Dans un passage de son opuscule sur La foi chrétienne, le cardinal Henri de Lubac qui est plus philosophe qu’on ne le pense, propose de manière inattendue un développement métaphysique d’une profondeur à couper le souffle.
« Notre Dieu est un Dieu vivant. Et c’est un Dieu qui, en lui-même, se suffit. “Il ne lui manque ni l’unité ni l’altérité, ni le mouvement ni le repos, ni l’opposition ni la paix.” En lui, nulle solitude. En lui, nul égoïsme. À l’intérieur même de l’Être, c’est l’extase, la sortie de soi. C’est, “dans l’unité du Saint-Esprit”, la circumincession parfaite de l’Amour. Ainsi nous pouvons entrevoir à quelle profondeur de vérité doit s’entendre le mot de saint Jean (qui n’est nullement réversible) : “Dieu est charité. ” Si nous existons, ce n’est ni le fruit du hasard (!), ni le fait d’une aveugle nécessité, ni l’effet d’une toute-puissance brutale et dominatrice : c’est en vertu de la toute-puissance de l’Amour. Si nous pouvons reconnaître le Dieu qui nous parle et veut lier notre destinée à la sienne, c’est qu’en lui-même il a de lui-même une connaissance éternelle ; un dialogue existe en lui qui peut s’épancher au-dehors, il est animé d’un mouvement vital auquel il peut nous associer.
« Si même sans éducation philosophique, nous pouvons résister à ceux qui nous disent que le fond de l’être est matière, et si nous dépassons spontanément les vues trop abstraites de ceux qui nous disent que le fond de l’être est l’esprit, ou l’un, c’est que ce mystère de la Trinité nous a ouvert une perspective toute nouvelle : le fond de l’être est communion.
« Si nous pouvons surmonter toutes les crises qui nous portent à désespérer de l’aventure humaine, c’est que, par la révélation de ce mystère, nous savons que nous sommes aimés. Aimés par le Dieu trois fois saint ! Et du même coup nous apprenons ce que les plus clairvoyants des hommes sont portés à mettre en doute : nous apprenons que nous-mêmes nous pouvons aimer : nous en sommes rendus capables par la communication de la vie divine, de cette vie qui est amour. Nous comprenons aussi par-là comment ‘la plénitude de l’existence personnelle coïncide avec la plénitude du don’, comment la réalisation de soi est trompeuse en dehors du don de soi et comment en revanche ce don s’égare en activisme sans portée s’il n’est pas l’effusion d’une vie intérieure… Nous savons enfin qu’il nous faut consentir à ce désir de la béatitude que nulle théorie, nulle négation, nul désespoir n’arrachera du cœur humain, parce que, loin d’être recherche de l’intérêt propre, il s’épanouit sous l’action de l’Esprit de Dieu, en espérance d’aimer comme Dieu aime [1] ».
Ces quelques lignes dessinent ce que certains métaphysiciens chrétiens ont appelé une ontologie trinitaire [2]. En effet, autant l’interprétation « psychologique » de la Très Sainte Trinité se fonde sur l’affirmation vétérotestamentaire de l’homme à l’image de Dieu (cf. Gn 1,26-28), autant l’interprétation « sociale », se fonde sur l’affirmation johannique redoublée selon laquelle « Dieu est charité » (1 Jn 4,8.16). Or, Dieu est amour non seulement en son économie, mais en son être intime, dans la vie des Personnes divines qui est don de soi et communion. Assurément, les relations sont aussi de connaissance ; mais cette « connaissance éternelle » est relue à partir de l’amour comme « un dialogue », donc une communion, qui lui-même, est « épanche[ment] », donc communication ou don. De même, l’ontologie trinitaire se caractérise par les notes suivantes que Lubac applique à toute la création et singulièrement à l’homme.
- L’être est reçu comme un don gratuit. En creux, l’existence « n’est ni le fruit du hasard (!), ni le fait d’une aveugle nécessité, ni l’effet d’une toute-puissance brutale et dominatrice ».
- Et ce don est l’acte d’un être qui non seulement aime, mais a le pouvoir de son vouloir. La phrase continue : « c’est en vertu de la toute-puissance de l’Amour ».
- L’être n’est pas seulement réception gratuite et aimée, il est activité aimante. En effet, « nous apprenons que nous-mêmes nous pouvons aimer ».
- Et, là encore, cet amour est don de soi. Ce qui est vrai de Dieu – « À l’intérieur même de l’Être, c’est l’extase, la sortie de soi » – l’est aussi de l’homme – « la plénitude de l’existence personnelle coïncide avec la plénitude du don ». Autrement dit, « la réalisation de soi est trompeuse en dehors du don de soi ». Au moderne qui souligne, Lubac ajoute qu’il est aussi donation de soi.
- Toutefois, cette extase de soi n’est pas une pure extériorisation de soi, mais le débordement d’une plénitude intérieure. En effet, « ce don s’égare en activisme sans portée s’il n’est pas l’effusion d’une vie intérieure ». Dans les termes de la dynamique ternaire du don, la donation présuppose l’appropriation (qui, elle-même, pour la créature, présuppose la réception). Ainsi, Lubac conjure deux erreurs opposées : le monadisme qui identifie l’être et la conscience de soi ; l’activisme qui identifie l’être et l’extase de soi ; pour conjuguer leur part de vérité : intériorité et (pour) l’extériorité.
- Enfin, et c’est l’affirmation sommitale : « le fond de l’être est communion ». En effet, loin d’être juxtaposés, cette réception et cette donation se tressent dans un échange ; or, telle est l’essence de la communion : mutuelle réciprocité de dons et de réceptions. Et notre théologien-philosophe approprie cette unité communionnelle au « Saint-Esprit » qui assure « la circumincession parfaite de l’Amour ».
- Ainsi cette ontologie lubacienne se présente comme une explicitation ou une concrétisation de l’affirmation centrale selon laquelle l’être est amour.
Ajoutons que Lubac est particulièrement attentif en ce texte à son contexte qu’est le matérialisme désespérant qui dénie au monde toute signification autre que matérielle et à l’homme toute destinée autre que terrestre. Or, la réponse n’est pas seulement l’affirmation de l’esprit, mais celle de l’amour : « Si nous pouvons surmonter toutes les crises qui nous portent à désespérer de l’aventure humaine, c’est que, par la révélation de ce mystère, nous savons que nous sommes aimés ». Et, joignant de manière très blondélienne la pensée à l’action, Lubac voit dans cette ontologie trinitaire le déploiement métaphysique du désir naturel du surnaturel : « Nous savons enfin qu’il nous faut consentir à ce désir de la béatitude que nulle théorie, nulle négation, nul désespoir n’arrachera du cœur humain ».
Ainsi, la théologie lubacienne, dont une récente thèse très légitimement couronnée par la mention Summa cum laude (excellence) a de nouveau montré combien elle est profondément cohérente [3], l’est encore davantage puisqu’elle appelle de ses entrailles une philosophie qui la prolonge, la conforte et la prépare. Et cette philosophie est une métaphysique ou une ontologie que l’on peut très proprement qualifier de trinitaire.
Pascal Ide
[1] Henri de Lubac, La foi chrétienne, Paris, Le Cerf, 2008, Œuvres complètes, tome 5, p. 13-15.
[2] Cf. Pascal Ide, « ‘L’autre est constitutif du moi’. L’ontologie trinitaire de Piero Coda. À propos de… Piero Coda, Ontologie trinitaire », Nouvelle revue théologique, 143 (2021) n° 4, p. 455-467.
[3] Marie-Gabrielle Lemaire, Prendre conscience du Christ. Du Surnaturel à l’Intelligence spirituelle de l’Écriture : le mouvement de la conversion chez Henri de Lubac, soutenance le 2 juin 2022.