Tintin. Les raisons (philosophiques) d’un succès

Dans le monde, on achète un album Tintin toutes les 2 secondes et demi ! À ce jour, plus de 200 millions d’album ont été vendus, traduits en plus de 50 langues et dialectes [1]. Au point que le philosophe Michel Serres voit dans l’œuvre d’Hergé un des classiques de la littérature du xxe siècle et un monument « inusable ». Lors de la mort d’Hergé, ce tintinophile averti confia qu’« aucun auteur français [ou plutôt francophone] ne peut lui être comparé au point de vue importance et grandeur [2] ». Ce qui est probablement vrai, quantitativement parlant. Comment rendre compte de ce phénomène ? Pourquoi un tel succès ? Les philosophes n’ont pas manqué de se pencher sur le sujet pour y exercer leur acribie [3].

 

Le philosophe belge Henri van Lier propose une explication originale : Tintin est l’éternel adolescent qui ne vieillit jamais. Plus encore, il est asexué. Enfin, son visage n’est qu’un cercle dont la houppe vient rompre l’harmonie. Il est comme un zéro qui ouvre sur l’infini. Au fond, le succès de Tintin viendrait de son ouverture.

Mais cette ouverture est indifférente : n’étant rien, Tintin le reporter peut tout être. Elle constitue le degré zéro de la détermination. Or, loin de laisser indifférent, notre personnage attire. Loin d’être un simple miroir ou un sujet transcendantal, il est porteur d’une vision et d’une évaluation du monde où dominent l’amitié, la fidélité, la générosité, l’intrépidité, le respect (non, je ne cèderai pas à la tentation actuelle d’ajouter : la tolérance !), etc.

Il faut donc dire plus en distinguant un double aspect chez le modèle, l’extérieur et l’intérieur, et en les connectant dynamiquement.

En effet, au dehors, c’est-à-dire en son physique dessiné, Tintin est inachevé, et cela très intentionnellement : « Sur le plan graphique, Tintin est toujours une esquisse. Voyez ses traits ; son visage est une ébauche immuable. Au contraire, le visage d’Haddock est extrêmement mobile, expressif. Il trahit une vie bien plus intense [4] ». Or, cette indétermination favorise l’identification et l’universalisation, par le biais d’un processus de mimésis (plus que mythisation, de symbolisation en héros). En regard, « Haddock est un personnage fermé, clos, parce que limité à sa psychologie ; Tintin est ouvert, susceptible d’être interprété de multiples façons, parce qu’enraciné dans une méthodologie héroïque [5] ». Ce qui est vrai du physique l’est aussi du psychologique [6], ainsi que nous le disions ci-dessus : sans âge et sans vieillissement, sans nationalité (il est globe-trotter) ni culture bien définies, sans sexe ou du moins sans inclination sexuée ni vie sexuelle, sans caractère (ce qui ne veut pas dire sans vertu, celle-ci appartenant à l’éthique), en usant d’un humour non langagier accessible à tous, Tintin est M. Tout-le-monde.

En revanche, au dedans, Tintin est éthiquement très déterminé : non pas seulement au sens fontal où il est très volontaire, presque stoïcien, mais aussi au sens terminal où il est très vertueux. Nous l’avons aussi évoqué plus haut en énonçant ses différentes qualités. Mais veillons bien à ne pas les réduire à cette image du boy scout au bon cœur ou au grand cœur, que, non sans condescendance, les commentateurs font rimer avec candeur. Il ne s’agit pas de simples traits de caractère ; il s’agit de véritables vertus, avec tout ce que cela suppose comme entraînement et comme renoncement. La preuve la plus évidente en est fournie dans le vingtième album qui est peut-être le plus poignant, Tintin au Tibet [7] : « Cœur pur » y apparaît à la fois héroïque dans sa loyauté, sa persévérance et son amour, et vulnérabilité dans son découragement et son besoin vital d’être aidé. Or, quoi de plus désirable et de plus universel que ces vertus ? Ainsi, dans un coup de génie unique dans le neuvième art, Hergé a su joindre le visage le plus ouvert, donc le plus indéterminé, au cœur le plus ouvert, donc le plus déterminé. Et ainsi parler au cœur du public le plus vaste qui soit, couvrant plusieurs générations de toutes les cultures et de tous les âges (7 à 77 ans !).

Il faudrait ajouter un troisième élément : l’auteur, plus, le créateur. En effet, à l’instar de Flaubert vis-à-vis de Madame Bovary, Hergé s’écrie : « Tintin, c’est moi. […] Ce sont mes yeux, mes sens, mes poumons, mes tripes !… je crois que je suis seul à pouvoir l’animer dans le sens de lui donner une âme […]. Je l’ai élevé, protégé, nourri, comme un père élève son enfant [8] ». Or, il n’est que trop clair que le père de Tintin est un humaniste pétri de valeurs chrétiennes, donc éminemment universalisables.

Une autre brève étude ajoutera un dernier élément, le dessin de Rémi Georges : « Double simplicité ! La ligne claire selon Hergé ».

Pascal Ide

[1] Renseignements fournis par une émission sur Arte, dimanche soir 22 octobre 1995.

[2] Michel Serres, Libération, n° 588, 5-6 mars 1983, p. 25.

[3] Cf. Tintin au pays des philosophes, Magazine Philosophie, 2011.

[4] Hergé, interrogé par Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Casterman, 1975, 1983, p. 135.

[5] Jean-Marie Apostolidès, Les métaphorphoses de Tintin, Paris, Seghers, 1984, p. 293.

[6] Au fond, les deux peuvent être reconduits au premier ordre pascalien des corps, alors que l’éthique dont il sera parlé relève de l’ordre de l’esprit.

[7] Hergé, Les Aventures de Tintin. 20. Tintin au Tibet, Tournai, Casterman, 1960. Cf. notre étude sur le site : « Tintin au Tibet. Du toit du monde au Ciel ».

[8] Hergé, dans Numa Sadoul, Tintin et moi, p. 45-46.

25.8.2022
 

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