Romano Guardini a élaboré une théologie de la création [1] à une époque prise en étau entre une approche seulement philosophique héritée de la néo-scolastique apologétique et une approche seulement théologique, voire seulement christologique. Répondant à l’avance à ce qui va être un retrait massif et catastrophique de toute théologie de la création, le grand théologien allemand propose de considérer la création comme un acte dialogal (ce qui ne veut pas dire symétrique) entre le Créateur et sa créature, honorant à la fois la primauté divine, donc la dépendance de tout étant à sa Cause première, et la consistance de la créature rendu capable de répondre, singulièrement chez l’homme. Or, cette théologie épouse spontanément (mais sans l’expliciter) les différents moments de la dynamique ternaire du don [2]. Exposons brièvement cette protologie en la mettant immédiatement en résonance avec l’ontodologie : réception (1), appropriation (2) et donation ou réponse (3).
1) Le don de la création
a) En général
1’) Exposé en négatif
L’on présente habituellement l’agir créateur de Dieu selon le modèle empiriquement disponible de la cause et de l’effet. Alors, la création apparaît comme « l’effet d’une cause gigantesque » ou comme « un prolongement dans l’absolu des processus naturels [3] ». Or, une telle présentation qui voit la création comme un débordement de la profuse énergie originelle ne met pas seulement en péril la liberté divine, mais, du point de vue de l’effet autant que de la cause, perd la nouveauté de la création, indérivable, fruit d’une volonté libre et généreuse : « Le monde n’est pas une nécessité mais une réalité produite par un acte » qui est lui-même le fait d’une « liberté absolument maîtresse d’elle-même [4] ».
2’) Exposé en positif
Quel modèle trouver pour dire le don inconcevable de la création, don qui est à la fois libre et par amour ? Guardini estime que le meilleur terme est celui de « grâce ». Cette affirmation est aussi le fruit d’une expérience personnelle d’émerveillement face au fait ou plutôt au don de la création : « Le caractère de grâce du fait de la création, Guardini en ressent de plus en plus le caractère énigmatique au cours de sa vie. Dans certains écrits personnels surtout (comme par exemple dans son Journal), on voit s’exprimer l’admiration existentielle de Guardini devant le fait que Dieu a créé le monde [5] ».
Les thomistes sursauteront ; mais, une fois levée l’amphibologie des termes, une fois clarifiée l’intention, n’est-il pas possible de sauvegarder le terme ?
3’) Conséquences
Le don est un bien. Si la création est un véritable don, une grâce, alors sa propriété principale, la finitude est aussi un bien. Or, dans la perspective historique de Guardini (cf. développement ailleurs), la modernité se caractérise par le sens aigu de la valeur du fini (jusqu’à l’excès). Ainsi le juste sens de la création permet de conjurer le risque de dévaluer la création. Confirmation en est donnée par l’estime dans laquelle le Dieu infini tient le monde fini : « Qu’il voit en lui une plénitude de valeur : qu’il y trouve sa joie. Il lui donne d’être digne d’exister [6] ». C’est ce que montre les bénédictions achevant chaque jour de la création selon Gn 1.
Une conséquence en retour est que, si Dieu a un sens aigu certes de la responsabilité de l’homme face à lui, il a aussi un sens de sa responsabilité à l’égard du monde. « Le jugement lui aussi doit être compris sans doute non seulement comme le moment où l’homme répond de ses actes devant Dieu, mais également comme une réponse de Dieu à la question de l’homme concernant le ‘pourquoi de l’existence’ [7] ». Voilà aussi pourquoi Jésus endure les souffrances de sa création afin de la réconcilier : le péché de l’homme coupable blesse aussi la création ; il est nécessaire que la nature soit aussi réconciliée avec lui [8].
b) Le don de la création de l’homme
1’) Exposé en négatif
Là encore, l’idée se trouve en négatif. Souvent, l’homme est présenté comme une créature parmi d’autres, certes, non pas dans sa nature, mais dans l’acte de création lui-même. Or, en banalisant ou plutôt en uniformisant la creatio active sumpta, ne risque-t-on pas d’étendre cette uniformisation aussi à la creatio passive sumpta, au résultat qu’est l’homme ? Quoi qu’il en soit, la conception classique, plus objectiviste, s’est centrée sur l’effet mais n’a pas assez observé l’originalité de l’apparition. Pourtant, on rétorquera que, dans cette perspective, Dieu seul crée l’âme : il y a donc une intervention individuelle de Dieu pour chaque nouvel être humain. Il faudrait dire plus précisément que la différence se trouve dans la manière même dont se manifeste cette différence d’intervention. Il se dit ici une phénoménologie théologique qui s’enracine dans l’ontologique.
2’) Exposé en positif
Dieu n’a pas créé l’homme comme les autres créatures de l’hexamaeron. Et cette différence dans l’acte créateur s’enracine dans une différence intime, ontologique : « la personne a une importance et un sens [Sinnbedeutung] qui dépassent son poids d’être [9] ». Or, Guardini lit cette différence dans le mode d’apparition, à savoir l’appel : « L’acte divin de la création duquel j’ai reçu ma réalité, fut un acte de nomination. ‘J’ai inscrit ton nom dans ma main’, dit Dieu dans l’Ancien Testament (cf. Is 49,16) [10] ». Il se fonde ici sur la philosophie dialogale développée par Ebner, Buber et Rosenzweig. Or, cette apparition se caractérise par un appel. Voici comment il l’exprime dans un texte décisif : « Affirmer que Dieu a créé la personne dit autre chose que l’affirmation qu’il a fait exister un être impersonnel. Ce qui est impersonnel, qu’il s’agisse d’un être sans vie ou d’un être vivant, Dieu le crée purement et simplement, comme l’objet immédiat de son vouloir. Mais Dieu ne peut pas et ne veut pas créer la personne de cette manière, car ce serait dépourvu de sens. Il la crée par un acte qui anticipe et par là même fonde sa dignité, c’est-à-dire par un appel. Les choses naissent de l’ordre de Dieu et la personne de son appel. Et celui-ci signifie que Dieu l’appelle pour être son ‘tu’, ou plus exactement qu’il se détermine lui-même à être le ‘tu’ de l’homme [11] ».
Voici quel est le raisonnement. En effet, l’appel signifie que Dieu anticipe la création de l’homme (alors qu’il ne le fait pas pour les choses que rien ne précède) ; or, il l’anticipe en raison de sa dignité : comme s’il lui signifiait par là qu’il lui donnait une place singulière, qu’il attendait sa réponse. L’appel manifeste donc la dignité d’être raisonnable et libre caractéristique de l’homme.
Guardini fonde son propos sur Gn 2 : précisément sur l’insufflation de l’âme par Dieu, sur le fait que Dieu parle avec lui, lui confie la terre, lui donne le pouvoir de donner un nom aux animaux, le tout trouvant son achèvement dans la « fondation du mariage, dans l’ordonnance d’une communauté humaine sanctifiée [12] ». Autant de caractéristiques personnelles qui disent la responsabilisation de l’homme [13].
Par parenthèses, l’on voit combien les analyses de Jean-Paul II vont développer et aller beaucoup plus loin que celles de Guardini. Elles doivent donc absolument être intégrées à une nouvelle théologie de la création.
2) L’appropriation de la création
Une autre idée centrale de la théologie de la création élaborée par Guardini est la nécessaire appropriation de celle-ci par l’homme. Le terme « appropriation » n’est pas de lui, mais l’idée s’y trouve.
a) Exposé en négatif
Là encore, l’idée se trouve en négatif. Dans la perspective scolastique, en continuité avec l’approche seulement ontologique, on n’envisage que le positionnement nouveau de l’homme dans l’être. On envisage donc cette position dans l’être comme évidente, non problématique, donc de manière naïve. De plus, l’on oublie combien ce donné doit être reçu comme un don. Bref, il manque la dimension existentielle qui, elle, est très puissamment présente, dans la théologie luthérienne de la création.
Voire, l’on est en droit de s’interroger sur la violence que cette hétéronomie, cette dépendance ontologique opère sur la liberté. La théonomie divine originaire n’aliène-t-elle pas l’autonomie humaine ?
b) Exposé en positif
Guardini envisage la dimension subjective, c’est-à-dire l’accueil que l’homme, être de conscience et de liberté, fait de la création de l’homme. Le seul discours théologique approprié est donc le suivant : « Dieu m’a créé, moi ; moi dans le monde ; le monde dans lequel je suis [14] ».
De même que la création humaine est vue, du côté de Dieu comme un appel, elle est vue, du côté de l’homme comme une réponse. Or, celle-ci est un acte de parole. Par conséquent, Guardini envisage la création de l’homme non pas comme un monologue (ainsi que dans la vision plus objectiviste), mais comme un dialogue entre Dieu qui appelle et l’homme qui répond. C’est ce que signifie le « tu » dans la parole de l’homme créé : « Toi, Dieu, tu m’as créé. Je procède de ta volonté qui me veut comme une personne libre [15] ». Ou bien, du côté de Dieu, si nous lui donnons la parole : « Toi, l’homme existe […]. Moi, le Seigneur, je t’appelle à exister, toi, l’homme qui est une personne [16] ».
Cette parole traduit la conscience de se recevoir de Dieu, par la vive conscience d’une dépendance essentielle et permanente : « Sans cesse je me reçois de ta main. C’est là ma vérité et ma joie. Sans cesse ton œil me regarde, et je vis de ton regard. Tu es mon Créateur et mon salut. Apprends-moi à comprendre dans le silence de ta présence le mystère que je suis. Et que je suis par toi et devant toi et pour toi [17] ».
Elle se traduit aussi dans une louange et une adoration. Celle-ci est la réponse la plus adéquate au don créateur :
Dans les termes de la théologie du don, la dimension subjective correspond à l’appropriation.
3) La réponse à la création
a) Le chemin : la responsabilité de la création, donc le soin
Guardini souligne la grande responsabilité de l’homme à l’égard du monde qu’il a reçu en don. Comme Jean-Paul II, il fonde cette responsabilité sur l’image de Dieu. L’homme est créé à l’image de Dieu ; or, celui-ci veille sur la création ; par conséquent, l’homme « doit être à la manière d’une image ce que Dieu est de manière souveraine, à savoir ‘Seigneur du monde’ [18] ».
Toutefois, cette mission seigneuriale doit être interprétée en un sens qui n’a rien d’utilitariste. Guardini est ainsi conduit à interpréter la relation de l’homme à l’égard de la terre à partir de « cultiver et garder la terre » (Gn 2,15) plus qu’à partir du « dominez la terre » de Gn 1 : « La mentalité d’aujourd’hui […] voit le monde comme un espace et du matériau pour sa propre vie. Mais non comme quelque chose qui a sens en lui-même, qui est important devant Dieu, sur quoi l’homme doit veiller. On constate tout au plus des responsabilités partielles : pour l’esthète, le paysage, la conservation des espèces animales, etc. Mais la responsabilité n’est référée ni au centre qui donne sens au monde, ni à sa totalité [19] ».
b) La finalité : le retour de toutes choses en Dieu
Mais la création ne trouve pas sa finalité en elle-même : venant de Dieu, elle est appelée à revenir en lui. L’homme travaille au reditus de toutes choses vers Dieu : « Par lui toutes choses doivent revenir à Dieu sous forme de réponse [20] ». Tel est l’achèvement de la création. Pour cela, l’homme doit transformer ce monde en Royaume de Dieu. Or, au ciel, la volonté de Dieu est accomplie. Par conséquent, le Royaume de Dieu est un monde où chaque homme accomplit la volonté de Dieu, librement.
A la première création opérée par Dieu répond la seconde création, la création nouvelle que Dieu opère, avec l’homme :
« Lui, le Créateur et Seigneur, veut recréer le monde de façon nouvelle à partir de l’œuvre de rédemption de son Fils : un ‘homme nouveau’ sur ‘une terre nouvelle’ et sous des ‘cieux nouveaux’. Or, il ne peut pas le faire de la manière dont il a agi jadis lors de la première création, c’est-à-dire par le simple pouvoir de son commandement. Cette création doit passer par la liberté de l’homme. L’homme doit être prêt à s’ouvrir et à coopérer. C’est cela que Dieu attend. Si celui à qui il s’adresse œuvre selon la volonté de Dieu, alors le pouvoir de la grâce de Dieu devient libre et crée en lui et autour de lui la ‘nouveauté’, le ‘règne’ [21] ».
Voilà pourquoi Guardini parle parfois de ce royaume comme d’un « deuxième monde » : « Lorsqu’au sixième jour son œuvre fut achevée, il a dit en quelque sorte à l’homme : maintenant, toi, continue le travail et fais du premier [monde] le deuxième. C’est cela sans doute le contenu des paroles qui disent la mission qui est confiée à l’homme et qui au premier abord semblent si simples : qu’il ‘cultive et garde la terre’ (Gn 2,15) [22] ». Tel est le sens plénier de cette parole déjà vue sur la culture et la garde de la terre.
Pascal Ide
[1] Nous empruntons nos références à l’excellente présentation de Medard Kehl avec la coll. de Hans-Dieter Mutschler et Michael Sievernich, « Et Dieu vit que cela était bon ». Une théologie de la création, trad. Joseph Hoffmann, coll. « Cogitatio fidei » n° 264, Paris, Le Cerf, 2008, p. 312-331.
[2] Quand j’ai rédigé ce texte (peu de temps après 2008), je n’avais pas encore élaboré la deuxième dynamique, quaternaire, du don, qui, du fait de la perspective dialogale de Guardini, est plus adaptée que la dynamique ternaire.
[3] Romano Guardini, Welt und Person, in Werke, éd. Franz Henrich, Mainz, Verlagsgemeinschaft Matthias Grünewald et Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1988, p. 27-28 : Le monde et la personne, trad. Robert Givord, Paris, Seuil, 1959, p. 30.
[4] Ibid., p. 28 : Ibid., p. 31.
[5] Joachim Reber, Die Welt des Christen. Philosophische Untersuchungen zum Welt-Konzept Romano Guardinis, Paderborn, Schöningh, 1999, p. 245.
[6] Romano Guardini, Die Existenz des Christen, München, Paderborn et Wien, Schöningh, 1976, p. 85.
[7] Ibid., p. 83, note 1.
[8] Cf. Id., Theologische Briefe an einen Freund, München, Paderborn et Wien, Schöningh, 1976, p. 12 et 23-25.
[9] Id., Welt und Person, p. 143 : Le monde et la personne, p. 155.
[10] Id., Das Gute, das Gewissen und die Sammlung, Mainz, Matthias-Grünewald Verlag, 21931, p. 59 s.
[11] Id., Welt und Person, p. 142 : Le monde et la personne, p. 156.
[12] Ibid., p. 42 : Ibid., p. 46.
[13] Cf. Ibid., p. 42-44 : Ibid., p. 46-47. Cf. Id., Der Anfang aller Dinge, Mainz, Schöningh, 1987, p. 37-43.
[14] Id., Die Existenz des Christen, p. 88.
[15] Ibid., p. 90.
[16] Ibid., p. 90.
[17] Id., Theologische Gebete, Frankfurt am Main, Josef Knecht, 31985, p. 14.
[18] Id., Die Existenz des Christen, p. 95.
[19] Ibid., p. 96, n. 1.
[20] Id., Welt und Person, p. 145 : Le monde et la personne, p. 157.
[21] Id., Glaubenserkenntnis. Versuche zur Unterscheidung und Vertiefung, Mainz et Paderbon, Matthias-Grünewald Verlag, 1997, p. 77.
[22] Id., Johanneische Bostschaft. Jesus Christus. Geistliches Wort, Mainz et Paderbon, Matthias-Grünewald Verlag, 1992, p. 65-66.