Loin d’être un acte seulement biologique ou animal, la nutrition est un acte humain, un acte personnel. De multiples faits l’attestent (1 et 2), qui gagneraient à être relus non pas seulement anthropologiquement (en sciences sociales), mais philosophiquement (3).
1) Avant le repas
Dans la cuisine, analyse et synthèse alternent, au point qu’on a pu dire que cuisiner est comme écrire un traité et, inversement, écrire un traité est comme faire la cuisine [1].
Passons de la cuisine à ce qui est cuisiné. On le sait, notamment depuis les études de l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss, tout, dans la nature cuisinée est en fait culture, à commencer par la distinction primordiale entre le cru et le cuit. Mais on peut généraliser et noter que toute la différence entre mangeable et non-mangeable fait appel à des distinctions beaucoup plus abstraites, voire philosophiques : « entre mangeable et non-mangeable » est « étroitement corrélée à des oppositions binaires abstraites, comme nous et eux, même et autre, intérieur et extérieur, bon et mauvais, culture et nature [2] ».
2) Le repas
- a) Le cadre
Alors que l’animal mange quand il a faim et où il a faim, l’homme régule et mesure les temps et les lieux pour manger et boire, notamment en relation avec ses autres activités, son travail, et en vue de maximiser les gratifications [3].
- b) La manière de manger
Assurément, la manière de se nourrir est extrêmement révélatrice de notre personnalité :
« Comme un comportement expressif, comment nous mangeons (rapidement ou lentement, nos manières), ce que nous mangeons (nos préférences) et combien nous mangeons (nos quantités) peut être mis en relation directe avec beaucoup de traits de personnalité. Les tendances à la conformité, la créativité, la rigidité, l’agressivité, la confiance en soi et l’anxiété sont, d’une manière ou d’une autre, révélées à table. » Bref, la table est « un test projectif de personnalité [4] ».
On peut aller plus loin et établir une sorte de typologie des personnes en fonction des menus ou une typologie des menus caractéristiques des personnalités. C’est ce que font les sociologues déjà cités. C’est ainsi qu’ils distinguent : 1. Les menus traditionnels (fondés sur des recommandations, des règles héritées dont la violation entraîne le dégoût) ; 2. Les menus rationnels (ils sont choisis en fonction de buts précis comme la perte de poids, la performance mentale ou physique ; ils sont fondés sur des critères scientifiques ou tenus comme tels) ; 3. Proches des menus rationnels, les menus de convenance (« convenience menus ») qui se caractérisent par le désir de gagner du temps ; un autre sous-type du menu rationnel est représenté par les menus économiques dont le but premier est d’épargner de l’argent, de chercher de la nourriture à petit budget ; 4. Les menus moraux (ici, les critères de sélection dérivent de considérations éthiques comme le respect des droits des animaux, de la création) [5].
- c) La nourriture
La nourriture elle-même est riche de significations symboliques : « L’exemple le plus évident de nourriture symbolique, qui serait classée comme nourriture représentative, est la nourriture qui est fabriquée [crafted] pour apparaître comme quelque chose d’autres qu’elle-même ». La philosophe américaine illustre son propos à partir de quelques exemples comme le sucre de canne, les pretzels, les croissants, les œufs de Pâques, la tequila sunrise, et, ultimement, le pain et le vin de l’Eucharistie [6].
À l’aliment se joint surtout le plaisir à s’alimenter [7], ce qui ouvre à la fête.
- d) La finalité
Le but des manières de table est d’établir une communication, voire une communion. Brillat-Savarin l’avait déjà noté : la table est l’expression moderne sociale de l’amour et de l’amitié [8]. Des auteurs contemporains confirment et approfondissent son propos [9].
3) Réinterprétation philosophique
L’on pourrait élargir et collecter bien d’autres données. C’est ce qu’a fait le dominicain spécialiste de psychologie sociale Jean-Claude Sagne dans sa belle thèse d’État impubliée jusqu’à ce qu’elle soit éditée, presque 30 ans plus tard, un an avant sa mort [10]. Il y propose une étude symbolique et spirituelle du repas en général, de ses différentes composantes et étapes en particulier.
a) Un acte de la personne
Tout d’abord, se nourrir est un acte de la personne. Dans le sud de l’Italie, deux amis qui se rencontrent se demandent d’abord (c’est la première question) : « Qu’allons-nous manger de spécial ensemble ? » Inversement, quand une personne n’est pas jugée digne de notre amitié, on lui dit : « Vous ne mangerez jamais avec moi ! » [11]
L’acte de manger est une opération de la faculté physiologique (végétative) de nutrition. Or, comme l’affirme un axiome scolastique, actus suppositi : les actes sont deux du sujet. Puisqu’ici, il s’agit d’une personne, se nourrir est un acte personnel. Autrement dit, c’est toute la personne qui mange [12]. En retour, l’acte révèle la personne. Si déjà la faim est un acte éminemment personnel et même originaire [13], a fortiori la nourriture qui est la réponse et le remède à cette faim.
On peut le montrer par une autre voie. La personne est esprit incarné. Or, la bouche est l’organe de l’alimentation, et de la nutrition selon ses trois états : solide, liquide et gazeux (nous respirons aussi par la bouche). Mais elle est aussi médiatrices d’actes hautement spirituels : cognitif, comme la parole ; et amatif, comme le baiser.
« une raison pour laquelle manger sert à l’unité les peuples vient de ce que l’autre fonction de la bouche est la parole. S’asseoir ou s’allonger pour dîner désengage d’autres pratiques endeavors. Leur commerce avec un autre est oral – ils mangent, ils parlent : deux activités qui engagent à la fois le corps et l’âme. Un repas lends soi-même à l’attention de la compagnie de l’autre et ce qui est partagé [14] ».
Ainsi, la bouche est faite pour se nourrir, respirer, parler et embrasser. Cette polysémie n’est pas seulement riche de fonctions, mais riche de sens. Ces quatre finalités engagent l’intégralité de l’homme, corps et esprit : le physiologique et le spirituel, le réceptif et l’émissif.
b) Un acte d’amour
Se nourrir n’est pas seulement un acte personnel, c’est un acte datif. Comment s’en étonner, si l’on se souvient que l’acte fondamental de la personne est d’aimer. Nous venons de voir que la bouche est aussi faite pour embrasser et communiquer ; or, la communication est pous la communion. Nous avons surtout évoqué que l’ensemble du repas est sigillé par l’amour : préparé avec soin, donné gratuitement, servi par excès, finalisé par la communion.
Insistons sur ce dernier point : le repas est un des lieux de la communio personarum. Or, le don aimant est pour la communion. Voilà pourquoi l’on ne devrait jamais se disputer à table. Celle-ci devrait être préservée non seulement de la violence, mais des discussions fonctionnelles, autrement dit des utilitarismes.
c) Un acte sacré
Enfin, se nourrir est un acte sacré. La nourriture possède elle-même une signification symbolique, plus encore sacrée. En effet, le sacré est le signe visible d’un Invisible qui est transcendant, voire divin. Or,
« virtuellement, toute les nourritures de base que nous mangeons aujourd’hui – les céréales, les fruits, les légumes, les viandes et les poissons – présentent un pedigree mythique, sacré. Sacré parce que, pour nos ancêtres primitifs, consommer quelque chose soit donné par ou volé (stolen from) par les dieux consistait à participer aux mystères cosmiques contrôlés par ces dieux. Ainsi que les anthropologues l’ont noté, pour beaucoup de primitifs, manger est une communion avec le sacré [15] ».
Enfin, le sacrement qui est source et sommet de tous les sacrements est l’Eucharistie. Or, si elle est mémorial et sacrifice, l’Eucharistie est le repas festif par excellence, c’est-à-dire le repas de noces.
Pascal Ide
[1] Cf. Francesca Rigotti, La filosofia in cucina. Piccola critica della ragion culinaria, Bologna, Il Mulino, 1999, p. 7.
[2] Alan Beardsworth & Teresa Keil, Sociology on the Menu, London, Routledge, 1997, p. 51.
[3] Cf. Massimo Montanari, Convivio oggi: storia dei piaceri della tavola nell’età contemporanea, Roma, Laterza, 1992, p. 149.
[4] Leon Rappoport, How we Eat. Appetite, Culture and the Psychology of Food, Toronto, ECW Press, 2003, p. 74-75.
[5] Alan Beardsworth & Teresa Keil, Sociology on the Menu, p. 67-68.
[6] Carolyn Korsmeyer, Making Sense of Taste. Food and Philosophy, Ithaca, Cornell University Press, 1999, p. 118-119.
[7] Cf., par exemple, David Servan-Schreiber, Et nourrir de plaisir, Paris, Stock, 1996.
[8] Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût ou méditations de gastronomie transcendante, Paris, Gabriel de Gonnet, 1826. Livre en ligne. Cf. les multiples occurrences des termes « amour » et « amitié », par exemple, p. 135, 158, 170, 177, etc.
[9] Pour une étude actualisée de l’intersubjectivité amicale au cours d’un repas festif, cf. Albert Bagood, « Intersubjectivity-Friendship, Diner and Holy Eucharistic Meal », Angelicum, 82 (2005) n° 4, p. 755-781, ici p. 766-773.
[10] Jean-Claude Sagne, La symbolique du repas dans les communautés de vie religieuse, 1982, éditée, Paris, Le Cerf, 2009.
[11] Cf. Vito Teti, Il colore del cibo, coll. « Linee », Roma, Meltemi, 1999, p. 76.
[12] Cf. F. Viscidi, « L’unità dell’uomo e la sua unitarietà », Aa. Vv., De Homine. Studia Hodiernae Anthropologiae. Acta VII Congressus Thomistici Internationalis, Roma, Officium Libri Catholici, 2 vol., tome 2, 1972, p. 300.
[13] Cf. Jérôme Thélot, Au commencement était la faim. Traité de l’intraitable, La Versanne, Encre marine, 2005. Cet ouvrage et ce thème font l’objet d’une longue étude dans le cours d’anthropologie philosophique qui sera bientôt publié.
[14] Carolyn Korsmeyer, Making Sense of Taste, p. 203.
[15] Leon Rappoport, How we Eat, p. 36.