- « Quel est le premier commandement ? », demande-t-on à Jésus. Quelle est sa réponse ? Il y a de fortes chances que vous répondiez : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force » (Mc 12,40). Mais ce n’est pas ce que dit Jésus ! Prenez le temps de lire et réfléchir !
Avez-vous trouvé ? « Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur » (v. 39). Et Jésus ne fait que répéter ce que prescrit le livre du Deutéronome (cf. Dt 6,4-5), que la liturgie a pris le soin de nous faire entendre dans la première lecture. Non ! Il ne s’agit pas d’une simple introduction, comme si Dieu avertissait un public d’enfants dissipés : « Taisez-vous et écoutez ! » Dans la Bible, comme dans la vie, écouter, c’est recevoir. Et si nous avons une bouche et deux oreilles, c’est parce que nous avons d’abord beaucoup plus à recevoir qu’à donner.
Quand nous entendons, ce commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » avec ses quatre exigences de totalité, nous risquons fort d’être découragés. Le Bon Dieu le sait bien, et c’est pour cela que, avant de donner, il nous demande de recevoir. C’est une loi de la vie : nous ne pouvons aimer que si nous avons été aimés, plus, au présent, que si nous somme aimés. Si notre hotte n’est pas remplie, comment donnerons-nous à notre tour ?
Qu’est-ce à dire ? Relisons l’inépuisable parabole de l’enfant prodigue. Peut-être certains d’entre vous se sentent-ils comme le fils cadet et savent donc tout ce qu’ils doivent à la miséricorde du Père qui les accueille – notamment dans le sacrement de la confession – et leur pardonne tout, plus, leur passe l’anneau au doigt, celui qui sert à signer tous les contrats, et lui permet donc disposer de tous ses biens ! Mais, souvent, nous ressemblons au fils aîné. Nous sommes dans la maison, l’Église, et nous ignorons combien nous sommes richement dotés. Nous vivons aux côtés du Père et nous n’avons même pas conscience des trésors de générosité qu’il voudrait nous partager : « Mon enfant, tout ce qui est à moi est à toi ». Littéralement : « Tout ce qui est mien est tien » (Lc 15,31). Avez-vous entendu ? « tout ce qui est à moi est à toi ». Le croyons-nous ?
Disons-le avec les mots d’un converti ardent, Paul Claudel, dans son commentaire du Cantique :
« nous ne disposons pas seulement de nos propres forces pour aimer, comprendre et servir Dieu, mais de tout à la fois […]. Toute la création, visible et invisible, toute l’histoire, tout le passé, tout le présent et tout l’avenir, toute la nature, tout le trésor des saints multipliés par la Grâce, tout cela est à notre disposition, tout cela est notre prolongation et notre prodigieux outillage. Tous les saints, tous les anges sont à nous. Nous pouvons nous servir de l’intelligence de saint Thomas, du bras de saint Michel et du cœur de Jeanne d’Arc et de Catherine de Sienne et de toutes ces ressources latentes que nous n’avons qu’à toucher pour qu’elles entrent en ébullition. Tout ce qui se fait de bien, de grand et de beau d’un bout à l’autre de la terre, tout ce qui fait de la sainteté comme un médecin dit d’un malade qu’il fait de la fièvre, c’est comme si c’était notre œuvre. L’héroïsme des missionnaires, l’inspiration des docteurs, la générosité des martyrs, le génie des artistes, la prière enflammée des clarisses et des carmélites, c’est comme si c’était, c’est nous [1] ! »
- Venons-en maintenant aux quatre notes de l’amour : « de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force ».
Actuellement, passe en salles un film que je vous encourage chaleureusement à voir : L’histoire de Souleymane. Il vous fera découvrir un autre Paris. Nous suivons 48 heures de la vie d’un jeune Guinéen sans papier, Souleymane, qui travaille comme livreur à vélo et se prépare à être auditionné dans le cadre de sa demande d’asile. En le regardant, j’éprouvais de la compassion pour les multiples déboires et injustices auxquels il doit s’affronter. J’ai aussi ressenti de l’admiration pour sa détermination et sa persévérance : mais où puisait-il une telle énergie ? Mais j’avais aussi de la colère, parce qu’il cherchait à échafauder un récit factice pour obtenir ses papiers. Arrive la dernière scène où il est accueilli par l’agent de l’Office de protection des réfugiés et apatrides qui, après l’avoir écouté patiemment raconter son histoire mensongère lui dit avoir déjà entendu souvent la même histoire avec les mêmes mots. Alors, Souleymane – dont tout le film montre que c’est un homme droit et courageux – s’affaisse et révèle la vérité. Le complément dans le titre peut se prendre au double sens, objectif (l’histoire, en fait les histoires, que raconte Souleymane) ou subjectif (l’histoire qu’il a réellement vécue). Le jeune homme de 25 ans se met à raconter en buttant sur les mots : « Mon père a renvoyé ma Maman parce qu’elle n’était pas comme les autres. On disait d’elle qu’elle est une femme diabolique, alors qu’elle est une malade mentale. Mais ce n’est pas sa faute. Alors, je voulais faire quelque chose pour elle, qu’elle se sente bien ». Voilà pourquoi il a quitté son pays.
Nous découvrons alors un homme qui aime sa maman de tout ton cœur, c’est-à-dire de toute sa volonté (« je voulais faire quelque chose pour elle, qu’elle se sente bien ») ; de toute ton âme, c’est-à-dire, ainsi que commente saint Thomas, avec toute sa sensibilité (Souleymane dit « Maman » et quand il parle d’elle, son visage à la fois s’éclaire et se voile de tristesse) ; de tout ton esprit, c’est-à-dire avec son intelligence, donc en vérité (et c’est la raison pour laquelle, au terme, il arrête de mentir, avouant avec honte : « Mamam m’a dit de ne pas mentir, et je continue à mentir tout le temps ») ; et de toute ta force, c’est-à-dire avec persévérance (là se trouve son moteur. Souleymane raconte un moment que, lorsqu’il est passé par la Lybie, on l’a traité « comme des animaux », il a été torturé. Pourtant, ajoute-t-il, j’ai continué : « Dans ma tête, j’avais pas le droit de mourir. Ma maman a besoin de moi »).
C’est ainsi que nous sommes appelés à aimer Dieu et notre prochain : avec notre volonté, notre sensibilité, notre intelligence et notre persévérance. Il est significatif que, dans le film, l’unique fois où nous voyons Souleymane rentrer en contact avec sa maman, il lui téléphone d’un endroit où il est tranquille, à l’écart, et qui semble être le parvis d’une église…
- Comment vivre le premier commandement ? Comment répondre à une telle exigence ? Nous l’avons vu, nous ne pouvons donner que si nous avons reçu. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). C’est en nous laissant toucher par l’amour débordant du Père pour nous que nous déborderons à notre tour vers lui et donc vers nos frères. Mieux que quiconque, saint Ignace de Loyola est un guide dans ce passage. Au terme de ses Exercices, il propose un ultime exercice spirituel qui, en quelque sorte, les résume tous. Il le fait avec sa pédagogie qui nous accompagne, pas à pas.
230 Commençons par reconnaître deux vérités : la première, que l’on doit faire consister l’amour dans les œuvres bien plus que dans les paroles.
231 La seconde, que l’amour réside dans la communication mutuelle des biens. D’un côté, la personne qui aime donne et communique à celle qui est aimée ce qu’elle a, ou de ce qu’elle a, ou ce qu’elle peut donner et communiquer ; de l’autre, la personne qui est aimée agit de même à l’égard de celle qui l’aime. Si l’une a de la science, elle la communique à celle qui n’en a pas ; j’en dis autant des honneurs et des richesses, et réciproquement.
232 Le premier prélude est la composition de lieu. Dans la contemplation présente, je me considérerai en la présence de Dieu, notre Seigneur, sous les yeux des anges et des saints qui intercèdent pour moi.
233 Le second est la demande de la grâce que l’on veut obtenir. Ici, je demanderai la connaissance intime de tant de bienfaits que j’ai reçus de Dieu, afin que dans un vif sentiment de gratitude, je me consacre sans réserve au service et à l’amour de sa divine Majesté.
234 Dans le premier point, je rappellerai à ma mémoire les bienfaits que j’ai reçus : ceux qui me sont communs avec tous les hommes, la création, la rédemption, et ceux qui me sont particuliers, considérant très affectueusement tout ce que Dieu, notre Seigneur, a fait pour moi, tout ce qu’il m’a donné de ce qu’il a, et combien il désire se donner lui-même à moi, autant qu’il le peut, selon la disposition de sa divine Providence. Puis, faisant un retour sur moi-même, je me demanderai ce que la raison et la justice m’obligent de mon côté à offrir et à donner à sa divine Majesté, c’est-à-dire toutes les choses qui sont à moi et moi-même avec elles ; et, comme une personne qui veut faire agréer un don, je dirai du fond de l’âme : « Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon entendement et toute ma volonté, tout ce que j’ai et tout ce que je possède. Vous me l’avez donné, Seigneur, je vous le rends ; tout est à vous, disposez-en selon votre bon plaisir. Donnez-moi votre amour ; donnez-moi votre grâce : elle me suffit. »
235 Dans le deuxième point, je considérerai Dieu présent dans toutes les créatures. Il est dans les éléments, leur donnant l’être ; dans les plantes, leur donnant la végétation ; dans les animaux, leur donnant le sentiment ; dans les hommes, leur donnant l’intelligence ; il est en moi-même de ces différentes manières, me donnant tout à la fois l’être, la vie, le sentiment et l’intelligence. Il a fait plus : il a fait de moi son temple ; et, dans cette vue, il m’a créé à la ressemblance et à l’image de sa divine Majesté. Ici encore, je ferai un retour sur moi-même, comme il a été dit dans le premier point, ou de toute autre manière qui me paraîtrait plus convenable : ce qui doit s’observer dans les points suivants.
236 Dans le troisième point, je considérerai Dieu agissant et travaillant pour moi dans tous les objets créés, puisqu’il est effectivement dans les lieux, dans les éléments, dans les plantes, dans les fruits, dans les animaux, etc., comme un agent, leur donnant et leur conservant l’être, la végétation, le sentiment, etc. Puis je ferai, comme dans les points précédents, un retour sur moi-même.
237 Dans le quatrième point, je contemplerai que tous les biens et tous les dons descendent d’en haut : ma puissance limitée dérive de la puissance souveraine et infinie qui est au-dessus de moi ; de même la justice, la bonté, la compassion, la miséricorde, etc. ; comme les rayons émanent du soleil, comme les eaux découlent de leur source, etc. Ensuite, je réfléchirai sur moi-même, comme il a été dit, et je terminerai par un colloque suivi de l’Oraison dominicale.
On fera aussi un colloque à la fin, en terminant avec le « Notre Père »[2].
Pascal Ide
[1] Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques, cité par Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, dans Œuvres complètes, t. VIII, Paris, Cerf, 2003, p. 207. Cf. site pascalide.fr : « Devenir “l’homme de l’Église” avec Claudel ».
[2] Saint Ignace de Loyola, Les Exercices spirituels. Texte définitif, n° 230-237, trad. et commentaire de Jean-Claude Guy, Paris, Seuil, coll. « Sagesses », 1982, p. 116-117.