Sur une conception moniste de l’énergie. Le monergisme de Wilhelm Ostwald

« La croyance que l’on pouvait trouver l’explication de tous les phénomènes par le recours à au concept d’énergie fut plus durable [en Russie] que dans les autres pays [1] ».

 

Né à Riga, colonie allemande en territoire russe, aujourd’hui capitale de la Lettonie, Friedrich Wilhelm Ostwald (1853-1932), bénéficie de la double culture, allemande et russe. De la première, il a reçu un apprentissage de la rigueur qui, appliquée à l nature, lui a donné de recevoir le prix Nobel de chimie en 1909. De la seconde, il a reçu un sens religieux qui l’a conduit jusqu’à une vision discutable (1), qui n’est pas sans anticiper les dérives nouvelâgites (2) et requièrent un discernement (3).

1) Bref exposé du monergisme de Wilhelm Ostwald

D’un mot [2], le chimiste pense que l’énergie est une réalité unique qui, traversant l’univers et remontant jusqu’à Dieu, les harmonise :

 

« Seule l’énergie est propre à tous les phénomènes naturels saans exception ; autrement dit, tous les phénomènes de la nature peuvent être subsumés sous la notion d’énergie. […] Tout ce qui nous est connu du monde extérieur peut s’exprimer sous la forme d’assertions portant sur les énergies existantes [3] ».

a) Doctrine scientifique

En fait, Ostwald a évolué. Certes, en 1895, il émet l’idée que la physique peut se construire sur les deux fondements des deux principes de la thermodynamique. Or, ceux-ci convoquent l’énergie : le principe de conservation de l’énergie et celui d’entropie (qu’il reformule comme impossibilité du mouvement perpétuel de deuxième espèce). Toutefois, pressentant la conséquence de cette réinterprétation, il n’élimine pas encore totalement la matière, ainsi qu’il le dit explicitement :

 

« Cependant, je ne saurais omettre une dernière question : l’énergie si utile si nécessaire à l’intelligence de la Nature suffit-elle entièrement à la tâche ? Je réponds : non. Quels que soient les avantages de la théorie énergétique sur la théorie mécanique, il reste quelques points qui échappent aux principes actuellement connus et qui semblent indiquer l’existence de principes plus élevés. L’énergétique n’en subsistera pas moins à côté de ces nouveaux principes ; mais elle cessera d’être ce qu’elle doit être encore pour nous, c’est à dire le cadre le plus vaste dans lequel nous faisons rentrer les phénomènes naturels : elle deviendra un cas particulier de relations plus générales, relations dont il nous est à peine possible actuellement de pressentir la forme [4] ».

 

Il n’en est plus de même dans un autre article paru quelques années plus tard, où Ostwald soutient que le concept d’énergie est nécessaire et suffisant pour expliquer l’intégralité des processus physiques, à l’exclusion de celui de matière. En effet, on peut définir un corps à partir du volume, de la gravitation et du mouvement. Or, il s’agit de trois énergies.

 

« Le caractère distinctif de l’Énergétique moderne est l’abandon de ce dualisme ; l’Énergie y prend la place du concept le plus général. C’est aux propriétés et aux relations énergétiques qu’on ramène tous les phénomènes, et on doit définir la Matière en partant de l’Énergie […]. On ne peut pas définir le concept d’‘homme’ par le concept de ‘nègre’ ; c’est l’inverse qui doit se faire. Il est impossible de définir les concepts de lumière ou d’Électricité par celui de Matière, car on leur reconnaît un caractère immatériel mais on peut les définir au moyen de l’énergie car la lumière et l’électricité sont des modes ou facteurs de l’Énergie[5] ».

b) Extension progressive

Ayant étudié l’énergie en chimie [6], Ostwald l’étend d’abord aux phénomènes vitaux. De même que l’énergétique met un terme au dualisme matière-énergie, de même clôture-t-elle les autres dualismes inerte-animé, extérieur-intérieur, corps-âme. En effet, les progrès de la chimie permettent d’observer que l’énergétique chimique, dont on pensait qu’elle était régie par des principes propres (comme le phlogistique), peut être reconduite à l’énergétique électrique. Or, avec Claude Bernard, la biologie n’a-t-elle pas montré que les processus physiologiques sont commandés par des échanges chimiques ? La conséquence en est que l’antique distinction, perpétuée par le vitalisme, entre le corps et l’âme, entre processus physiques et processus psychiques, devient caduque.

 

« La protothèse d’une énergie psychique serait un progrès fondamental pour la psychologie générale. Ce qui le montre bien, c’est que l’antique problème de l’âme et du corps n’est plus qu’un problème apparent ; on s’en trouve ainsi débarrassé. Il n’y a aucun obstacle à la conception énergétique des phénomènes psychiques. On a reconnu d’ailleurs que la soi-disant matière n’est qu’une combinaison particulière d’énergies. Ainsi disparaît l’antagonisme qu’on a cru longtemps essentiel, et le problème des relations de l’âme et du corps rentre à peu près dans la même catégorie que elui de la relation entre l’énergétique chimique et l’énergie électrique [7] ».

 

Après avoir fait paraître un ouvrage sur l’énergie en biologie et en psychologie en 1908 [8], Ostwald cherche à toujours plus élargir cette notion, en l’occurrence à la société donc à l’homme et à la sociologie, dans un livre publié une année plus tard [9].

En fait, cette unification est déjà à l’œuvre au ras même des êtres inertes. En effet, la physique et la chimie ont toujours distingué particule et mouvement, donc matière et énergie. Or, pour notre chercheur, « la soi-disant matière n’est qu’une combinaison particulière d’énergies », ainsi que le disait la citation ci-dessus.

La réconciliation opérée par le concept d’énergie n’est pas seulement synchronique, comme celle que nous avons vu à l’œuvre, mais diachronique. Aussi Ostwald présente-t-il une doctrine eschatologique :

 

« C’est une doctrine qui exclut toute compatiblité en partie double, qui abat toutes les barrières, considérées jusqu’ici comme infranchissables, entre la vie intérieur et la vie extérieure, entre la vie présente et la vie future, entre l’existence du corps et celle de l’âme : c’est une doctrine qui réunit toutes choses en une seule unité s’étendant partout et ne laissant rien en dehors d’elle [10] ».

 

D’un mot, Ostwald est un adepte du monisme.

c) Confirmation institutionnelle

Le monisme que Ostwald pense, il cherche à le diffuser :

 

« Ostwald deviendra président de l’Union des monistes, le Deutscher Monistenbund, fondé en 1906 par Haeckler pour êrte le centre d’une nouvelle église mondiale, antireligieuse et rationaliste. […] Appelée à assurer la survie et le bien-être de l’humanité, l’éthique énergétiste est essentiellement utilitariste et hédoniste [11] ».

 

Avec cohérence, le chimiste proposa en 1916, nouvelle langue internationale, qui, en l’occurrence, aurait été une langue allemande mondiale, le Weltdeutsch. Ce projet d’ esperanto, dont il s’est expliqué dans le quotidien Vossische Zeitung le 29 septembre 1926, ne vit cependant jamais le jour [12].

2) Convergence avec la pensée Nouvel Âge

Wilhelm Ostwald a donc développé une cosmologie unitaire fondée sur la notion d’énergie qui permet de lisser les différences traditionnellement hiérarchiques entre les minéraux, les vivants, les hommes et Dieu – en particulier la double altérité : matière-esprit, créature-Créateur (qui recouvre les trois ordres de Pascal). Or, deux des traits les plus caractéristiques de la nébuleuse New Age (qui n’a pas l’organicité qu’on lui attribue parfois) sont le monisme et le pan-énergétisme ou pan-vitalisme. Donc, assurément, même si les nombreux auteurs et influenceurs de la sphère New Age sont loin d’avoir lu le penseur russo-allemand, les deux doctrines présentent une grande parenté qui les fait rentrer en résonance.

3) Un discernement

Bertrand Souchard à qui nous empruntons une partie de ces références condamne sans appel Ostwald au nom de son panthéisme univocisant et ésotérique [13]. Il a raison de dénoncer l’erreur majeure du chimiste qu’est le monisme et de lui opposer une conception analogue de l’énergie qui, cosmologique, anthropologique et théologique, s’applique de manière graduelle à tous les étants, y compris à Celui qui est. Mais sauve-t-il assez l’intention d’Ostwald qui était de réconcilier matérialistes et idéalistes (entendez : spiritualistes), ainsi que théistes et athées ? Surtout, honore-t-il assez la part de vérité que, si erronée soit-elle, toute philosophie contient [14] ? Nous nous permettons de renvoyer à une triple détermintion, proposée ailleurs, relative aux notion d’onde ou vibration [15], d’information [16] et d’esprit [17] (selon cette dernière notion, Ostwald pèche donc par joachimisme philosophique). Il resterait à étendre ces propos au concept si riche d’énergie que notre auteur a heureusement tenté d’explorer [18].

Pascal Ide

[1] Danièle Ghesquier-Pourcin, « La pluralité des formes d’énergétisme : le cas russe », Id., Muriel Guedj, Gabriel Gohau & Michel Paty (éds.), Énergie, science et philosophie au tournant des xixe et xxe siècles. Vol. 2. Les formes de l’énergétisme et leur influence sur la pensée, Paris, Hermann, 2010, p. 3.

[2] Pour un premier exposé historique de la doctrine scientifique d’Ostwald, cf. Bernadette Bensaude-Vincent, « L’énergétique d’Ostwald », Frédéric Worms (éd.), Le moment 1900 en philosophie, Rennes, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 209-226. En accès libre sur le site consulté le 9 décembre 2023 : https://books.openedition.org/septentrion/73944

[3] Wilhelm Ostwald, Vorlesung über die Naturphilosophie, Leipizig, 1895, 1902, p. 110.

[4] Id., « La déroute de l’atomisme contemporain », Revue générale des sciences pures et appliquées, 21 (15 novembre 1895) : Bernadette Bensaude-Vincent et Catherine Kounelis éds., Les atomes. Une anthologie historique, Paris, Presses Pocket, Agora, 1991, p. 207-238, ici p. 221-222.

[5] Id., « L’Énergétique moderne », Revue scientifique, Appendice de Id., L’évolution d’une science : la chimie, trad. Marcel Dufour, coll. « Bibliothèque de philosophie scientifique », Paris, Flammarion, 1909, p. 305-350, ici p. 314-315.

[6] Le prix Nobel lui fut décerné a travaillé sur la catalyse chimique, l’équilibre chimique et les vitesses de réaction : « en reconnaissance de ses travaux sur la catalyse et pour ses recherches sur les principes fondamentaux régissant les équilibres chimiques et les vitesses de réaction » (« The Nobel Prize in Chemistry 1909 », sur le site The Nobel Prize, consulté le 9 décembre 2023 : https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/1909/summary/).

[7] Id., L’énergie, trad. E. Philippi, coll. « Nouvelle collection scientifique », Paris, Félix Alcan, 1910, p. 349.

[8] Id., Die Energie, coll. « Wissen und Können » n° 1, Leipzig, J.-A. Barth, 1908. La note précédente fait mention de sa traduction en français.

[9] Id., Energetische Grundlagen der Kulturwissenschaft, éd. Werner Klinkhardt, Leipzig, 1909 : Les fondements énergétiques de la science et de la civilisation, trad. E. Philippi, coll. « Bibliothèque sociologique internationale », Paris, V. Giard et E. Brière, 1910.

[10] Id., Le monisme comme but de la civilisation, Hambourg, Le Comité, 1913, p. 5-6.

[11] Leonid Heller, « Les destinées russes de l’énergétisme. I. Ostwald, Bogdanov, Malevitch », Danièle Ghesquier-Pourcin et al., Énergie, science et philosophie au tournant des xixe et xxe siècles. Vol. 2. Les formes de l’énergétisme et leur influence sur la pensée, p. 33-35.

[12] Cf. Markus Krajewski, « Restlosigkeit. Weltprojekte um 1900 », Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2006, p. 73-96,

[13] Cf. Bertrand Souchard, La théologie des énergies divines…, humaines et cosmiques. Une enquête biblique et philosophique, coll. « Patrimoines », Paris, Le Cerf, 2017, p. 165-171.

[14] L’on retrouve la même tendance à condamner sans nuance Teilhard de Chardin (Ibid., p. 207-217), soupçonnant chez lui un mélange d’ésotérisme et de stoïcisme. Et si, au-delà de sa propension au monisme matérialiste et panthéisme, le stoïcisme donnait à voir un impensé (qui est d’abord un invu) du cosmos ?

[15] Cf. Pascal Ide, Les médecines alternatives. Des clés pour discerner, Paris, Artège, 2021.

[16] Cf. Id., « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104.

[17] Cf., notamment, l’application à une médecine particulièrement prometteuse : Id., « L’endobiogénie. La promesse d’une vision intégrative du corps et de la médecine », site pascalide.fr

[18] Si, avec lui, nous affirmons que la notion d’énergie est analogue ; en revanche, à distance de lui, nous pensons qu’Aristote ne possède pas les ressources pour la penser, et qu’il faut convoquer un néo-stoïcisme, ou plutôt élaborer, ce qui manque cruellement aujourd’hui, une pneumatologie cosmologique. D’un mot, alors que l’information doit être pensée à partir du « se dire » omniprésent dans la création, l’énergie doit l’être à partir du « se donner » lui aussi ubiquitaire – ces deux communications correspondant aux transcendantaux vrai et bien, eux-mêmes réinterprétés à partir de l’ontodologie.

9.12.2023
 

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