiation, c’est-à-dire l’imite.

  1. Écriture pictographique : ici, à un signe dessiné correspond une réalité extérieure sensible.

Ce signe présente deux faiblesses : il ne peut signifier que des réalités concrètes ; il doit être multiplié à l’infini : chaque réalité nouvelle demande à être représenté par un nouveau signe, ce qui est d’une complexité intolérable pour la finitude de l’esprit humain incarné.

  1. Écriture idéographique : ici, à un signe dessiné correspond une réalité qui n’est pas directement concrète, mais est abstraite.

Le passage du pictogramme à l’idéogramme est spontané. Par exemple, dans l’écriture hiéroglyphique, le cercle entouré de rayons est le pictogramme qui signifie le soleil ; il devient ensuite l’idéogramme exprimant le jour ou la chaleur qui sont des notions plus abstraites.

Quoi qu’il en soit, l’écriture figurative présente diverses limites draconiennes : l’absence de normes dans l’exécution des dessins ; le délai d’écriture qui entraîne une tendance à la simplification et donc à une nouvelle source d’arbitraire ; la difficulté de matérialisation du dessin dans les supports matériels de l’époque (d’où le cunéiforme des Sumériens qui ne pouvaient dessine de courbes dans la glaise) ; le nombre incalculable de symboles : on pense qu’il existe entre 50.000 et 80.000 idéogrammes chinois, alors que, nous allons le voir, une écriture alphabétique fait appel à un maximum de 30 signes. D’ailleurs, dans le déchiffrement d’une langue inconnue, c’est le nombre de signes utilisés qui sert de critère pour savoir si l’on a affaire à une écriture figurative, syllabique ou alphabétique.

2’) Écriture phonétique

La nécessité d’un autre type d’écriture se fait sentir. Le signe graphique doit prendre sa distance à l’égard du croquis, c’est-à-dire de la copie de la réalité. Or, l’homme dispose d’un autre moyen d’expression, de communication que la seule vue, c’est la parole. Celle-ci, en quelque sorte, interpose comme un signe entre la réalité vue et le signe graphique. Désormais, le signe graphique n’est plus le signe de la réalité mais du son prononcé pour signifier la réalité.

De sorte que l’apparition du signe phonétique s’est faite en deux temps. Au début, signe graphique et signe phonétique (mot parlé) pointent vers la même réalité :

 

signe graphique –> objet (mental ou concret) <- signe phonétique.

 

Puis, en un second moment, nous avons le schéma :

 

signe graphique –> signe phonétique –> objet (mental ou concret).

 

Cette écriture permet avant tout, par cette mise à distance, la représentation, la signification d’idées abstraites.

Pourtant, là encore, la réussite actuelle, est le fruit d’une longue conquête, de nombreux errements. Précisément trois étapes :

  1. Phonogramme polysyllabique : ici, le signe graphique traduit, purement et simplement, le mot entier. A un son signifiant telle réalité concrète ou abstraite en son ensemble correspond un signe graphique. Par exemple, l’écriture égyptienne invente les déterminatifs pour éviter les homonymes.

On conçoit la limite du principe : il faut là encore multiplier les signes graphiques à l’infini, en fonction du nombre de réalités.

  1. Phonogramme syllabique : là apparaît le véritable avantage de l’écriture phonétique. Désormais, le signe graphique exprime non pas le mot en son entier, mais chaque syllabe, ce qui correspond à une unité de prononciation.

L’évolution se fait en deux temps. Au début, chaque syllabe est représenté par un signe différent. Alors, l’écriture ressemble à un rébus. Le système devient parfait, lorsque les syllabes qui se prononcent de la même manière sont représentées par des signes graphiques eux-mêmes identiques.

Ici, le système parvient à une simplicité remarquable : les signes graphiques sont entre cinquante et quelques centaines selon le nombre de syllabes prononcées différentes.

  1. Phonogramme alphabétique : c’est la résolution la plus élémentaire.

Il demeure que le son lui-même est encore plus simple que la syllabe qui est composé de plusieurs entités élémentaires : consonnes et voyelles, même si celles-ci sont souvent réunies ; plus précisément encore, la consonne n’existe jamais seule. Il n’empêche que ces deux réalités sont diverses, la consonne étant un son fermé et la voyelle un son ouvert. Or, à un son simple correspond ce que l’on appelle un signe alphabétique.

Or, on ne peut descendre dans une plus grande atomisation, une analyse plus résolutive. Voilà pourquoi nous sommes arrivés au progrès ultime dans l’écriture phonétique et l’écriture tout court. La preuve en est le peu de signes de base – maximum vingt ou trente – et l’infinité des combinaisons permises par l’écriture alphabétique – selon des lois conventionnelles, bien fixées, ces codes étant régis par la morphologie et la syntaxe.

b) Caractéristiques du mouvement

Ici, nous voyons se réaliser le principe hégélien selon lequel le fini se corrompt et laisse place à une figure plus achevée. A chaque fois, la disparition du type d’écriture correspond à ses manques internes. Ces manques sont souvent les mêmes : la difficulté de l’écriture ; le peu de praticabilité pour les règles de composition. Une métarègle commande tout : le principe d’économie.

L’évolution est hégélienne aussi pour une autre raison : l’écriture s’arrache de plus en plus au terreau naturel pour devenir de plus en plus conventionnelle, c’est-à-dire soumise à la liberté. Sans tout autant perdre toute attache à son terreau pictographique. C’est ainsi que notre écriture moderne fait toujours appel à des symboles non phonétiques mais pictographiques comme &, £, %, etc.

La finalité est elle-même naturelle, mais au sens d’adéquate à la nature de l’esprit.

Cette évolution permet une évaluation des cultures : toutes les cultures n’ont pas la même écriture ; or, celle-ci est plus ou moins apte à exprimer l’abstraction et est aussi plus ou moins communicable, plus ou moins démocratique, libérante ; c’est ainsi qu’une écriture idéogrammatique comme en Chine est culturellement moins évoluée.

2) Évolution du symbolisme numérique

« La maturité du symbolisme littéraire réside dans l’écriture alphabétique, tandis que celle du symbolisme numérique se trouve dans la notation de position débarrassée de toute répétition purement additive [3] ».

On notera qu’il a fallu presque deux fois plus de temps pour accéder à la perfection du système actuel de numération. Cela tient aux contraintes encore plus grandes du symbolisme numérique. En effet, les symbolismes numérique et littéraire doivent tous deux satisfaire aux exigences de la représentation, mais le premier doit en plus répondre aux besoins du calcul, donc être flexible et maniable, et cela jusqu’à signifier l’infinité mathématique.

Ici, à mon sens, l’analyse de l’auteur est plus limitée. Plus que de dégager les étapes conduisant à l’écriture indo-arabique à partir de sa logique interne, il la reconstitue à partir des différentes zones culturelles (numération égyptienne, babylonienne, grecque, romaine, maya et indo-arabique), ce qui est, bien entendu extérieur, extrinsèque. Je renvoie ici au grand livre de Ziffrah qui est beaucoup plus précis et profond.

A noter que cette évolution n’est pas uniforme, puisque si la numération égyptienne est moins parfaite que la numération babylonienne (qui découvre le principe clé, la pièce maîtresse qui est le principe de position), en revanche Grecs et Romains l’ont abandonné et donc ont régressé.

En tout cas, comme pour le symbolisme littéraire, le progrès et la perfection consistent en : « une réduction extrême du nombre des symboles fondamentaux, un accroissement illimité des ressources représentatives, et une simplification radicale des opérations du calcul [4] ». Au-delà on trouve deux qualités essentielles qu’il faut doser avec beaucoup de délicatesse : « la simplicité et l’efficacité [5] ». En termes concrets : il faut un minimum d’éléments de base joints avec des règles d’un maximum d’efficacité.

3) Conséquences pédagogiques

On l’a vu : plus le symbolisme (littéraire, car c’est surtout lui qui est ici en cause) évolue, plus il s’arrache à la naturalité immédiate de l’expression, donc plus la part de la liberté, de l’esprit, de la conventionalité entendue comme arrachement à la concrétude immédiate, devient importante. Par conséquent, plus le nombre de règles, de conventions se multiplient, plus l’apprentissage devient long.

Une autre conséquence concerne l’universalité (la conséquence est de moi). Celle-ci est double. Il existe une universalité naturelle. Le premier état de l’écriture est universel, d’une universalité naturelle. Tout le monde comprend le symbole pictographique du soleil et presque tous de certains panneaux de signalisation. Lorsque manque la connaissance de la langue, de la culture, c’est sur ce symbolisme qu’on se rabat, notamment avec les gestes (manger, boire, dormir). Mais on voit aussitôt qu’il est borné aux réalités concrètes, sensibles. Dès lors prend le relais un autre symbolisme qui, étant conventionnel, est lié à une culture donnée, donc devient particulier. Pour autant, il n’est pas que conventionnel et particulier : d’abord, il est possible de l’apprendre, de faire communiquer les cultures par l’apprentissage des langues ; ensuite, il y a certains ponts interculturels (à commencer par l’universalité du concept, du signifié, quelle que soit l’importance du contexte) ; enfin, il existe le langage universel des chiffres qui demeure.

On peut tirer une conséquence capitale de cette évolution historique : certaines méthodes pédagogiques se veulent globales ou semi-globales retournent au mode de procédé syllabique. C’est une régression historique et à cette régression historique correspond une régression culturelle.

 

« En ce qui regarde l’écriture, tout enseignement d’une langue qui en méconnaîtrait le caractère alphabétique et n’en pousserait pas l’analyse jusqu’à ses derniers éléments, à savoir les lettres individuelles, ne pourrait procurer la maîtrise de cette langue. En quelque domaine que ce soit, aucune connaissance distincte et certaine des structures complexes qu’on peut y construire n’est possible et concevable sans qu’on ait une connaissance claire, ordonnée et sûre des éléments indécomposables du domaine en cause. […] Aucune raison de rapidité ne peut justifier l’enseignement d’une écriture alphabétique comme si celle-ci n’était pas alphabétique. Enseigner une écriture alphabétique sans retourner aux lettres elles-mêmes serait tout aussi désastreux que le serait un enseignement de la numération hindoue [arabe, décimale qui est la nôtre] qui négligerait la connaissance individuelle des dix chiffres primitifs, sorte d’alphabet primitif [6] ».

 

Il y va donc de la loi même de notre incarnation et donc de la nature raisonnable de notre intelligence : nous nous devons d’abord de pousser l’analyse jusqu’aux éléments, avant de nous élever à la synthèse. Toute synthèse prématurée est en fait un signe d’orgueil de l’intelligence qui veut accéder à la sagesse en évitant la peine de la science, qui préfère la synthèse hâtive à l’onéreux travail analytique. « L’intellect humain se lève à l’ombre de la raison ».

Pascal Ide

[1] Louis-Émile Blanchet, « La maturation de l’écriture et la numération », Laval théologique et philosophique, 28 (1972) n° 2, p. 111-128.

[2] Ibid., p. 117.

[3] Ibid., p. 119.

[4] Ibid., p. 126.

[5] Ibid., p. 127.

[6] Ibid., p. 127.

19.7.2022
 

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