Dans un livre fameux qui fut l’un des électrochocs écologiques majeurs, la biologiste américaine Rachel L. Carson, Silent spring, a montré que la nature est devenue silencieuse [1]. Mais, avant même de bâillonner son environnement, l’homme était depuis longtemps déjà devenu sourd à sa multiple voix. C’est ce que, un quart de siècle plus tard, raconte un autre ouvrage écologique d’importance, celui de David Abram, traduit en français sous le titre : Comment la terre s’est tue [2]. Plus précisément, la nature est muette, parce que seul l’homme est convaincu de parler. Cette conviction est en réalité culturellement très située. Elle provient, explique-t-il, de la culture grecque, éprise d’universel [3], et de celui que l’on considère comme le père de la philosophie occidentale, Socrate, qui affirmait dans un des plus beaux dialogues platoniciens : « J’aime à m’instruire. Or, les champs et les arbres ne veulent rien m’apprendre, mais les hommes s’y prêtent dans la ville [4] ». De fait, les mots de la langue hellène ne contiennent aucune référence sensorielle [5]. Apparemment.
Or, tout au contraire, estime le philosophe et écologiste étatsunien qui vit au pied des Montagnes Rocheuses, les mots humains viennent, jusque dans leur sonorité, leur sensorialité, du bruit des choses, qu’ils reproduisent et portent en eux-mêmes. Un exemple parmi beaucoup est emprunté au philosophe Peter Hadreas. Les mots pour désigner « mer » et « terre » dans une quinzaine de langues d’Europe et d’Asie présentent d’étranges concordances. Pour les percevoir, mettons-les en un tableau comparatif :
Langues européennes occidentales |
Allemand |
Meer |
Erde |
Anglais |
Sea |
Earth ou ground |
|
Espagnol |
Mar |
Tierra |
|
Français |
Mer |
Terre |
|
Italien |
Mare |
Terra |
|
Néerlandais |
Zee |
Aarde |
|
Langues européennes slaves |
Letton |
Jura |
Augsne |
Lituanien |
Jura |
Padas |
|
Polonais |
Morze |
Gleba |
|
Russe |
More |
Potshva |
|
Tchèque |
More |
Puda |
|
Langues asiatiques |
Arabe |
Bahar |
Trab |
Chinois |
Hoi |
Tati |
|
Coréen |
Hoswu |
Taeji |
|
Japonais |
Umi |
Dai chi |
Il apparaît alors que les différents mots désignant la « mer » font appel à des consonnes continues (n, m, ng, s, z, f, v, h, sh), alors que ceux exprimant la « terre » utilisent des consonnes occlusives. Mais les premières n’interrompent pas le flux d’air, alors que les autres l’obstruent momentanément avant que ne suive une décharge légèrement explosive qui laisse entendre la syllabe. Or, « la mer, lorsque nous nous mouvons à sa surface ou à l’intérieur d’elle, ne fait pas obstruction au mouvement, alors que la terre ou le sol, dans la mesure en tout cas où ils arrêtent une chute, le font toujours [6] ». Donc, le langage humain garde une trace de ces caractéristiques cosmiques. Comme les exemples sont culturellement très divers et ces propriétés, fluidité et solidité, fondamentales (et pas seulement du point de vue de la connaissance commune), la langue humaine en sa texture phonétique atteste que, loin d’être arbitraire et déconnectée du monde qu’elle dénote, elle s’y s’enracine. Grâce à leur conception animiste du monde, les peuples indigènes, en particulier les Amérindiens et les Navajos, qui sont abondamment étudiés dans l’ouvrage, continuent à l’attester. En retour et en conséquence, nous parlons, parce que, la première, la nature parle, non seulement en nous, mais en elle-même.
En son temps, Marcel Jousse l’avait montré, établissant que nos termes les plus « algébrosés » (c’est-à-dire les plus abstraits) sont « intussuceptionnés » à partir du rejeu du monde, à travers les gestes concrets de cet animal « interactionnellement mimeur » qu’est l’anthropos [7]. Et le jésuite anthropologue le montrait, lui aussi, à travers l’étude d’un peuple ancien, mais ni indigène ni premier : Israël. Et, avant que ne déferle la vague linguistique saussurienne clivant le mot entre le signifiant verbal arbitraire, le phonème, et le signifié abstrait, le concept, bien des linguistes avaient montré ce que les sons verbaux devaient au symbolisme sonore [8].
Pascal Ide
[1] Rachel L. Carson, Printemps silencieux, trad. Jean-François Gravrand, Paris, Plon, 1963. Cf. site pascalide.fr : « Printemps silencieux ».
[2] David Abram, The Spell of Sensuous [littéralement : Le sort de la sensorialité] : Pourquoi la Terre s’est tue. Pour une écologie des sens, trad. Didier Demorcy et Isabelle Stengers, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Paris, La Découverte, 2013 : coll. « Poche », 2021.
[3] Par exemple, s’élevant « au-dessus de ce qui intéresse seulement telle out elle catégorie de spectateurs », la tragédie grecque, comme le mythe qu’elle raconte, est « aspiration à l’universel » (Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?, Paris, Éd. de Fallois, 1992, coll. « Le livre de poche » n° 13549, Paris, Librairie générale française, 1994, p. 190).
[4] Platon, Phèdre, 230 d.
[5] Cf. David Diringer, The Alphabet, New York, Philosophical Library, 1984, p. 159.
[6] Cf. Peter J. Hadreas, In Place of the Flawed Diamond, New York, Peter Lang, 1986, p. 100-102.
[7] Cf., par exemple, Marcel Jousse, L’anthropologie du geste, Paris, Resma, 1969 ; coll. « Voies ouvertes », Paris, Gallimard, 1974, p. 45-47, 51-52, 53-55.
[8] Cf., entre autres, les analyses du linguiste français Maurice Grammont sur la signification évocatrice du son émis par les voyelles (La dissimilation consonantique dans les langues indo-européennes et dans les langues romanes, Dijon, Darantière, 1895), les travaux du linguiste danois Otto Jesperson sur le rôle des onomatopées et autres sons symboliques (Language. Its Nature, Development, and Origin, New York, Henry Holt, 1922, chap. 20) et les études historiques du linguiste russe Roman Jakobson (avec Linda R. Waugh, The Sound Shape of Language, Bloominsgton, Indiana University Press, 1979, chap. « The Spell of Speech Sounds »).