(note programmatique)
En 1990, Paul Ricœur écrivait le livre qu’il estimait le plus : Soi-même comme un autre. D’un mot, il s’opposait à deux visions de l’homme : celle héritée de la modernité cartésienne, selon laquelle, exalté, celui-ci est transparent à lui-même et maître de lui-même comme de l’univers ; celle venue de la déconstruction postmoderne, selon laquelle il est devenu opaque à lui-même et déterminé par ses conditionnements psychiques (Freud), sociaux (Marx) ou moraux (Nietzsche). C’est comme si la personne humaine devait opter entre l’optimisme triomphant du cogito exalté et le pessimisme déprimé du cogito humilié. Entre ces deux extrêmes – en quelque sorte, soi-même par soi-même et la disparition (l’inaccessibilité) du soi-même –, Ricœur propose un cogito narratif par lequel je me connais moi-même comme un autre par le récit qui, par la médiation de l’histoire et du langage permet à la conscience d’accéder à son être.
Il me semble que, si elles disent toutes quelque chose d’important de nous-même, ces trois voies manquent l’essentiel, c’est-à-dire l’essence de ce que nous sommes. En effet, elles possèdent un point commun remarquable : elles sont toutes monologiques ou, mieux, monologales (si ce néologisme existait). Elles nous confrontent à nous seuls. Or, nous ne pouvons nous connaître par nous-mêmes, ou laissés à nous-mêmes. Nous ne pouvons adéquatement accéder à la profondeur abyssale de ce « quoi » qui est un « qui » seulement par l’autre, à commencer par l’autre homme.
Deux attestations toutes simples. Nous nous révélons au mieux par deux médiations qui sont aussi deux langages, non verbal et verbal : le visage et la voix. Or, d’une part, le visage est la seule partie de notre corps que nous ignorons ; et les rares fois où nous nous regardons, nous prenons la pause, que nous grimacions pour pouvoir mieux nous raser, que nous nous figions pour nous maquiller, que nous nous fixions du regard pour mieux nous interroger sur nous-même. D’autre part, qui n’a fait l’éprouvante expérience d’entendre sa voix enregistrée et, au moins les premières fois, de ne pas la reconnaître ?
Triple est la raison pour laquelle la connaissance de soi passe par la connaissance de l’autre, c’est-à-dire celle qu’il a de moi.
Primo, nous sommes triplement blessés : radicalement, communément et « naturellement », donc universellement, par notre condition postlapsaire ; moins profondément, individuellement et tout aussi involontairement, par les traumatismes de la vie, qui commencent très précocément ; encore plus réversiblement, personnellement et là très volontairement (même si c’est par voie de conséquence, donc non intentionnellement), par nos multiples péchés. Or, ces blessures engendrent autant d’angles morts ou de cécités de notre intelligence qui nous aveuglent non seulement sur l’autre, sur le monde et sur Dieu, mais sur nous-même ; qui nous rendent non seulement ignorants, mais ignorants de notre ignorance. Telle est la vérité de la position pessimiste défendue par Marx et Freud.
Secundo, quand bien même, par guérison, nous serions de nouveau assainis des navrures qui vouent notre affectivité à la répétition transférentielle et des distorsions cognitives qui biaisent notre intelligence ; quand bien même, par vertu et par grâce, nous serions affranchis de nos habitus vicieux et ne pécherions plus que véniellement par inattention et imperfection ; quand bien même, par miracle, nous serions libérés de l’anarchie qu’est le fomes concupiscentiae et donc de notre fragilité innée ; il demeurerait cette limite congénitale qui n’est ni le mal ontologique de Leibniz, ni la finitude de Kant, ni l’être-pour-la-mort de Heidegger, ni même ce hiatus lié au statut de la créature spirituelle (humaine ou angélique, d’ailleurs) qui jamais ne peut faire coïncider volonté voulante et volonté voulue, ou plutôt ce perspectivisme inéluctable par lequel nul esprit ne peut s’égaler à la totalité. Telle est la vérité de la position pessimiste défendue par Nietzsche.
Tertio, quand bien même, par impossible, non seulement j’étreindrais l’ensemble des points de vue, mais j’accéderais à la coïncidence entre l’exercice et la spécification, entre le sum et sur le sursum, je n’aboutirais à cette totale diaphanéité de ce que je suis par le seul savoir de moi et de l’univers. Sans même faire intervenir la médiation divine, la profondeur infinie de mon être n’est actualisable, donc n’est connaissable que par l’amour par lequel je sors chastement de moi-même, je m’arrache généreusement à mon autocentration et reçois humblement de l’aimé le savoir que lui seul a de moi-même. Ici, se connaître par l’autre devient inséparable d’un se donner à l’autre et donc d’un vivre avec l’autre et pour l’autre. Exit définitivement l’esseulement du philosophe : la sortie physique du poële est d’abord extase éthique de son ego pour entrer dans un amour qui n’est plus seulement celui de la sagesse, donc de la vérité, mais celui de l’autre incarné, conjoint, enfant, ami. C’est ce que nous apprennent une certaine philosophie au féminin (qui n’est pas forcément identique au care), une pratique de l’intelligence collective et corrective, un savoir pratique de la vie quotidienne, un service effectif et fidèle du plus vulnérable, etc. Puisque nous méditons sur les christophanies pascales, n’est-il pas hautement éloquent que les pèlerins d’Emmaüs ne comprennent qui est la personne du Ressuscité, non seulement en repartant des émotions ressenties, et non des informations recueillies, mais en dialoguant sur cette expérience intérieure : « Ils se dirent l’un à l’autre : ‘Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ?’ » (Lc 24,32) ?
En empruntant son vocabulaire à la scolastique jargonnante, mais en en détournant la signification : il n’y a d’aséité que par l’abaléité et la perséité. Partant de là, il faudrait écrire une nouvelle Phénoménologie de l’esprit, une nouvelle Action, bref, une odyssée inédite de soi, qui, au lieu de plonger en son ipséité, même considérée comme altérité, passerait par la médiation de l’entièreté de l’être – qui est plus que l’univers. Nul ne se connaît adéquatement que par l’autre homme, mais aussi par l’autre qu’est le minéral, le végétal, l’animal, l’angélique et le divin – et, pour ces derniers, aussi pour l’autre.
Pascal Ide