L’on connaît le diagnostic proposé par Hannah Arendt : « Parmi les conséquences spirituelles des découvertes de l’époque moderne, la plus grave peut-être et, en même temps, la seule qui fût inévitable […], a été l’inversion des rangs de la vita contemplativa et de la vita activa dans l’ordre hiérarchique [1] ». Elle explique cette bascule de la vie contemplative vers la vie active comme un passage non pas d’une intelligence passive à une intelligence enfin active, mais d’une intelligence éminemment active, exerçant toute son activité à accueillir le vrai, à une « pensée » (sous-entendu opératoire ou fonctionnelle) tournée vers le faire, le bien de l’œuvre :
« Le changement qui eut lieu au xviie siècle fut plus profond que ne l’indiquerait une simple inversion de l’ordre traditionnel établi entre le faire et la contemplation. Le renversement à proprement parler ne concerna que la relation entre faire et penser, tandis que la contemplation, au sens original de vision prolongée de la vérité, fut totalement éliminée. Car la contemplation est autre chose que la pensée. Traditionnellement, on concevait cette dernière comme la voie principale, la plus directe, menant à la contemplation du vrai. Depuis Platon et sans doute depuis Socrate, la pensée était le dialogue intérieur dans lequel on converse avec soi-même […] ; et bien que ce dialogue n’ait aucune manifestation extérieure, exigeant même la cessation plus ou moins complète de toute activité, il constitut en soi un état extrêmement actif [2] ».
Pour illustrer et prolonger cette évolution autant que pour dater le moment de ce renversement radical, comparons, à la suite d’Olivier Rey [3], deux gravures que le dessinateur, graveur et peintre allemand Albrecht Dürer effectua la même année 1514. Leur rapprochement montrera la vive conscience que l’artiste, avant d’autres (comme le Caravage), éprouva du changement radical de vision du monde qui s’opérait devant ses yeux, un siècle avant Galilée, Francis Bacon et Descartes.
1) Du cosmos médiéval pacifié…
Albrecht Dürer, Saint Jérôme dans sa cellule, gravure, 1514.
Dans la première, tout nous dit un monde réconcilié. La contemplation de la gravure montre, de manière globale, une cellule baignée de lumière, à l’atmosphère recueillie, paisible, sinon joyeuse. En effet, si nous regardons en détail, nous observons plusieurs unités ou communions. D’abord, entre la foi et la raison, donc entre Dieu et les créatures : les Saintes Écritures que saint Jérôme scrute studieusement et la création attestée par de multiples réalités naturelles, comme le lion, le chien, à même le sol et la calebasse pendue au plafond (qui évoque aussi un passage du livre de Jonas sur lequel il y eut controverse avec saint Augustin [4]). « L’image de saint Jérôme dans sa cellule se rapporte à un état de choses où le savoir intellectuel et la doctrine de l’Esprit Saint se touchent se fortifient mutuellement [5] ».
Ensuite, entre l’homme et la nature. Le lion présent au premier plan ne fait pas seulement allusion à un épisode fameux de la vie légendaire du saint Docteur qui avait rencontré le roi des animaux au désert et qu’il avait délivré d’une épine lui transperçant la patte, mais aussi un animal réputé dangereux qui se repose paisiblement à côté d’un chien.
Puis, entre l’homme et les objets, les artefacts. Malgré la multiplicité des objets, il règne une paix, notamment liée à l’ordre et au rangement. Saint Augustin ne définissait-il pas la paix, « tranquillitas ordinis : tranquillité de l’ordre » ? Comment, de surcroît, ne pas noter la multiplicité des coussins (pas moins de quatre), signes de douceur encore plus que de confort ?
Par ailleurs, au sein même du cosmos. Il faut convoquer ici une lecture symbolique. « Le plafond à solives peut figurer la voûte céleste ou sphère des fixes » et « le chapeau cardinalice accroché au mur et la calebasse pendue au plafond les astres dans le ciel [6] ». En regard, le plan inférieur, lui, conjugue l’ensemble des réalités sublunaires dont nous avons vu qu’elles ornent la pièce selon un bel ordonnancement.
Enfin, entre l’homme et lui-même. En effet, nous observons, d’un côté un crâne, de l’autre, un sablier. Traditionnellement, le premier évoque la mort et donc l’inquiétude, voire l’angoisse, le second le temps qui s’écoule irréversiblement, que ce soit celui de l’étude ou de la prière. En fait, le crâne, est placé à distance, est baigné par la lumière qui filtre de la fenêtre et nous regarde encore plus qu’il ne regarde Jérôme. Le sablier, quant à lui, répartit le sable en deux parties, supérieure et inférieure, équivalente, donc renvoie derechef à l’harmonie. Rien, pour finir, ne semble troubler l’étude attentive de Jérôme dont émane une douce lumière qui n’est pas seulement celle de son auréole.
2) … à l’univers moderne inquiétant
Albrecht Dürer, Melencolia I, gravure, 1514.
a) La mélancolie…
Tout différent est le climat baignant la seconde et encore plus fameuse la gravure. Comment, ne pas noter d’emblée que tout, dans la gravure exprime la tristesse, à commencer par les teintes majoritairement sombres ? Mais, là encore, entrons dans le détail, observant personnes et objets. L’expression de l’ange est un condensé de tristesse (assis, comme abattu) et de colère (le regard dardé vers l’avant, les sourcils froncés). Or, explique Erwin Panofsky, « le mélancolique traditionnel » n’était pas seulement « un malheureux » « apathique », mais aussi considéré comme « avare » et « honni pour son humeur misanthrope et pour son incompétence généralisée [7] ».
Considérons les objets. Nous observons une couronne sur la tête de l’ange. En effet, l’on considérait que la mélancolie était dûe à une sécheresse de l’humeur. Les contraires s’opposant, il était donc recommandé aux mélancoliques de s’appliquer sur la tête des feuilles de plantes aquatiques. Or, la couronne conjugue la renoncule d’eau et le cresson de fontaine. Nous constatons aussi la présence d’un sablier : s’il est presque identique à celui de la précédente gravure, en son contenant (sa forme) et en son contenu (égalité des quantités de sable), le contexte en change radicalement la signification : outre d’être instrument de mesure, ainsi que nous le redirons, il exprime l’immobilisation du temps ou sa consommation, l’ennui et la vanité-vacuité du présent – autant d’interprétations et de symptômes de mélancolie.
La thématique funeste n’est pas seulement exprimée de manière explicite sur le bandeau : « Melencolia », mais elle est portée par les ailes d’un animal symbolique : la chauve-souris, qui est traditionnellement associée à la mélancolie, parce qu’elle hante les lieux désolés. De plus, elle vole de nuit ; or, étymologiquement mélancolie signifie « bile noire ». D’où d’ailleurs la tonalité nocturne de la gravure.
b) … et la géométrie
Loin d’être isolé, ce thème de la mélancolie est associé à celui de la géométrie, comme l’observe Erwin Panofsky : « Presque tous les motifs utilisés dans la gravure de Dürer peuvent se justifier par des traditions textuelles ou iconographiques bien établies, relatives à la ‘mélancolie’ d’une part, et à la ‘géométrie’, de l’autre ». En effet, la géométrie se distribue classiquement en plusieurs disciplines : pure, c’est-à-dire théorique (sans application pratique), appliquée et descriptive. Or, nous observons quatre sortes d’objets. Tout d’abord, un compas, un livre et un encrier, qui sont autant d’instruments permettant de réaliser des calculs ou des figures. Ensuite, un carré magique qui est un résultat de ces calculs. Puis, un sablier, une cloche et une balance, qui servent à la mesure concrète des objets (temps, espace et poids). Enfin, un polyèdre en pierre qui sert à la stéréographie et la perspective. Tous ces objets renvoient donc à la géométrie sous ses différentes facettes.
c) Le lien entre géométrie et mélancolie
Dürer joint intentionnellement géométrie et mélancolie. Pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire des arts plastiques, est représentée « une Géométrie devenue mélancolique », selon les mots de Panofsky.
De prime abord, cette jonction étonne. En effet, « la Géométrie n’est-elle pas, depuis Platon, la propédeutique la plus assurée à la contemplation sereine des Idées, voire l’initiatrice à la connaissance des mesures sacrées ? Comment donc placer la Géométrie à la fois sous le signe d’une intelligibilité mathématique libérée des pesanteurs terrestres, et sous celui de Saturne, divinité ambiguë présidant autant depuis l’Anétiquité aux arpentages telluriques qu’aux transmutations alchimiques [8] ? » Au minimum, la géométrie est une science intelligible, abstraite, dégagée de toute sensation et donc de tout sentiment ; au maximum, elle représente le triomphe joyeux de la raison séparée.
Pour Panofsky, cette mélancolie est une application particulière d’une théorie générale d’Aristote selon laquelle « tous les êtres véritablement hors du commun, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la conduite de l’État, de la poésie ou des arts, sont des mélancoliques [9] ».
Mais ne faut-il pas dire plus que cette interprétation subjective et esthétique et, avec Olivier Rey et, plus généralement avec Rémi Brague [10], lire une évolution objective : l’entrée dans la science moderne est aussi l’entrée dans un monde désenchanté, donc triste ? Sans entrer dans le tout le détail, notons quelques évolutions qui, pour un artiste de la Renaissance, peuvent aussi apparaître comme une involution. En effet, le cosmos médiéval est fini et rempli de la gloire de Dieu ; or, l’univers moderne est infini et vide de la présence de Dieu. De plus, le premier est ordonné, donc apaisé alors que le second n’est plus immédiatement intelligible, doit être mis à la question (Bacon), voire devient muet. Enfin, nous l’avons vu avec la première gravure, dans la vision antico-médiévale, les mondes terrestre et céleste sont distincts et le monde visible est le signe de l’invisible. Or, avec la vision moderne, la géométrisation de la nature entraîne son homogénéisation autant qu’elle est l’effet de son unification. De plus, la géométrie efface la différence entre haut et bas considérée comme subjective. Donc, le cosmos mathématisé perd « son rôle ascensionnel » ou scalaire. « Qu’il nous soit permis, en attribuant à Dürer la prescience du génie, de projeter sur cette gravure la mélancolie que nombre d’êtres vont éprouver devant cette uniformisation ontologique [11] ».
Résumons brièvement notre propos. Le passage du primat de la vie contemplative au primat de la vie active s’accompagne des transferts suivants : d’une vision métaphysique et hiérarchique du cosmos à une vision géométrique et uniformisé de l’univers ; d’une contemplation sereine et même enthousiaste (au sens étymologique) à une observation inquiète et bientôt mélancolique.
Pascal Ide
[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, coll. « Agora », Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 362.
[2] Ibid., p. 364-365.
[3] Olivier Rey, Réparer l’eau, coll. « Essais », Paris, Stock, 2021, p. 45-57.
[4] Cf. Jn 4,6. Cf. Peter W. Parshall, « Albrecht Dürer’s Saint Jerome in his study. A philological reference », The Art Bulletin, 53 (1971) n° 3, p. 303-305.
[5] Ernst Jünger, Le traité du sablier, trad. Henri Plard, Paris, Christian Bourgois, 1970, p. 136.
[6] Olivier Rey, Réparer l’eau, p. 46.
[7] Erwin Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, 1943, trad. Dominique Le Bourg, Paris, Hazan, 1987, p. 253-254.
[8] Françoise Bonardel, Triptyque pour Albrecht Dürer. La conversation sacrée, Chatou, La Transparence, 2012, p. 190-191.
[9] Aristote, Problèmes, XXX, 1. Cf. Erwin Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, 1943, trad. Dominique Le Bourg, Paris, Hazan, 1987, p. 253-254.
[10] Cf. Rémi Brague, La sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, coll. « L’esprit de la cité », Paris, Fayard, 1999, chap. 12-14.
[11] Olivier Rey, Réparer l’eau, p. 52 et 53 (pour la précédente citation).