Temps cyclique et temps linéaire. Le véritable sens d’une différence d’importance (Guitton)
  1. L’on va répétant, et à juste titre, que la grande différence entre la temporalité païenne et l’historicité judéo-chrétienne est celle du temps cyclique et du temps linéaire. Autrement dit, la Bible a apporté une nouvelle vision chronologique, brisant la fatalité désespérée de la répétition et introduisant la nouveauté d’un possible progrès (nous reviendrons sur ce point dans une prochaine note). Connue depuis longtemps [1], l’observation est vraie. Mais en comprend-on la raison d’être profonde ? Autrement dit, tel étant le fait, quelle en est la cause ?

 

  1. La réponse se réduit souvent à l’affirmation, elle aussi véridique, selon laquelle le Dieu biblique est un Dieu qui, loin de demeurer séparé dans sa transcendance incommensurable (celle du Bien platonicien, de l’Acte pur aristotélicien et de l’Un plotinien), descend faire histoire avec les hommes. Encore faut-il comprendre l’affirmation philosophique (métaphysique) que la révélation théologique enveloppe. Disons plus. Encore convient-il de ne pas se représenter la différence entre vision païenne (philosophique ou mythologique) et vision biblique du temps comme la plate opposition entre, d’une part, une conception dualiste des relations éternité (divine) – temporalité (créée, cosmique et humaine) et une conception uniduelle (d’ailleurs jamais explicitée, voire floue) d’une éternité immanentisée dans le temps tout en conservant sa transcendance (l’immanence couplée à l’éminence).

 

  1. En réalité, et voilà l’apport (à mon sens novateur et programmatique) de cette note, dans les deux visions, cyclique et linéaire, il y va d’une articulation immanente des relations entre temps et éternité qui est totalement différente. Je dois à l’importante thèse de philosophie de Jean Guitton [2] – qui n’a cessé d’irriguer toute son œuvre, philosophique et spirituelle, subséquente – de l’avoir compris. En effet, dans sa conclusion, le philosophe français l’a nommée avec précision, sinon avec toute l’explicitation requise – qui, nous le dirons, appelle une comparaison avec l’acte d’être et, nous ne le dirons pas ici, demande la lumière de la métaphysique de l’être comme amour-don – : « [Chez les Grecs] L’idéal ne travaille pas la réalité à la manière d’un ferment qui pourrait la corriger et la développer [3]». Et, plus précisément encore : « Les Grecs se représentaient la présence de l’éternel dans le temps sous la forme du retour cyclique [4]».

Les païens (qui sont ici autant les philosophes que les philomythes) ont donc bien une conception immanente des relations entre le temps et l’éternité. En l’occurrence, l’éternité est si bien reçue par le temps ordinaire, qu’elle y trouve enclose. Pour autant elle ne demeure pas inactive. Mais elle ne le travaille qu’en étant mesurée par cette durée immanente, et cela en la cyclisant. Toute l’énergie infinie de l’éternité qui est à l’origine du temps est soigneusement neutralisée dans la prison du cercle qui en nie ainsi la puissance événementielle d’innovation. D’un mot, dans le mythe comme dans la philosophie (notamment platonicienne), le temps n’est qu’une chute (retardée ou dissimulée). Or, cette perte en aval provient d’une perte en amont : l’amnésie de l’origine excessive, c’est-à-dire surabondante, du temps qu’est l’éternité. Et cette amnésie ingrate est l’effet du péché originel. Quand la porte du Paradis s’est fermée, c’est le monde lui-même qui, paradoxalement, s’est fermé à l’aventure, révélant que ce dehors qui semblait être infini ne pouvait l’être qu’en se recevant de la source jaillisant du cœur du jardin édénique.

Mais la Révélation biblique nous redonne accès à cette mémoire (cf. Mt 19,4.8) et à l’espérance qui y est contenue (cf. Gn 3,16). Ils ont libéré la vérité captive de l’éternité (et donc de l’idéal au sens où Guitton l’entend ci-dessus) que les païens ont enclose dans leurs mythes d’origine et leurs mythes de l’éternel retour – comme par hasard, les deux grands néo-païens anti-bibliques contemporains que sont Heidegger et Nietzsche vivent respectivement de l’une et de l’autre de ces catégories de mythe – et lui ont redonné sa puissance d’effraction et d’expansion infinies que sont le projet et le progrès. Que la conception progressiste des Lumières soit une utopie et une utopie dangereuse, cela ne tient pas à l’essence du progrès, mais à son ingratitude (symétrique de celle des mythes d’origine) qui, là, immanentise totalement la temporalité et, ici encore, la prive de l’énergie temporelle. Répétons-le, il faudra une autre note pour expliciter cette symétrisation des erreurs.

Résumons. Les deux conceptions, cyclique et linéaire, du temps sont en fait deux conceptions des relations entre l’éternité et le temps. Selon la première, l’éternité est enfermée dans le temps et transforme son infinité (le bon infini) en cette indéfinité (le mauvais infini) qu’est la répétition. Selon la seconde, l’éternité qui a fait naître le temps en amont et ne cesse de le travailler à la manière d’un germe, en rejaillit en aval dans une infinité toujours nouvelle qui le linéarise. L’on pourrait d’ailleurs préciser que cette nouveauté est granulaire, discontinue, comme autant d’événements qui font l’histoire.

 

  1. Éclairons et confirmons ce mécanisme capital par deux comparaisons (qui pourraient être prolongées par d’autres).

La plus proche et la plus aisément accessible se prendra du jumeau inséparable du temps qu’est l’espace (au sens mathématique et non pas physique). D’un mot, la ligne droite s’incurve dans la ligne circulaire jusqu’à s’incarcérer à l’intérieur du cercle et ne plus pouvoir poursuivre son chemin à l’extérieur. Je ne reprendrai pas ici les développements faits ailleurs sur la transformation de la vitesse uniforme en vitesse accélérée alors que le parcours sur la ligne du cercle se fait en parcourant les mêmes longueurs. L’on peut donc lire dans l’opposition des deux lignes, circulaire (et l’on sait combien le cercle et la sphère ont fasciné les Grecs et informé leur cosmologie) et linéaire, la même opposition qu’entre les deux temps, cyclique et rectiligne, à laquelle d’ailleurs elle emprunte jusqu’à sa dénomination géométrique.

Plus lointaine, mais encore plus parlante, est la métaphysique de l’être et de l’étant substantiel. Le génie des Grecs (en particulier, il faut le dire, leur plus beau fruit : Aristote) est d’avoir découvert l’essence. Mais ils l’ont fait jusqu’à perdre l’origine singulière des individus qui en participent sans pour autant s’y résoudre, car l’essence universelle ne peut épuiser la profusion de l’énergie individuelle, a fortiori s’il s’agit d’une liberté se déployant dans une histoire. Or, dans cette singularité brille une énergie infinie que le génie des Médiévaux (en particulier, il faut le dire, leur plus beau fruit : saint Thomas) a désoublié : l’acte d’être (non subsistant), qui n’est lui-même que le premier don de l’Acte d’être subsistant qu’est « Celui qui est » (Ex 3,14). L’on peut donc connecter bijectivement l’opposition d’une métaphysique de l’essence ou de la substance et d’une métaphysique de l’être (et pas seulement de l’acte) avec l’opposition des deux temporalités.

 

  1. Pour être complet, notre propos devrait être précisé par deux notes. La première concerne l’architemporalité mythique. D’un mot, le mythe n’ignore pas toute linéarité, mais situe alors l’origine dans une sorte de proto-temps légendaire, détaché du temps historique – ce qui n’a guère à voir avec la durée fondatrice des onze premiers chapitres de la Genèse, mais pourrait inspirer une intégration des critiques trop radicales séparant temporalité prélapsaire et postlapsaire (Léonard).

La seconde traite de la nouveauté chrétienne au sein de la nouveauté biblique. D’un mot, le christianisme, c’est le Christ. Dès lors, la temporalité chrétienne ajoute à la temporalité vétérotestamentaire la personne du Fils de Dieu fait homme. Or, en se donnant à son humanité singulière, le Logos fait du verus homo un homo verus exemplaire (au sens ontologique et non pas seulement éthique) qui se communique pneumatiquement, ecclésialement et sacramentellement à tout homme singulier. Dès lors, le temps du Christ devient la norme concrète de toute temporalité humaine, ainsi que Balthasar l’a si bien montré dans sa Théologie de l’histoire. Or, le Christ est l’Éternel incarné. Donc, avec le Christ, l’Éternité n’est plus seulement la source du temps en sa linéarité jamais piégée dans la répétition, mais sa mesure immanente, son moteur incessant. Mais, loin de brûler le temps, loin de se « venger » de son trop long emprisonnement dans la circularité du temps, l’énergie enfin libérée de l’Éternité ne cesse de s’y donner sous les saintes espèces de l’écoulement patient. Et répétons que, tout à l’opposé de la désespérante cyclicité, l’humble linéarité immanente, qui est riche d’évenements inattendus mais désirés, est la trace assurée de son origine transcendante – comme le désir de voir Dieu celui de la destination surnaturelle de notre nature.

Pascal Ide

[1] Cf., par exemple, Cournot, Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, Paris, Hachette, 1861, § 583-584 ou Robert Flint, History of the Philosophy of History, Edinburg and London, William Blackwood & Sons, 1893, p. 62. Cité par Jean Guitton, dans la thèse référencée dans la prochaine note, p. 355-356.

[2] Jean Guitton, Le Temps et l’Éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Boivin et Cie, 1933. Les majuscules sont de l’auteur.

[3] Ibid., p. 357.

[4] Ibid., p. 359. Et la suite qui, convoquant la différence âme-corps à travers le mythe de la préexistence de celle-la sur celui-ci, montre que la doctrine éternaliste et cyclique nie au fond l’essence du temps comme elle nie l’essence du corps (et l’on pourrait continuer avec la négation de la lettre versus l’esprit, de l’Incarnation historique du Fils versus la divinisation, du Fils versus l’Esprit-Saint dans une perspective joachimite, etc.) : « Inversement, ils imaginaient volontiers que le temps se poursuivait dans l’éternel et que la vie présente n’était qu’un épisode du drame de l’âme [préexistant au corps] ; ainsi le voulaient les mythes » (Ibid., p. 359 et 360).

30.1.2025
 

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