Saint-Exupéry, une appropriation de la source maternelle ?

« J’ai l’air comme ça de ne rien sentir. Je pense que simplement je me défends terriblement [1] ».

Dans la correspondance entre Antoine de Saint-Exupéry et sa mère, se lit en transparence l’amour qu’il lui porte [2]. À rebours de ce qu’une interprétation psychanalytique pourrait suspecter, ne constituerait-il pas au contraire un bel exemple d’intériorisation-appropriation de la source – celle-ci étant figurée comme un enveloppement.

De nombreux passages où l’écrivain atteste la source maternelle, retenons-en un : « Vous si faible, vous saviez-vous à ce point ange gardienne, et forte, et sage, et si pleine de bénédictions que l’on vous prie, seule, dans la nuit [3] ? » De fait, la nuit ne renvoie peut-être pas d’abord au vol, mais plus encore au thème de l’enveloppement originaire.

Une phrase résume de manière particulièrement heureuse toute la doctrine de l’intériorisation de l’amour : « Ah ! le merveilleux d’une mère – écrivait notre auteur dans Terre des hommes –, ce n’est point qu’elle vous abrite ou vous réchauffe, ni qu’on en possède les murs, mais bien qu’elle ait déposé en nous, lentement, ces provisions de douceur ; qu’elle forme, dans le fond du cœur, ce massif obscur, d’où naissent, comme des eaux de sources, les songes [4] ».

Un autre passage signifie autant l’amour enveloppant que la source intérieure : « Je vous embrasse maman. Dites-vous bien que de toutes les tendresses la vôtre est la plus précieuse et que l’on revient dans vos bras aux minutes lourdes. Et que l’on a besoin de vous, comme un petit enfant, souvent. Et que vous êtes un grand réservoir de paix et que votre image rassure autant que lorsque vous donniez du lait à vos tout petits [5] ». Tout dit l’enveloppement originaire : « bras » et la source « réservoir ». Un tel aveu qui fait entrer au plus intime du cœur suppose une pudeur surmontée, toutefois pas totalement puisque l’auteur ne dit pas « je », mais « on ».

Cette source s’exprime aussi dans les termes aussi familiers et chaleureux mais plus médiatisés de la maison : « Vous ne pouvez pas bien savoir cette immense gratitude que j’ai pour vous, ni quelle maison de souvenirs vous m’avez faite [6] ».

Ou d’un objet contenu dans cette maison, précisément dans la pièce par excellence de l’enveloppement, la chambre : « La chose la plus « bonne », la plus paisible, la plus amie que j’aie jamais connue, c’est le petit poële de la chambre d’en haut à Saint Maurice. Jamais rien ne m’a autant rassuré sur l’existence. Quand je me réveillais la nuit, il ronflait comme une toupie et fabriquait au mur de bonnes ombres. Je ne sais pourquoi, je pensais à un caniche fidèle. Ce petit poële nous protégeait de tout [7] ».

Plus généralement, c’est toute l’enfance qui devient la « fontaine », selon les propres mots de Saint-Exupéry : « Je suis terriblement peu ‘satisfait’. […] La seule fontaine rafraîchissante, je la trouve dans certains souvenirs d’enfance : l’odeur de bougie des nuits de Noël [8] ».

En même temps, la source n’est jamais à ce point intériorisée qu’il ne faille la réalimenter. Ainsi, en 1930, alors qu’il a 30 ans, Saint-Exupéry écrivait à sa mère : « Je voudrais tant vous avoir ici [9] ». Quelques années plus tard, de même : « Je vous ai appelé dans le désert […] j’appelais ma maman [10] ». Là où une relecture freudo-lacanienne suspectera une fusion régressive, ne pourrait-on pas lire une communion reconnaissante ?

Pascal Ide

[1] Antoine de Saint-Exupéry, Lettres à sa mère, éd. augmentée, Paris, Gallimard, 1984, Lettre 98, janvier 1930, Buenos-Ayres, p. 210.

[2] Je me fonde sur le courrier édité dans Antoine de Saint-Exupéry, Lettres à sa mère, éd. augmentée, Paris, Gallimard, 1984.

[3] Lettre 102, Le Caire, 3 janvier 1936, p. 215.

[4] Terre des hommes, cité p. 14-15. C’est moi qui souligne.

[5] Lettre 100, janvier 1930, Buenos-Ayres, p. 212-213. C’est moi qui souligne.

[6] Lettre 98, janvier 1930, Buenos-Ayres, p. 210.

[7] Lettre 98, janvier 1930, Buenos-Ayres, p. 208. C’est moi qui souligne.

[8] Lettre 105, Orconte, 1940, p. 218. C’est moi qui souligne.

[9] Lettre 96, 20 novembre 1929, Buenos-Ayres, p. 206.

[10] Lettre 102, Le Caire, 3 janvier 1936, p. 214.

23.2.2023
 

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