« La terre et le ciel ne m’étaient plus rien ; j’oubliais surtout le dernier ; mais si je ne lui adressais plus mes vœux, il écoutait la voix de ma secrète misère : car je souffrais et les souffrances prient [1] ».
Le grand public pense souvent que le christianisme est intrinsèquement doloriste ; la religion chrétienne serait la religion de la souffrance. Une des causes de ce contre-sens gravissime vient, à en croire Guy Sagnes, de l’influence de François-René de Chateaubriand, précisément d’un passage d’une trentaine de pages, souvent lu et repris, d’un de ses romans, René. Publié en 1802 au terme du Génie du christianisme, il fut réédité séparément à maintes reprises par la suite. Rappelons brièvement le contexte romanesque (1), avant de présenter encore plus brièvement son contenu (2) qui bénéficia d’une telle fortune (3). Nous conclurons en proposant une interprétation (4).
1) Contexte
La mère de René est morte à sa naissance et son père lui préfère un frère aîné. Toute l’affection de René, hypersensible, se reporte alors sur sa sœur, Amélie, qui le lui rend bien. Ensemble, ils font de longues promenades dans des paysages d’automne. Après la mort de leur père, René quitte le château, voyage quelques années (Rome, la Grèce, une grande capitale), puis revient à la campagne. Des idées de suicide le hantent et sa sœur décide d’aller vivre avec lui. Mais, voilà qu’au bout de trois mois, elle entre soudain dans un monastère. René ne comprend pas jusqu’au moment où, présent au chœur pour la vêture, comme représentant du père, il entend monter cette prière des lèvres de sa sœur, étendue sous le drap mortuaire : « Dieu de miséricorde, fais que je ne me relève jamais de cette couche funèbre, je comble de tes biens un frère qui n’a point partagé ma criminelle passion ». Prenant conscience de la passion incestueuse de sa sœur et se sentant abandonné une nouvelle fois, René le malheureux décide d’aller cacher sa tragique existence dans l’Amérique encore « sauvage » du 18e siècle. Plus tard, Amélie mourra, permettant à René de livrer son pesant secret. Dans le texte décisif que nous allons maintenant lire, il explique à deux amis la raison de sa retraite en Amérique, une fois sa sœur décédée.
2) Lecture
« Il prit donc jour avec eux pour leur raconter non les aventures de sa vie, puisqu’il n’en avait point éprouvé, mais les sentiments secrets de son âme ». Voici comment René se présente : « Combien vous aurez pitié de moi ! Que mes éternelles inquiétudes vous paraîtront misérables ! […] Que penserez-vous d’un jeune homme sans force et sans vertu, qui trouve en lui-même son tourment et ne peut guère se plaindre que des maux qu’il se fait à lui-même ? »
Chateaubriand opère une véritable et quadruple révolution : l’essentiel, pour René, comme pour le narrateur, réside dans les aventures non pas extérieures (de fait, elles sont peu nombreuses), mais intérieures (qui, là, tout au contraire, sont fort généreuses) ; ce vécu intime est essentiellement émotionnel, notamment à cause de la faiblesse éprouvée qui lui fait subir plus qu’agir ; les sentiments éprouvéssont essentiellement sombres : incertitude, culpabilité, inquiétude, tristesse, etc. Ne nous méprenons pas : cette faiblesse constitue aussi la force unique de Chateaubriand. Justement fameuse est la réflexion de Chactas, l’un des deux amis de René, qui excuse celui-ci, figé sous le coup d’une émotion soudaine : « Mon jeune ami, les mouvements d’un cœur comme le tien ne sauraient être égaux […]. Si tu souffres plus qu’un autre des choses de la vie, il ne faut pas t’en étonner ; une grande âme doit contenir plus de douleur qu’une petite ».
Mais l’essentiel est encore ailleurs : dans la cause assignée à cette omniprésence de la douleur. Chateaubriand note dans une phrase qui pourrait passer pour une parenthèses, mais qui livre le cœur, la quatrième révolution : « Il est vrai qu’Amélie et moi nous jouissions plus que personne de ces idées graves et tendres, car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du cœur : nous tenions cela de Dieu ou de notre mère » (c’est nous qui soulignons. L’essentiel est dit : Dieu est l’origine de la tristesse. Non pas dans le sens négatif. Bien au contraire : si la tristesse est la « noblesse unique » [2], c’est parce qu’elle participe de la divinité elle-même. Plus loin, René explique le contenu de cette tristesse :
« On m’accuse d’avoir des goûts inconstants, dit-il à propos de son grand voyage, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d’être la proie d’une imagination qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs comme si elle était accablée de leur durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout les bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? »
Analysons ce texte essentiel. On y trouve d’abord la cause de cette tristesse d’origine divine : l’homme est fait pour l’infini ; or, partout il se heurte à du borné, du fini ; donc, il est privé de ce pour quoi il est fait. Or, la tristesse provient d’un mal présent et l’inquiétude d’un mal à venir. Voilà pourquoi éprouve ces sentiments aussi sombres qu’inévitables et irrépressibles.
Chateaubriand serait-il un disciple du cor irrequietum cher à saint Augustin ? René serait-il les Confessions du xixe siècle ? Prenons bien garde aux mots utilisés et à la réalité qu’ils signifient. Il est ici parlé d’« imagination », de « jouir », de « chimère », de « plaisirs », d’ « instinct ». Tout évoque en fait la sensibilité. L’infini dont parle l’auteur du Génie doit être touché par l’affectivité sensible. Or, chez saint Augustin, c’est le « cœur », c’est-à-dire le centre intime de la personne qui est inquiet. De plus, Chateaubriand insiste beaucoup sur « l’exil », le « là-bas » ; on sait le goût que les romantiques ont pour le Salve Regina, « la prière la plus romantique qui soit [3] », qui mentionne l’exil pas moins de deux fois. Or, pour le docteur d’Hippone, Dieu se donne déjà dans la présence de notre monde : au nom de l’Incarnation, la paix du cœur, le repos promis est déjà anticipé en ce monde qui n’est pas qu’une « vallée de larmes ». Enfin, cette double divergence explique la troisième : Chateaubriand souligne surtout la causalité divine de la tristesse ; saint Augustin affirme que Dieu cause en nous directement le désir et non la tristesse : son passage par le manichéisme lui a montré le danger de positiver un manque ; or, l’inquiétude est, par essence, une absence de repos. Enfin, si, pour le théologien africain, l’Infini est intérieur à l’âme (« intimior intimo meo »), il lui est aussi supérieur (« superior summo meo »), alors que, pour le romancier, il est immanent sans être transcendant.
Ainsi, loin de retrouver le meilleur de la veine patristique, ce texte est en fait fondateur du romantisme, celui que l’on trouve autant chez Huysmans que chez Lamartine : tous les termes et les concepts clés trouvent ici leur origine. Face à la littérature apollinienne du classicisme, donc des limites et de la raison contrôlée qui régnait jusqu’ici, nous voyons naître une littérature dionysiaque, de l’hubris du désir illimité de l’ailleurs autant que de l’autrement.
Chateaubriand veut faire de l’histoire tragique de René un malheur singulier et unique. Ce tropisme complaisant pour le pathétique se retrouve dans son intérêt pour le Paradis perdu de Milton qu’il traduit puis commente longuement dans le Génie du christianisme.
3) Fortune de ce passage
Ce passage de René fut particulièrement lu et transmis par deux des lecteurs les plus attentifs de Chateaubriand, Baudelaire et Flaubert, qui ne se sont pas trompés sur son sens profond.
Tout d’abord, Chateaubriand en général et René en particulier, ont exercé une grande influence sur la sensibilité de nos deux auteurs. En 1844, alors qu’il a vingt-trois ans, Baudelaire écrivait dans une lettre – versifiée – à Sainte Beuve, combien René l’avait formé : « En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné / Déchiffrais couramment les soupirs de René ». Baudelaire écrit en 1846 à propos d’une pietà que Delacroix vient de peindre : « La tristesse sérieuse de son talent convient parfaitement à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle ». Sans parler de la fin si célèbre du poème Phares, résumant ainsi le sentiment qui affectent tous les poètes et leur apport créateur : « Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage / Que nous puissions donner de notre dignité / Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge / Et vient mourir au bord de votre éternité ». Et du premier poème des Fleurs du mal : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés ! ». De son côté, le chap. 11 de Par les champs et par les grèves (publié, pour la part qui revient à Flaubert en 1881), tout imprégné de l’influence nostalgique de René, véritable pèlerinage de Flaubert au Combourg de Chateaubriand. Or, non seulement ces auteurs placent la douleur au centre de leur réflexion, mais ils en font remonter la filiation à Chateaubriand. Voici comment le romancier finit son chapitre : « N’est-ce pas ici que fut couvée notre douleur à nous autres, le Golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse ? »
Or, Baudelaire et Flaubert font partie des fondateurs de la modernité littéraire. Ils ont joué un rôle de premier plan sur la littérature et la pensée de notre siècle. Que l’on songe à la seconde des Méditations poétiques (1820) de Lamartine : « Malheur à qui du fond de l’exil de la vie / Entendit ces concerts d’un monde qu’il envie ! » ou à Corinne (1806) de Madame de Staël : « le culte de la douleur, le christianisme en contient le vrai secret du passage de l’homme sur la terre ». De plus, si nous ne lisons plus guère René, nous ne cessons de nous passionner pour Les fleurs du mal et Madame Bovary. Et Chateaubriand est lui-même conscient qu’il engendre des disciples au nom même de la souffrance :
« Un épisode du Génie du christianisme – écrit-il dans Mémoires d’outre-tombe, en date de 1802 –, qui fit moins de bruit alors qu’Atala, a déterminé un des caractères de la littérature moderne. […] Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé : on n’a plus entendu que des phrases lamentables et décousues, il n’a plus été question que de vents et d’orages, que de maux inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n’y a pas de grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé être le plus malheureux des hommes ».
Ainsi, le Chateaubriand du « Levez-vous vite, orages désirés, qui devaient emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » n’est pas que celui nous a rendu sensible non seulement à la beauté des automnes, mais à leur profondeur nostalgique et désolée…
4) Conclusion
Les racines historiques du dolorisme sont d’abord des racines anthropologiques : l’hypersensibilité, le profil tragico-romantique, la posture victimaire, les revendications woke aujourd’hui si valorisées, les complaisances masochistes qui font de la souffrance le lieu de la suprême la jouissance [4], etc. Et ces racines ne sont pas sans complicité avec l’égocentrisme de l’homme en général et de l’artiste en particulier (on sait la colère de Chateaubriand contre ces disciples qui, diffusant ce qu’il ressent ou se l’appropriant, oblitère ou congédie son unicité, ce qui est le pire drame pour une sensibilité).
Mais avons-nous tout dit ? Aristote affirmait que la puissance d’une forme se mesure à sa capacité à intégrer les contraires ; or, la douleur est le contraire de la joie qui est le désir naturel de l’âme ; en ce sens, la capacité à endurer la souffrance, ce qui suppose de lui donner un sens, signe une grande âme. C’est d’expérience quotidienne : le don de soi se mesure à la capacité de se fatiguer pour l’autre et la fatigue est une tristesse ; de même, notre capacité à recevoir se mesure à la capacité à renoncer au plaisir immédiat. En ce sens, la phrase célèbre, mais énigmatique de Chateaubriand : « Une grande âme doit contenir plus de douleur qu’une petite » présente une signification profonde. « Contenir » doit, en effet, se comprendre dans le sens non seulement du contenu, mais de la contenance ou de la contention. La grande âme est celle qui, contenant la douleur sans la laisser la contenir, peut ainsi déborder, mais dans un registre supérieur en produisant ce qui sera une œuvre. Dès lors, en épousant la dynamique ternaire du don (réception, appropriation-contention et donation), la souffrance acquiert toute sa puissance de fécondité – voire, pour une part, de rédemption [5].
Pascal Ide
[1] Mémoires d’Outre-tombe. Cette citation comme les autres sont tirées de l’article suggestif de Guy Sagnes, « René ou la naissance de la douleur romantique », Bulletin de Littérature Ecclésiastique. Chroniques. Chateaubriand, 1996, n° 4, p. 5-14.
[2] Ainsi s’ouvre Bénédiction, le premier poème des Fleurs du mal : « Je sais que la douleur est la noblesse unique », v. 65, Charles Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 1, Paris, Gallimard, 2 vol., tome 1, 1975, p. 9.
[3] Guy Sagnes, « René ou la naissance de la douleur romantique », p. 11.
[4] Cf. le remarquable opuscule de Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l’amour. Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Paris, Seuil, 1998.
[5] « Sans être théologiens, et même lorsqu’ils ne croyaient plus, ils [les romantiques] savaient qu’à l’intérieur du christianisme, la souffrance est rédemptrice et que le Christ l’avait éprouvée pour l’offrir » (Guy Sagnes, « René ou la naissance de la douleur romantique », p. 12).