La souffrance de ceux qui, au Grand Siècle, étaient condamnés aux galères dépasse l’imagination. Non seulement, les galériens vivent dans un cloaque répugnant, sont attachés par le poignet et la cheville aux murailles du bateau, et nourris exclusivement de pain sec et d’eau, mais la durée de leur condamnation ne figure sur aucun registre, ce qui signifie qu’ils expireront sur le banc, donc que nul espoir humain ne leur est permis. Et, pire encore, le panache extérieur de la galère qui est d’une grande élégance et d’un rythme sans défaut, ne permet en rien de deviner cette effroyable misère, physique et spirituelle.
Une telle description éveille en nous compassion pour les galériens et indignation contre leur injuste sort (je ne parle pas de leur faute, qu’on suppose avérée, mais de leur peine, qui est démesurée). En apprenant la condition des galériens, saint Vincent de Paul qui est aussi proche des plus pauvres que des plus grands, obtient un rendez-vous avec le comte Philippe-Emmanuel de Gondi qui est le général des Galères du Roy. Comment le saint landais qui est connu pour son bouillant caractère s’y est-il pris ?
« Un jour, il [M. Vincent] n’y tient plus. Il va rejoindre Gondi dans la pièce somptueuse qui lui sert de bureau. M. le général des Galères se voit obligé de répondre à mille questions que, jamais, personne n’avait osé lui poser […]. Questions qu’en lui-même il préférait ne pas soulever. L’entrevue se prolonge, tard dans la soirée, devant le feu de bois de l’immense cheminée.
« Le lendemain, en grand mystère, les deux hommes, sans escorte, quittent l’hôtel : M. le général des Galères du Roy avait donné à Vincent la promesse de lui faire visiter les cachots de la Conciergerie et du Châtelet. L’hiver était particulièrement dur. Vincent est introduit dans des couloirs glacés pleins de rats et de vermine, il pénètre dans des cachots sans carreaux, il découvre des formes à demi humaines, entassées, rongées de parasites et d’ulcérations profondes. Aux chevilles, des anneaux et de lourdes chaînes scellées à la muraille. Simplement, Vincent s’assied sur le plus misérable grabat, tout au bord, afin de ne pas gêner ceux qui l’occupent. Le prêtre ne parle pas. Il sait que les paroles, à certains moments, sont sans valeur. De ses larges poches, il extrait charpie et onguents. Il lave la plaie, fait un pansement sommaire, passe aux suivants, sans arrêt jusqu’à l’arrivée du geôlier : la visite est terminée. Ordre du capitaine.
« La semaine suivante, c’est la tournée des ports où, avant d’être embarqués, ainsi que du bétail, les forçats semblaient, comme au Châtelet et à la Conciergerie, des troupeaux de bêtes : à peine nourris, sans air et sans lumière. Vincent soigne, réconforte, encourage, jour et nuit, sans se lasser. Il reçoit de touchantes, d’horribles confidences… Il écoute tout, même les choses les plus atroces…
« Philippe de Gondi, sous l’influence de Vincent de Paul, entreprit la réforme de ses cachots et de ses galères, dont il ne connaissait, jusqu’à présent, que les départs en fanfare, pavillons déployés […] et ces dos bronzés, voûtés, manœuvrant les rames avec un ensemble parfait, sur des bâtiments d’or et de pourpre [1] ».
Comme il eût été facile de se mettre en colère devant l’ignorance, pire, devant l’aveuglement coupable de Philippe de Gondi ! Outre qu’une telle attitude n’eût pas du tout été assurée d’être efficace, elle aurait fait rentrer les protagonistes dans le cycle de violence décrit par le triangle de Karpman.
Par sa compassion active, sa sollicitude très concrète, sa ténacité inlassable et son sens politique, « Monsieur Vincent » obtiendra du général des Galères que les détenus bénéficient d’un traitement humain : prison aux murs secs, nourriture suffisante, contrôle des gardiens, consignation de la date d’expiration de la peine, visite de prêtres aumôniers.
Ce génie de la compassion pour les plus misérables jointe à l’action auprès des plus grands, quel enseignement pour les lanceurs d’alerte, les politiques… et chacun de nous !
Pascal Ide
[1] Jean Guy, Vincent de Paul, un saint d’avant-garde, Paris, Téqui, 1957. Cité par Chantal Crépey, Saint Vincent de Paul. Un génie de la charité, Paris, Salvator, 2017, p. 54-55.