Une Eucharistie avec le mil ? Une tentative ratée d’inculturation
  1. Le missiologue et anthropologue René Jaouen a travaillé pendant plus de trente ans parmi les Giziga du nord Cameroun. Dans son ouvrage L’Eucharistie du mil, il plaide en faveur d’une inculturation des espèces eucharistiques, en l’occurrence, il argumente pour que la matière soit le mil. Pour cela, il fait appel aux ressources de l’anthropologie symbolique. Voici un clair résumé de sa problématique et de son argumentation de fond :

 

« Comment l’Eucharistie, ‘centre et sommet’ de la vie chrétienne, vient-elle à la rencontre d’un groupe d’hommes qui pratiquent la culture et la religion du mil en Afrique subsaharienne ? De manière plus précise, comment le Giziga, une ethnie du Nord-Cameroun, peuvent-ils passer de la religion traditionnelle (Kuli ngi daw, la force sacrée du mil) à la célébration chrétienne de l’Eucharistie, de telle sorte que ce qu’il y a de meilleur dans leur culture et leur religion soit assumé et transfiguré par le Christ [1] ? »

 

L’argument décisif est le suivant : le Christ vient sauver tout l’homme et les sacrements sont les moyens de son action salvifique ; or, l’homme est être de culture, être symbolique ; or, dans la culture Giziga, le mil n’est pas seulement un moyen de subsistance, ni même d’abord, mais un aliment sacré, personnifié. En effet, on l’écoute, on lui parle, on le console et on le supplie. « Chez les Giziga, ce n’est pas seulement le code culinaire, mais tout le monde du mil, sa culture et sa religion, qui sert de médiation symbolique pour rendre compte de la totalité de la vie humaine [2] ». Par conséquent, imposer le pain de blé et le vin de raisin est « l’indice d’une aliénation culturelle et religieuse [3] ». Il convient donc de lui substituer le mil.

 

  1. Cette argumentation paraît convaincante. Pourtant, un jésuite camerounais, le père Ludovic Lado, affirme que la problématique de l’inculturation en Afrique contemporaine est tentée par l’essentialisme [4].

Pour cela, il porte le fer non au plan théologique (qui prête aussi et même d’abord le flanc à la critique), mais au plan de la conception sous-jacente du mythe. Pour lui, Jaouen réifie, substantialise, fige la culture. En effet, il considère le mil comme une donnée immuable ; or, « les cultures humaines sont historiques et dynamiques en ce sens qu’elles sont capables d’absorber du nouveau et de le digérer ». Concrètement, les Giziga ont dû « domestiquer des symboles étrangers ». Par conséquent, « je ne vois pas en principe pourquoi, à la longue, le pain de blé et le vin de raison ne pourraient pas faire partie du patrimoine culturel giziga. En effet, suite à l’entreprise coloniale, ces produits occidentaux sont devenus partie intégrante du régime alimentaire de nombre d’Africains, surtout dans les milieux urbains. » Bref, l’« approche essentialiste des cultures africaines n’est pas de nature à faire justice à leur historicité [5] ».

Conséquence plus générale. Dans cette mouvance essentialiste, « certains de ces théologiens ont commis l’erreur de penser que l’inculturation pouvait se comprendre comme le processus de dépouillement de la foi chrétienne de son enveloppe occidentale avant son insertion dans les cultures africaines [6] ». Or, cette chirurgie est non seulement irréaliste, mais contraire à la dynamique de la culture. D’ailleurs, la langue de travail des théologiens africains est toujours le français ou l’anglais, sans compter qu’ils ont été eux-mêmes formés dans les institutions occidentales.

Pascal Ide

[1] René Jaouen, L’Eucharistie du mil. Langage d’un peuple, expression de la foi, Khartala, 1995, p. 6.

[2] Ibid., p. 44.

[3] Ibid., p. 7.

[4] Ludovic Lado, « Cultures hybrides, identités multiples. Repenser l’inculturation en Afrique », Études, 4004 (avril 2005), p. 452-462.

[5] Ibid., p. 457.

[6] Ibid., p. 459.

18.5.2025
 

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