Selon la tradition ignatienne, tout novice jésuite doit accomplir « une marche de quatre semaines, sans téléphone portable, sans tente, sans carte bleue, et sans le moindre sou en poche [1] », avec un compagnon lui aussi jésuite. Dans un récit autobiographiques superbement écrit, Le chemin des estives, Charles Wright conte par le menu cette aventure extérieure, intérieure et supérieure. Centrons-nous sur la seule donation [2].
Dénués de tout, Charles et Benoît, son compagnon, ne peuvent donc vivre que de la libéralité des habitants des villages traversés. Et celle-ci illustre admirablement combien l’homme est spontanément, mais aussi vertueusement, incliné à donner. En effet, jour après jour, page après page, nous faisons connaissance, de manière bouleversante, avec des personnes qui offrent ces dons vitaux que sont le couvert et le gîte, parfois généreusement, toujours librement (de fait, un certain nombre de villageois se dérobent), sans retour (les protagonistes ne se connaissent pas et ne se reverront pas), sans conditionnement communautariste (parmi les règles à suivre, il est demandé « de nous présenter comme de simples pèlerins sans décliner notre identité de novices » et de ne pas « sonner à la porte des maisons religieuses – presbytères, monastères, couvent »), en réponse à une demande sans exigence (« le mantra habituel s’est sensiblement simplifié au fil des jours : ‘Bonjour, nous sommes deux pèlerins, nous avons faim, auriez-vous un morceau de pain ?’ »), et non sans une joie par surcroît.
Illustrons ce propos général par un des premiers exemples de donation. Les deux novices arrivent dans un hameau, Lacaujamet, par quarante degrés, assoiffés et les gourdes vides :
« Hélas, les habitants sont barricadés dans les maisons, les volets sont clos, on dirait un village fantôme. Soudain, à l’ombre d’un tilleul, sur un banc, devant une maison, une femme déjà bien engagée dans les avenues de la vieillesse. Elle porte un tablier à fleurs comme les grands-mères dans les campagnes. Indifférente à la canicule et au monde extérieur, la tête inclinée vers le cœur, elle paraît absorbée dans ses pensées ou ses prières, à moins qu’elle soit en train de rembobiner le fil de sa vie. Je m’approche religieusement pour demander de l’eau. L’ancienne dévoile un visage de bonté, puis, sans dire un mot, se lève, prend sa canne et nos bouteilles, et marche péniblement, toute courbée, jusqu’à sa cuisine. En revenant chargée d’eau, elle rompt le silence :
– Mes petits, j’ai quatre-vingt-douze ans. La mort est devant moi. Quand je repense à ma vie, ce qui m’a rendue heureuse, c’est les gens à qui j’ai rendu service…
Les paysans ne se paient pas de mots. Mais l’air de rien, avec cette unique parole, la vieille dame nous a livré son secret, sa perle précieuse. Cette phrase, sculptée par une longue vie traversée de joies et de peines, m’a rappelé la sentence de Jean de la Croix : ‘Au soir de notre vie, on sera jugé sur l’amour’ [3] ».
Il est inutile de longuement commenter. Tous les traits du don généreux égrenés ci-dessus répondent présents. Soulignons seulement quelques points. Tout dit la donation et sa source qu’est la générosité.
- Le geste. Le don est sans retour (sur soi). Or, c’est ce qu’assurent, nous l’avons dit, l’anonymat bilatéral, l’absence d’histoire passée et à venir. Ce don est souligné par deux faits : la pénibilité de l’aller (elle « marche péniblement », avec une canne) et la difficulté du retour (« revenant chargée d’eau »). Le don opère aussi sans délai. Au lieu de parler, la vieille femme fait. Au lieu de redoubler son action d’une parole et d’ainsi retarder cet geste dont elle devine secrètement l’urgence en cette canicule, elle passe à l’acte. Au lieu d’interpréter ou de jouer à la sauveteuse, elle répond très exactement à la demande (remplir la bouteille, toute la bouteille et seulement la bouteille). Ce qui suppose qu’elle ait exactement reçu.
- La parole. L’on pourrait s’interroger sur le sens de cette phrase que l’on pourrait soupçonner d’être une plainte (« La mort est devant moi »), une leçon de morale (« Mes petits »), pire, un aveu de secret égoïsme (« ce qui m’a rendue heureuse »). D’abord, postérieure au geste, elle n’introduit pas de retard. Ensuite, elle éclaire ainsi son intention sur laquelle nous reviendrons. Sans nullement faire pression sur les bénéficiaires, la vieille dame parle en général et à la première personne. De plus, en ces paroles si denses qui collectent (au sens où la première oraison de la messe est appelée « collecte ») toute sa vie, la vieille dame ajoute au don de l’eau celui de son existence – ou plutôt, nous le verrons, elle symbolise ainsi dans ce don la donatrice elle-même. Enfin, le silence antérieur lui-même participe de cette parole, qui n’est qu’apparemment son contraire. Plutôt que d’y lire une distraction ou une relecture de sa vie (ce qui est très ignatien), on pourrait y déchiffrer une profondeur de réception qui prépare à la future donation. Nous verrons que, pour la créature, celle-là dispose à celle-ci. Très attentive à ce qui se vit, ici, la soif dévorante de ces deux jeunes, cette femme presque centenaire peut ainsi leur être attentionnée.
- La pensée. Les mots donnent directement accès à l’intention qui n’est que bienveillance aimante, depuis l’interpellation affectueuse « Mes petits », jusqu’à la claire expression de son vouloir : « j’ai rendu service ». Le langage non-verbal le confirme : elle se hâte lentement, sans même demander d’aide, tant elle perçoit que ces jeunes sont accablés par le soleil pour ainsi lui demander l’aumône d’un peu d’eau. Et, s’ils sourdent de la personne, donc du corps, les actes répétés le sculptent en retour. Or, non seulement le « visage » de « l’ancienne dévoile » sa « bonté », mais tout son corps, même au repos, la signale : « la tête inclinée vers le cœur ». Il n’est pas jusqu’au vêtement qui exprime cette générosite : la tenue de service qu’est le « tablier à fleurs ».
- La fruition. Loin d’être une motivation injectant un secret retour sur soi, la joie du don en est une signature affective assurée. Or, la vieille femme ne parle pas de plaisir, ni même de joie, mais de bonheur (« ce qui m’a rendue heureuse »). Et si elle parle de sa mort prochaine (« La mort est devant moi »), c’est pour célébrer une vie à laquelle le don offre sa plénitude de sens.
Insistons, tant le soupçon d’incurvation égoïste est prégnant. Pourquoi donc l’aïeule parle-t-elle d’elle et de toute sa vie ? Au nom, me semble-t-il, d’une double simplicité (ou plutôt d’une simplification, tant cette éminente qualité nous fait le plus ressembler à Dieu), diachronique et synchronique : celle par laquelle elle peut recueillir et nouer son existence entière en un seul acte ; celle par laquelle elle peut spontanément, sans demande, faire don de ce qui la fait vivre à son interlocuteur, c’est-à-dire joindre le plus intime de son cœur au plus communicable de sa parole. Loin d’être une émule de la Samaritaine qui, amère, vient puiser de l’eau en pleine canicule pour éviter tout le monde, la vieille dame, elle aussi en pleine chaleur, est tout au contraire disponible à rencontrer autrui et lui offrir de l’eau.
- L’on pourrait enfin s’inquiéter d’une récupération religieuse de ce bel acte de donation, par cette allusion à la sentence du Docteur mystique. Mais, prenons acte de ce qui se joue systémiquement et sans doute inconsciemment chez le narrateur. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une interprétation, mais d’une mise en résonance et cet écho vient éveiller la mémoire qui constitue notre cœur profond (« Cette phrase […] m’a rappelé»). Ensuite, toujours par une sorte d’intuition empathique, son geste et sa parole épousent ceux de la vieille dame : son discret recueillement est tel que, spontanément, il se met à l’unisson. Or, ce diapason est, tout aussi spontanément, qualifié de religieux (« Je m’approche religieusement pour demander de l’eau ») et, j’oserais dire, de marial. Enfin, là encore, sans même s’en rendre compte et, en tout cas, sans le relever, Charles Wright emprunte au lexique ignatien pour décrire l’attitude si impressionnante de cette vieille femme : « Indifférente à la canicule et au monde extérieur ». Au lieu de déconstruire, sachons accueillir ce qui se joue : rien moins que la bonté simple d’un être désapproprié de soi qui éveille et creuse chez l’autre servi (et donc aimé) une réception, et peut-être bientôt une source qui donnera en retour.
Or, loin d’être une exception, sans que pour autant on puisse généraliser, cette donation sera, pour nos pèlerins de l’absolu, une expérience dont ils ont bénéficié au quotidien. Au point que Charles puisse s’exclamer : « Mon Dieu, me dis-je, que de bonté il y a aussi dans le cœur de l’homme [4] ! »
Pascal Ide
[1] Charles Wright, Le chemin des estives, coll. « J’ai lu » n° 123480, Paris, Flammarion, 2021, p. 24.
[2] Cf. site pascalide.fr : « Le chemin des estives est-il sans esquive ? »
[3] Ibid., p. 67.
[4] Ibid., p. 85.